Rappel de votre demande:
Format de téléchargement: : Texte
Vues 1 à 450 sur 450
Nombre de pages: 450
Notice complète:
Titre : Américains et Japonais : l'émigration japonaise aux Hawaï, en Californie, au Canada et dans l'Amérique du Sud, le conflit économique, social et politique, les États-Unis, le Japon et les puissances... / Louis Aubert
Auteur : Aubert, Louis (1876-19..). Auteur du texte
Éditeur : A. Colin (Paris)
Date d'édition : 1908
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb31738424c
Type : monographie imprimée
Langue : français
Langue : Français
Format : 1 vol. (430 p.) : carte ; in-16
Format : Nombre total de vues : 450
Description : Collection numérique : France-Japon
Description : Contient une table des matières
Description : Avec mode texte
Droits : Consultable en ligne
Droits : Public domain
Identifiant : ark:/12148/bpt6k96820055
Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-O2O-597
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 02/05/2016
Le texte affiché peut comporter un certain nombre d'erreurs. En effet, le mode texte de ce document a été généré de façon automatique par un programme de reconnaissance optique de caractères (OCR). Le taux de reconnaissance estimé pour ce document est de 100%.
AMÉRICAINS ET JAPONAIS
LIBRAIRIE ARMAND COLIN
LOUIS AUBERT
Paix Japonaise. Un volume in-18 jésus, broché.... 3 50 (Ouvrage couronné par l'Académie française.)
L'EXPANSION JAPONAISE Le Japon et la paix de l'Extrême-Orient. Le Japon et la Chine. Japonais et Américains. La lutte pour le Pacifique. — LA VIE JAPONAISE : Le paysage japonais. Routes japonaises. L'Inkyo.
Américains et Japonais. Un volume in-18 jésus, br.. 4 fr.
LOUIS AUBERTV
AMÉRICAINS ET JAPONAIS
L'ÉMIGRATION JAPONAISE
auV^^aï^ïn^upornïe, AU CANADA ET DANS L'AMÉRIQUE DU SUD.
^-"fcB^JoNFLIT ÉCONOMIQUE, SOCIAL ET POLITIQUE.
LES ÉTATS-UNIS,
LE JAPON ET LES PUISSANCES.
Avec une Carte hors texte
PARIS
LIBRAIRIE ARMAND COLIN 5, RUE DE MÉZIÈRES, 5
1908
DroiU de reproduction et de traduction ré serrés pour tous paye.
AMÉRICAINS ET JAPONAIS
PRÉFACE
On parlait déjà d'un conflit de races entre Jaunes et Blancs dans le Pacifique, avant que les Japonais, victorieux des Chinois et des Russes, n'émigrassent en Amérique. Il y a deux ans, c'était encore le Chinois que, de tous les Asiatiques, Américains, Canadiens et Australiens redoutaient le plus de voir débarquer sur leurs territoires. Et leur hostilité n'était pas nouvelle. Dès 1851, la colonie australienne de Victoria limite l'admission des coolies. De 1877 à 1887, l'exemple est suivi par le Queensland, la Nouvelle-Galles du Sud, la Nouvelle-Zélande. L'Immigration restriction bill, devenu loi du Common- wealth le 23 décembre 1901, interdit l'entrée de l'Australie à « toute personne qui ne parvient pas à écrire, sous la dictée d'un fonctionnaire et à signer en sa présence, un passage de cinquante mots en une langue européenne, choisie par ce fonctionnaire' ».
i. - En décembre 1906, cet article de l'Immigration restriction bill a été modifié par la suppression du mot européen. C'est une
De 1882 à 1904, les États-Unis renforcent leurs lois d'exclusion contre les Chinois. Enfin, pour être admis au Canada, tout coolie doit payer 500 dollars.
A l'exemple des Chinois et des Japonais, depuis la guerre russo-japonaise, les Coréens et les Hindous à leur tour traversent le Pacifique; quelque jour, peut-être, ils seront suivis de Malais, de Siamois et d'Annamites, de tous les Asiatiques assez énergiques pour être tentés par les Eldorados des Amériques. C'est tout l'Extrême-Orient qui s'ébranle.
Le temps n'est plus où l'Européen se plaignait de l'isolement des Chinois, des Japonais et des Coréens, de leur entêtement à fermer leurs frontières. Chacun des traités, chacune des réformes qu'il leur a imposés, a percé dans les remparts dont ils s'entouraient des brèches par où leur flot s'épanche aujourd'hui : d'eux- mêmes, sans que maintenant on les y force, sans même qu'on les en prie, ils sortent de chez eux. Les rôles sont renversés : c'est le monde jaune qui cherche à empiéter sur les terres d'autrui et c'est le tour des Occidentaux de défendre leurs territoires. De l'Extrême-Orient que, naguère encore, les Blancs prétendaient coloniser part aujourd'hui un contre- mouvement de colonisation asiatique dans les Amériques.
concession aux réclamations du gouvernement japonais, dont les nationaux sachant écrire leur langue peuvent ainsi être admis sur le territoire du Commonwealth. » Biard d'Aunet, L'Aurore australe. Paris, 1906, p. 131. Il y a présentement en Australie environ 3 000 Japonais, la plupart employés en Queensland sur les plantations de sucre, ou occupés à pècher des perles sur la côte septentrionale. Nul doute que si leur nombre s'accroit par une immigration régulière et organisée, l'Australie ne prenne des mesures supplémentaires leur interdisant l'entrée.
Ce n'est pas une invasion de hordes armées, fléau mystérieux dans sa puissance et dans sa marche que les Européens redoutèrent aux temps d'Attila et de Gengis-Khan, c'est une migration de coolies que l'on peut dénombrer année par année, mois par mois, jour par jour, que l'on met soigneusement en fiches, mais qu'il est aussi difficile d'arrêter que les hordes de jadis, tant les lois économiques qui gouvernent ce flux de peuples sont inéluctables. Les moyens modernes de communication donnent à cette avance une grande mobilité, une extrême rapidité. Calmes, civilisés, pacifiques, ils menacent de ruine l'Occidental, non plus par leur force brutale et avide, mais par leur travail intelligent et leurs besoins modérés.
Tous ces Asiatiques ne sont pas également à craindre : bien qu'à Bellingham, en septembre 1907, les Américains aient témoigné leur hostilité aux Sikhs, le péril indien ne compte guère pour les États- Unis ou le Canada, comparé au péril chinois ou japonais. Il fait beau voir avec quel sentiment d'impunité l'Amérique maltraite ces Hindous!
Et le péril japonais effraye encore plus que le péril chinois. Tant que le Japon et son émigration ne furent pas en jeu, Américains, Canadiens, Australiens concevaient le péril jaune, non pas à la manière des Européens, comme un péril politique et militaire, mais seulement comme un péril économique et social que des lois d'exclusion devaient suffire à conjurer, en dépit des ruses chinoises. C'est qu'avec la Chine, les Occidentaux pouvaient en prendre à leur aise : les mesures dirigées contre ses nationaux à la demande des Californiens, des Canadiens ou des Australiens, gênaient parfois les gouvernements de
Washington et de Londres dans leurs relations diplomatiques avec Pékin; mais l'habileté des diplomates et surtout la faiblesse du gouvernement chinois atténuaient le conflit. Depuis les victoires des Japonais, il n'en va plus de même : le gouvernement du Mikado est de taille à protéger, où qu'ils soient, ses nationaux.
En juillet 1904, alors que les sympathies américaines allaient au Japon en guerre avec la Russie, le commissaire de l'immigration à San Francisco me déclarait que si les Japonais continuaient de débarquer aussi nombreux aux États-Unis, on leur appliquerait le même traitement qu'aux Chinois. Quelques mois plus tard, l'American Federation of Labor en son congrès, qui, cette même année, se tint à San Francisco, émit le vœu que, dans les lois sur l'immigration, les Japonais fussent assimilés aux Chinois. En octobre 1906, toujours à San Francisco, le Board of Education exclut les jeunes Japonais des public- schools, et les mouvements antijaponais commencent. En septembre 1907, manifestations et bagarres antijaponaises à Vancouver : l'affaire est portée à OLtawa et à Londres. Opinion d'un spécialiste, vœu d'un congrès, incidents locaux, intéressant des villes puis des États, puis des pays, enfin toute l'Amérique du Nord et, derrière le Canada, la Grande-Bretagne, — d'imprévue qu'elle fut au début, l'affaire, en une année, s'esl grossie au point qu'elle hante aujourd'hui le monde anglo-saxon tout entier, et voici qu'elle commence d'inquiéter l'Amérique centrale et l'Amérique du Sud : tous les Blancs du Pacifique sont menacés. Le boycottage des marchandises américaines, organisé par les guildes chinoises en 1905-
1906, fut une ébauche du conflit actuel, mais, dans un conflit international, un syndicat de marchands ne vaut pas un État centralisé. D'autre part, que le différend ait été seulement entre Canadiens et Japonais, et non pas d'abord entre Américains et Japonais : il n'aurait pas pris la même importance. Londres est loin de la Colombie britannique ; les intérêts canadiens ne se confondent pas avec les intérêts de l'Empire anglais, allié du Japon. Il a suffi au contraire que les Californiens pussent convaincre la majorité de leurs concitoyens que c'était l'intérêt de tout le pays de garder une façade blanche sur le Pacifique, pour que le gouvernement de Washington fît de l'immigration japonaise une question nationale. Les États-Unis forment un commonwealth de plus de 80 millions d'habitants; l'Australie et le Canada ne sont que des dependencies de quelques millions d'habitants, sans marine, sans armée, sans diplomatie indépendantes : ail Japon victorieux, seuls les États-Unis peuvent tenir Lête.
Jamais le problème des rapports entre la race blanche et une race de couleur n'avait présenté un tel intérêt humain. Chez les Noirs ou chez les Jaunes, quelques milliers d'Européens, planteurs, commerçants, fonctionnaires et soldats, vivent groupés en petites communautés; ils pacifient la race inférieure, lui donnent les moyens de travailler et tout est dit : il n'est pas question de vie en commun, d'assimilation. Entre Blancs et Noirs, aux États-Unis le cas est déjà plus complexe, plus instructif : dix millions de Nègres y forment une population permanente et qui, en théorie, a les mêmes droits civiques que les Blancs. Mais comme ces Nègres n'ont comme protec-
teur international que la République de Liberia et comme leur civilisation est évidemment inférieure, les prétextes ne manquent pas aux Blancs pour leur refuser toute égalité, question de race mise à part. Le peuple japonais, au contraire, fier de sa civilisation et de ses victoires a toute raison de prétendre aux mêmes traitements et privilèges que les immigrants de race blanche; pourtant les Américains, malgré l'admiration sincère qu'ils ont pour la civilisation du Japon, croient qu'il est meilleur de ne pas accueillir sur leur territoire ses travailleurs. Même si des mesures extraordinaires réussissaient à suspendre temporairement l'émigration japonaise dans les Amériques, il serait encore important pour l'histoire future des rapports entre Blancs et Jaunes d'étudier le plan grandiose d'expansion que le Japon rêva, au lendemain de sa victoire sur le Russe, et aussi les réflexes des Américains.
Sur une façade du Pacifique, voici les Japonais en quête de bonnes terres, sur quoi verser le trop-plein de leur population; les Japonais en quête de grands profits, et qui cherchent, en s'expatriant, à développer l'industrie, le commerce, les finances de leur pays; les Japonais en mal d'impérialisme, désireux de jalonner de Shin Nihon, de Nouveaux Japons, l'Empire qu'ils rêvent dans le Grand Océan.
Sur la façade opposée, voici les Californiens, les Canadiens, les Américains du Sud et les Australiens, installés sur des terres au climat tempéré, que les Blancs ont découvertes mais qu'ils n'ont que médiocrement peuplées.
Le capital concentré en Europe et dans l'hémisphère ouest réclame sans cesse à sa solde plus de salariés ;
la main-d'œuvre concentrée en Asie tend naturellement vers les hauts salaires. La synthèse de ces deux forces doit se faire dans l'ouest des deux Amériques, pays de grandes richesses naturelles. Elle serait avantageuse aux Américains, si les Japonais restaient les dévoués serviteurs du capital et s'ils étaient assimilables, mais l'expérience tentée aux Hawaï et en Californie prouve que peu à peu ils occupent la terre, qu'ils absorbent le capital, qu'ils délogent les Blancs de leurs emplois et qu'ils ne sont pas assimilables, or c'est sur l'idée d'assimilation que reposent ces nouvelles sociétés américaines, anglo-saxonnes ou latines, du Pacifique. Leur avenir dépendant de l'immigration étrangère, qu'une race s'introduise chez elles qui ne se mêle pas à la masse et leur démocratie est menacée.
Les Blancs pourront-ils fermer leurs pays tempérés aux Japonais et aux Chinois et les reléguer dans les champs de cannes à sucre des Hawaï, sur les chantiers de l'isthme de Panama, dans les forêts ou les deltas tropicaux de l'Amérique du Sud, là seulement où le Blanc ne veut pas aller? Les Blancs qui manquent de main-d'œuvre pourront-ils refuser longtemps des bras solides, peu coûteux et qui s'offrent? Les Blancs, qui développent leur commerce sur tous les points du Pacifique, pourront-ils longtemps entraver les rapports entre les hommes, alors que se multiplient les échanges de marchandises et d'idées?
Ils sont nombreux à Londres, à Washington, Boston ou New-York ceux qui nient ce péril japonais
et qui continuent de penser qu'entre Jaunes et Blancs le problème doit se poser dans les termes que le vicomte Aoki, alors ambassadeur du Japon aux États-Unis, choisissait naguère avec beaucoup de diplomatie : « Je crois, déclarait-il, que la question de race peut s'arranger; je nie qu'une différence de race implique nécessairement une radicale inimitié; j'estime que de la rencontre de l'Orient et de l'Occident, à laquelle notre extraordinaire époque va assister, résultera par collaboration un idéal humain plus large que l'idéal actuel de chacun des deux hémisphères et aussi une civilisation plus douce, plus tolérante, plus riche qu'aucune des civilisations passées 1 ».
De même, beaucoup d'Anglais et d'Américains approuveraient volontiers ces remarques sur le péril jaune qui terminent un des plus récents livres parus en anglais sur l'Extrême-Orient 2 : « Personne n'est assez impartial, assez cosmopolile pour décider lequel du caractère asiatique ou du caractère européen est, dans l'ensemble, le meilleur. » Pourquoi parler de péril jaune pour notre civilisation? L'humanité ne gagnera-t-elle pas à une plus grande influence de l'Extrême-Orient sur ses destinées? « L'extension de l'influence européenne signifie la diffusion sur d'autres continents non pas de la beauté et du génie de l'Europe, mais simplement des aspects les plus communs de sa vie et de son industrie... L'Ouest américain et les colonies britanniques n'ont
1. Interview avec le Dr Haie. Times, 15 juillet 1907.
2. Letters from the Far East, by sir Charles Eliot. Cite par The Spectator, Juillet 1907..
que forl peu ajouté à l'art, à la littérature, à l'intérêt, et au plaisir de l'humanité... L'humanité gagne en intelligence et en pittoresque à mesure que les types humains deviennent plus variés, pourvu toutefois que ces types n'aient en eux rien de destructeur ni de mauvais. » Or « parmi les civilisations extrême-orien- tales, la civilisation japonaise, n'a rien de particulièrement mauvais; son pittoresque, sa gaieté et sa courtoisie sont de bons éléments. On pourrait lui reprocher non pas son caractère agressif mais plutôt sa trop grande disposition à apprendre et par là à abandonner ce qu'elle a de bon ». Et le critique du Spectalor, qui cite les opinions de sir Charles Eliot, ajoute : « Cette remarquable conclusion rappellera à quelques lecteurs le petit Japonais de la prophétique histoire du xxne siècle par Mr. Wells. Interrogé par Rip van Winkle qui s'éveille, sur la manière dont le péril jaune fut évité, il réplique : « Eh quoi ! vous, « Européens, vous avez fini par reconnaître que nous « aussi nous étions des Blancs. »
Pour un homme cultivé, qu'il soit Anglais, Américain, Allemand ou Français et qui juge le conflit entre l'Orient et l'Occident de loin et de haut, cette solution est sereine et élégante. La civilisation d'Extrême-Orient séduit son imagination d'Occidental, par sa nouveauté, son pittoresque, son recul. Il trouve pénétrante cette réflexion de Lafcadio Hearn : « Jusqu'ici, n'ayant vécu que dans un hémisphère, nous n'avons pensé que des demi-pensées. » De bons esprits en Amérique, en Californie même, souhaitent que sur la côte américaine du Pacifique, quelque jour, les pensées des deux hémisphères, en se fondant, réussissent à élargir, à nuancer et à enrichir la
conscience de l'humanité. Proximité des pays et fréquence des relations; intérêt passionné qu'ont témoigné de longue date les Américains pour le mystère extrême-oriental; présence de Japonais dans les universités californiennes, qui par leurs riches donations attireront de plus en plus des maîtres renommés, — tout permet d'espérer, sous ce ciel clément, une Renaissance de la pensée occidentale au contact de la civilisation d'Asie.
En attendant, qui ne voit que le problème immédiat est autre et qu'avant de philosopher en Californie, en Australie, en Colombie britannique, il faut vivre? Or c'est le refus des Blancs d'y vivre côte à côte avec des Jaunes, qui présentement crée le conflit. Il ne tient pas à une ignorance des Anglo-Saxons, ni à leur inintelligence d'une nouveauté de croyances ou d'idées; car il résulte de la rencontre dans l'ouest et le sud du Pacifique de deux classes de travailleurs, jaunes et blancs, que des tâches communes rapprochent et que pourtant leurs standards of living, leurs idées morales, sociales, politiques séparent. Et l'on aboutit à cette contradiction : tandis que les penseurs et les amateurs de Londres ou de Boston, les plus acharnés à nier le péril jaune, se montrent tout disposés à concilier l'Orient et l'Occident dans leurs philosophies ou dans les vitrines de leurs collections, en mêlant les idées bouddhiques aux idées chrétiennes et en plaçant des grès japonais ou des porcelaines chinoises à côté de statues grecques et de saxes Louis XV, les Anglo-Saxons d'outre-mer, au Canada, en Californie et en Australie sont les plus acharnés à crier au péril qui menace leur vie de chaque jour. C'est que pour eux il s'agit non pas d'harmoniser avec goût dans des
vitrines des pièces de musée ou de construire des systèmes d'idées mais de concilier une humanité du riz et une humanité du pain, une humanité bouddhique et une humanité chrétienne.
Pourtant il est des exemples d'Occidentaux et d'Orientaux vivant côte à côte, remarquent les Anglais qui, d'Angleterre, s'enorgueillissent du gouvernement de centaines de millions d'Hindous et de quelques millions de Chinois par quelques milliers de leurs compatriotes. Et, bien que les Américains, à cause de la question nègre, gardent moins d'illusions sur la possibilité d'une vie en commun avec des gens de couleur, en Nouvelle-Angleterre, on estime que les Californiens, aussi bien que les gens du Sud, exagèrent cette impossibilité.
Les Canadiens, les Australiens répliquent que la vie même des fonctionnaires anglais de l'Inde est la preuve que si l'Anglo-Saxon est le mieux fait pour gouverner les races de couleur, il est le moins fait pour partager leur vie : dans leurs settlements éloignés de plusieurs milles des villes indigènes., les gentlemen du Civil Service, aristocrates hautains et bien payés, n'ayant pas à travailler de leurs mains, n'entretiennent des rapports avec les indigènes que pour les contrôler; leur service fait, ils quittent le pays, sans avoir renoncé à leurs habitudes ou à leurs idées d'Europe. Au contraire, partout où non plus des fonctionnaires dans des colonies, mais des travailleurs blancs, citoyens de démocraties, ont à peiner à côté de travailleurs jaunes, les avis sont unanimes : impossible de vivre en compartiments étanches; les races se mêleront ou les Blancs céderont la place. Or les Blancs que le besoin de gagner leur pain rapproche
des Jaunes dans chaque métier, répugnent à ce voisinage, aux mélanges des sangs, aux relations continuelles des enfants des deux races, à la confusion des morales, des intelligences, des religions.
Les Jaunes étant admis librement en Californie, en Colombie britannique, en Australie, supposons que la population blanche y conserve la force de les dominer, c'en sera fait néanmoins de l'idée démocratique dont ces Blancs pensent avec fierté qu'ils sont les plus purs représentants. « Les Australiens, déclare l'un d'eux 1, ne voudraient pas, même s'ils le pouvaient, gouverner un peuple sujet. Leur idéal est que l'Australie demeure une terre où leurs enfants puissent mener la saine vie occidentale de leurs pères anglais. » Nos pères, disent-ils, ont fondé un self government de Blancs; nous le défendons pour nos fils. Cette terre où nous vivons, c'est nous qui l'avons découverte et peuplée. Nous n'avons ni le goût ni le droit d'en faire un champ d'expérience, où les sangs d'Europe et d'Asie se mêleraient et aussi les idéals sociaux, religieux, moraux. Nous ne décidons pas si l'idéal d'Europe est supérieur à l'idéal de l'Asie, il nous suffit qu'il soit différent et que l'assimilation entre les deux races soit impossible.
L'interdiction de l'immigration asiatique est pour la Californie, la Colombie britannique, l'Australie et la Nouvelle-Zélande, une question de vie ou de mort. Petits groupes de population blanche, elles s'effrayent de la capacité d'émigration que représentent dans leur voisinage les énormes réservoirs jaunes. Qu'ils
1. Lettre de Mr. C. E. W. Bean, de Sidney au Spectator. The real significance of The White Australia Question, July 10, 1907.
débordent et aussitôt elles sentent contre leurs murs de protection les vagues qui viennent battre. La digue est étanche, et sans cesse on la renforce, mais tiendra-t-elle contre la violence du ressac et contre l'infiltration lente ?
Si unanimes et si justifiés que soient les motifs de l'antijaponisme chez tous les Blancs riverains du Pacifique, il garde chez tous une commune faiblesse : le monde appartiendra en définitive à ceux qui le mettent en valeur; le seul moyen sûr que l'Australie, la Colombie britannique et la Californie aient de rester des terres exclusivement réservées aux Blancs, c'est de se couvrir de Blancs. Or l'Australie, quinze fois grande comme la France, n'a pas quatre millions d'habitants, la Colombie britannique, plus d'une fois et demie grande comme la France, n'a pas 200000 habitants, et la Californie, grande comme les trois quarts de la France, n'en a pas 1 600 000. Dans ces trois pays la natalité est faible et aucun d'eux n'essaye sérieusement d'encourager la venue d'étrangers. Au surplus, tous trois sont éloignés des pays européens d'émigration : la mer et les déserts qui les ceignent en font des coins reculés ou l'esprit est très insulaire : les gens y sont satisfaits d'eux-mêmes, prétendent se suffire, menacent de sécession le gouvernement fédéral du Canada, ou des États-Unis ou le gouvernement de Londres, s'il ne se montre pas disposé à adopter toutes leurs idées, à épouser leurs querelles', alors qu'au contraire il conviendrait qu'ils
1 - « A quoi me sert la flotte anglaise, déclare un Australien, si la seule guerre qui m'intéresse est la guerre qu'elle ne fera pas? Pourquoi m'exposer à risquer la guerre, disons avec l'Allemagne, si l'Empire refuse de risquer ma guerre avec l'Extrême-Orient? »
multipliassent leurs relations avec les grands centres de population blanche pour se fortifier d'hommes et d'idées contre le flot montant des Japonais.
En ces États, les travailleurs par leurs organisations professionnelles et le suffrage universel, ont une influence prépondérante sur la politique : l'affaire essentielle, c'est de garantir contre la concurrence de tout venant le taux des salaires 1 et les chances de fortune que ces pays de grandes ressources et de spéculation paraissent réserver à leurs occupants. Le syndicalisme occidental les mène à un protectionnisme étroit, excessif à coup sûr, puisque, non content d'exclure les Jaunes, il est hostile aussi à l'entrée des Blancs qui pourtant renforceraient ces pays contre le péril jaune. Les Japonais peuvent en appeler au principe de la libre concurrence. En face de leur avance déterminée et avide, la politique qui laisse non développé un pays comme la Californie, l'Australie du nord ou la Colombie britannique, et qui prétend réserver toutes les énormes richesses qui s'y rencontrent aux seuls descendants de la génération présente, est difficile à soutenir. Contre l'assaut des
Op. laud. Aussi, par crainte que l'Angleterre refuse de protéger « White Australia », M. Deakin, premier ministre du Common- wealth australien, a exposé en septembre 1907 un ensemble de projets touchant la défense nationale : création d'une flotte destinée à la défense des côtes ; création d'une garde nationale : les Australiens seraient astreints à des périodes d'instruction dans un corps de cadets de douze ans à dix-huit ans et dans la garde nationale de dix-huit à vingt-six ans. D'ici à huit années, le Commonwealth disposerait de 214 000 hommes entraînés.
1. En décembre 1907, M. Deakin a présenté un projet relatif à la réglementation des salaires. Le ministère du commerce et l'administration des contributions indirectes diviseraient la Confédération en districts industriels et fixeraient les taux des salaires pour toutes les industries protégées.
Barbares nomades, les Romains sédentaires multiplièrent vainement les barrières.
Le mouvement d'émigration japonaise et l 'opposition qu'il rencontre dans les démocraties anglo- saxonnes du Pacifique marquent une époque dans l'histoire du péril jaune. Un chapitre se ferme : l'Europe n'est plus directement menacée. Un nouveau chapitre s'ouvre : sont menacés les Anglo-Saxons d'outre-mer qui, hors d'Europe, représentent l'idée occidentale. Les pays qui ont le moins cru jusqu'ici au péril jaune, les États-Unis et l'Empire anglais en expérimentent la forme nouvelle.
L'Extrême-Orient a toujours paru trop proche à l'Europe continentale qui tremblait pour sa sécurité. Longtemps l'imagination populaire, fidèle au souvenir des invasions mongoles du XIIIe siècle et de l'avance turque à partir du xve siècle, a craint un débordement de hordes jaunes sur notre civilisation toute blanche. C'est encore ainsi que certains ouvrages de vulgarisation populaire, peignent le péril jaune. Depuis que les relations ont repris très actives entre l'Europe continentale et l'Asie orientale, par mer, puis par le Transsibérien, et que la France, l'Allemagne et la Russie ont acquis en Extrême-Orient des colonies ou des sphères d'influence, les victoires du Japon, les mouvements antiétrangers en Chine leur ont fait craindre que la Chine, sous la direction du Japon, ne réussît à les en évincer peu à peu. Ayant lancé à l'assaut de l'Extrême-Orient leurs mission-
naires, leurs soldats, leurs financiers, les Européens craignirent de s'être trop engagés.
Or, la victoire du Japon qui, en Europe, a renouvelé toutes les divagations sur le péril jaune doit marquer au contraire, pour un temps, la fin de ces peurs surannées. L'extension de l'alliance anglo- japonaise, l'accord franco-japonais, l'accord russo- japonais témoignent chez le Japon vainqueur du désir d'établir solidement le statu quo en Asie et de multiplier ses bons rapports avec les Européens. Son prestige militaire lui assure le droit du plus fort en Extrême-Orient : actuellement c'est tout son superflu d'influence qu'il négocie contre des emprunts, des avantages commerciaux et des garanties politiques. « Si forts que nous soyons, pensent-ils, et si effrayés que vous soyez de ne pouvoir défendre vos colonies ou vos sphères d'influence, nous vous promettons de ne pas les prendre, car nous sommes suffisamment pourvus en Mandchourie et en Corée pour ne pas désirer actuellement plus de terres. A limiter officiellement nos ambitions territoriales, nous échappons à la menace d'une coalition européenne. La Chine est remuée; notre influence y est temporairement supportée, parce qu'utile pour les réformes ; mais nul ne peut assurer que les premiers effets de la révolution qui s'y prépare ne seront pas supportés d'abord par nous, Japonais. Des appuis européens nous seront peut-être indispensables un jour contre la Chine; en tout cas, si la révolution chinoise éclate subitement et prématurément, impossible d'empêcher les Européens d'intervenir : aussi avons-nous intérêt, dès maintenant, à obtenir de l'Europe, toujours avide, l'engagement qu'elle ne profitera pas de cette crise pour
menacer une fois de plus l'intégrité territoriale de la
Chine. »
L'hostilité des Chinois contre les Japonais et les récents traités et accords du Japon paraissent donc garantir l'Europe continentale contre le péril jaune. A l'hostilité, à l'éloignement des deux mondes, aux antithèses abruptes de races, de religions, de civilisations succèdent des relations plus étroites et plus sympathiques. L'alliance anglaise amène déjà le soldat japonais jusqu'au golfe Persique, comme défenseur éventuel de l'Inde et de ses glacis; le Japon négocie avec le sultan pour avoir une ambassade à Constanti- nople 1. Le soldat japonais apparaîtra peut-être quelque jour dans la Méditerranée comme allié d'une puissance européenne, car non seulement on ne craint plus d'être son voisin en Extrême-Orient, mais encore on le rapproche des affaires d'Europe. Et derrière ces accords politiques se multiplient les rapports écono-
1. Grande puissance, le Japon estime qu'il doit être représenté dignement auprès de la Sublime Porte. Constantinople est un bon point d'où observer la politique russe; et l'intérêt que les Japonais portent à l'Islam les rapproche du Commandeur des Croyants. Ils entendent exploiter le prestige que leur a donné sur le monde musulman comprimé par l'Europe, leur victoire sur une nation chrétienne d'Europe. Des envoyés japonais étaient à la Mecque ces années dernières. Des fils de musulmans indiens vont s'instruire au Japon. Les musulmans d'Égypte et de l'Inde ont rêvé de convertir le Japon qui, bien que peu disposé à les écouter, ne les décourage pas. Les 20 millions de musulmans en Chine ne seraient pas des alliés méprisables. Le litre de protecteur de l'Islam en Asie peut être utile au Mikado et à son peuple. Le Sultan, jusqu'ici n'a pas accordé aux Japonais leur ambassade la Russie et l'Allemagne s'y opposent; d'autre part les pays représentés à Cunstantinople par des ambassadeurs ont droit aux Capitulations, or le gouvernement turc cherche à restreindre et même à abolir les privilèges d'écoles, de missions, de cours consulaires qu'il juge contraires à la dignité d'un souverain indépendant.
miques, financiers, intellectuels. Commerçants et banquiers se visitent; des instructeurs européens, des officiers vont en Chine et au Japon ; des étudiants chinois et japonais viennent en Europe. On veut se connaître : les langues, la pensée, l'art de l'Extrême-Orient attirent les savants et le public. Le succès de l'œuvre de Lafcadio Hearn qui toute sa vie prêcha la réconciliation est un signe des temps nouveaux. Dès lors, si nos possessions extrême-orientales sont à l'abri d'une offensive des Japonais et aussi des Chinois; si notre main-d'œuvre n'a pas à redouter en Europe la concurrence d'immigrants japonais; si nous pouvons échanger des marchandises et des idées sans craindre les heurts d'homme à homme, le temps n'est-il pas venu pour nous Européens de nier le péril jaune?
Tandis que les Européens d'Europe craignaient le voisinage de l'Asie, les Européens qui explorèrent l'Amérique du Nord se lamentaient que le Japon, la Chine et les Indes fussent si lointains. Malencontreusement, le continent américain avait surgi devant eux, alors que dans le sillage du soleil couchant et dans le sens des alizés, ils cherchaient, à l'Occident la route de la mer vers le Japon, la Chine et les Indes. Les premiers explorateurs continuèrent de croire — tant ils le souhaitaient. - que la Chine et le Japon étaient sur le même continent que l'Amérique. Vers 1634, le marchand Jean Nicolet de Québec, qui, par les lacs, s'était avancé vers l'ouest jusqu'à Green Bay sur le lac Michigan, portait une robe de mandarin, car il s'attendait à débarquer sur une terre orientale et à rencontrer des Chinois. Ces explorateurs traitaient l'Amérique en terre de passage : ils tendaient vers Cipango ou Cathay. L'erreur découverte, après que
le continent et le Pacifique eurent été traversés, les Américains, héritiers de l'attrait que la marche vers l'Extrême-Orient avait exercé sur leurs ancêtres, ne cessèrent de regarder vers la Chine et le Japon. L'expédition du commodore Perry et une longue tradition de bons rapports développèrent entre les États-Unis et l'Extrême-Orient les échanges de produits et d'idées. Jusqu'à l'an dernier, le péril jaune n'a trouvé que des incrédules aux États-Unis.
Mais depuis que les émigrantsjaponais essayent de prendre pied en Californie, les Américains commencent de penser que le voisinage des Jaunes a ses dangers, et l'idée de Shin Nihon, d'un Nouveau Japon qui surgirait en Californie, les alarme. Qu'ils ne veuillent plus de leur rêve de jadis : un Japon, une Chine sur leur continent, on le comprend aujourd'hui que l'Amérique du Nord n'est plus un désert de passage mais un territoire occupé par une énorme majorité de Blancs . qui entendent ne pas laisser dépecer en sphères d'influence étrangères le pays où ils ont formé une nation.
Ainsi le péril jaune, au moment qu'il cesse pour l'Europe, commence pour les deux Amériques. Est- ce simple coïncidence ? Il ne le semble pas, car limiter ses ambitions en Extrême-Orient, s'y libérer par des accords avec l'Europe de tout danger d'une surprise, assurer ses derrières, pour le Japon, en pleine effervescence d'expansion vers les îles et les côtes des deux Amériques, n'est-ce pas le signe qu'il concentre ses forces et qu'il se prépare à une lutte économique et politique, menaçante pour l'hémisphère Ouest?
En parlant du conflit de races entre Japonais et Américains, j'ai tâché de rester impartial. Les Japo-
nais s'accordent à reconnaître que le Français, de tous les Blancs, est le moins disposé à faire sentir à un interlocuteur jaune qu'il n'a pas même couleur de peau que lui. Cette attitude correcte et sympathique, je voudrais l'avoir gardée envers un peuple dont j'admire infiniment la civilisation et l'art.
L'idée d'une diversité absolue entre les races est- elle vraie? De Blancs à Jaunes, y a-t-il de telles différences physiques que leurs croisements ne soient pas souhaitables? Je l'ignore. Mais je dois reconnaître qu'aux États-Unis, comme au Canada et en Australie, tout se passe comme si cette idée était vraie : la croyance générale en l'impossibilité d'assimiler les races jaunes mène pratiquement au même résultat qu'une certitude scientifique. Aussi, pour faire comprendre la cause du conflit entre les Japonais qui veulent qu'on les traite en Amérique comme des Blancs et les Américains qui s'y refusent, ai-je dû parfois présenter les idées ou préjugés sur la race jaune dans leur crudité et leur outrance.
Mars 1908.
CHAPITRE 1
LA MAITRISE DU PACIFIQUE
1
Maîtres des deux façades sur le Pacifique nord, les États-Unis et le Japon sont séparés, de San Francisco à Yokohama, par 5 000 milles de mer. Mais, comme les lignes de ces deux façades se courbent régulièrement vers le pôle, tel un immense arc en ogive, terres américaines et terres japonaises, sans se toucher jamais, se rapprochent. Les îles américaines, Aléou- tiennes au nord, Philippines au sud, enserrent les îles japonaises, des Kouriles à Formose : les Kouriles sont à 500 milles de la dernière île Aléoutienne; les Philippines à 200 milles de Formose i.
La façade des États-Unis est de profil simple; mais, à partir de l'Alaska, le littoral se dédouble : des archipels, sommets de montagnes en partie submergées, festonnent le contour extérieur du plateau continental et enclosent des mers en bordure : mer de Béring, mer d'Okhotsk, mer du Japon, mer Jaune, mer de
1. Voir la carte reproduite de l'atlas Vidal-Lablache.
Chine. Les États-Unis par les Aléoutiennes et les Philippines, le Japon par le chapelet de ses îles qui s'égrène sur plus de trente degrés de latitude, Kouriles, Sakhaline, Hokkaïdo, Hondo, Shikoku, Kiou- Siou, Riou-Kiou et Formose, masquent ces mers, en tiennent les issues et s'installent en bordure sur l'Océan aù-devant des côtes sibériennes et chinoises : chaque victoire récente du Japon soude de nouveaux anneaux à cette chaîne des îles japonaises.
Héritiers des Espagnols et des Français qui découvrirent et explorèrent le continent américain alors qu'ils cherchaient le passage de l'Ouest entre les mers d'Europe et l'Asie, les Américains ont toujours tendu vers la « mer Vermeille où est la Californie par où l'on peut aller au Japon et à la Chine 1 ». Aujourd'hui, sur la mer Vermeille, face au soleil couchant qui allonge son reflet sur les rades du Puget Sound et de San Francisco, ils opposent leurs ports de Seattle, Tacoma, Portland, San Francisco, aux grands ports japonais, Yokohama, Osaka, Kobé.
Les États-Unis ne sont pas seuls à occuper la façade orientale du Pacifique; au sud, se courbe la côte mexicaine; au nord, entre le Puget Sound et l'Alaska, s'insère la Colombie britannique, façade canadienne. Mais économiquement et politiquement la côte mexicaine du Pacifique n'est point une rivale sérieuse pour la Californie, et ni par son étendue, ni par la population de son hinterland, la côte de la Colombie britannique, en dépit de l'activité de Vancouver, ne se peut comparer à la côte yankee. De
1. C'est l'expression employée par Joliet, compagnon du Père Marquette (xvne siècle), sur la carte que l'on trouvera publiée dans The Jesuit relations and allied documents, ed. by R. G. Thwaites.
même qu'à l'ouest, jusqu'à Singapoure, l'Angleterre semble vouloir céder la maîtrise de la mer au Japon ; à l'est, l'Angleterre encore ne paraît pas vouloir profiter de sa façade canadienne pour disputer aux États-Unis la thalassocratie du Pacifique nord.
Le Pacifique sud, que le canal de Suez a rapproché de l'Europe, est une mosaïque d'îles et de sphères d'influence européennes : hollandaises dans l'insu- linde, anglaises en Australie, Nouvelle-Zélande et Nouvelle-Guinée, allemandes aux Samoa et aux Bismarck, françaises à la Nouvelle-Calédonie, aux îles Marquises et de la Société. Le Pacifique nord, éloigné de l'Europe, est japonais et américain : les rares îles qui se détachent en plein Océan au nord du 10e degré de latitude, île de Guam, îles Hawaï, appartiennent aux États-Unis.
Régularité grandiose du plan; symétrie des deux façades; ressemblance de ces côtes ceintes de volcans, dominées de montagnes qui limitent des vallées closes et fertiles, au sol fréquemment secoué; analogies de climat; Américains ou Japonais ne sont pas trop dépaysés quand ils passent sur la côte en face. Tout est prêt pour les échanges d'hommes, d'idées, de marchandises. Courants et vents invitent aux voyages : sur le Pacifique nord, gigantesque manège, les flottes tournent suivant un rythme nécessaire.
Dans la zone boréale des alizés, le courant nord- équatorial trace une route royale d'Est en Ouest, des côtes américaines aux Philippines. Au contact de l'Asie, il se brise en deux bras ; l'un vers le Nord forme au large de Formose et des îles japonaises un courant encore chaud, le Kouro-Chivo, analogue à notre Gulf-Stream, et qui, retraversant le Pacifique
d'ouest en est, rejoint la côte californienne où il se divise, oblique vers le sud et, sous le nom de courant de Californie, revient se perdre dans le courant nord- équat.orial. Ainsi dans le cadre des deux façades américaine et japonaise s'inscrit la boucle de ce grand fleuve chaud ou tiède qui coule entre des rives d'eau froide — ligne précise et sûre de relations sur la surface océane.
Ce grand siphon coudé, une fois amorcé par les Espagnols au xvi° siècle, aspira un fort trafic d'hommes et de marchandises entre le Mexique, les Philippines et le Japon. Les Espagnols du Mexique furent les premiers des Européens à établir des relations transpacifiques. Ils avaient eu la chance d'aborder et d'occuper dans sa partie la moins épaisse le continent américain qui leur barrait la route de mer vers l'Orient; cette bande de terre fut vite franchie : en 1513, Nunez de Balboa découvrit d'un promontoire du Nicaragua l'océan Pacifique; les premiers colons des Philippines partirent de la Nouvelle Espagne. En se confiant au courant nord-équatorial, les galions allèrent directement d'est en ouest, d'Aca- pulco à Manille. Mais au retour, des Philippines au Mexique, vents et courants les entraînaient vers les îles du Japon; le Kouro-Chivo les menait le long de la côte orientale des îles japonaises, leur faisait traverser le Pacifique au nord du 40° de latitude, jusqu'au courant de Californie qui les faisait virer ; alors ils n'avaient plus qu'à suivre la côte américaine pour regagner Acapulco. En passant près des îles japonaises, les bateaux espagnols se brisaient souvent et, en abordant, risquaient toujours de se perdre; mais le mirage des richesses de Cipango, dont Marco Polo
avait parlé, attisait les convoitises des marchands espagnols que les Franciscains, en lutte avec les Jésuites portugais, poussaient aussi vers le Japon. Le Shôgun Ieyasu finit par publier un édit permettant à ces bateaux d'aborder.
Ainsi mêlés, malgré eux, au commerce transpacifique entre les Philippines et la Nouvelle Espagne, parce qu'ils se trouvaient sur la route tracée par les courants, les Japonais ne tardèrent pas à s'y intéresser activement. Vers la fin du xvie siècle, des Japonais résidaient au Mexique. Le Shôgun Ieyasu, qui était très désireux de développer le commerce du Japon et de créer une marine marchande, envoya une ambassade au Mexique avec de riches présents pour le roi d'Espagne et le vice-roi de Nouvelle Espagne : il voulait nouer des relations commerciales entre le Japon et le Mexique sans passer par Manille : seule de toutes les possessions espagnoles, Manille pouvait commercer directement avec la Nouvelle Espagne, sans passer par Séville. C'était pour elle une source de très gros gains. Manille était devenue l'entrepôt des marchandises extrême-orientales; ses rapports avec la Chine l'avaient peuplée de Chinois qui vivaient sous le protectorat espagnol. Au début, elle trafiqua avec Callao au Pérou, ensuite avec Acapulco sur la côte de la Nouvelle Espagne1.
La tentative du Japon pour établir des relations directes avec la Nouvelle Espagne fit long feu; en 1636, le Shogun décrétait « qu'aucun navire japonais n'avait la permission d'aller à l'étranger ; que
1. Cf. Murdoch et Yamagata, A history of Japan during the century of early foreign intercourse (1542-1651). Kobe, 1903.
les Japonais qui essaieraient d'y partir en secret seraient punis de mort, le bateau et l'équipage saisis; tout Japonais résidant à l'étranger devait être exécuté s'il revenait au Japon1 ». Le Japon se refermait pour plus de deux siècles par peur de la propagande catholique; il s'isolait juste au moment où la puissance de l'Espagne disparaissait : les relations transpacifiques cessèrent pour ne plus reprendre que deux siècles après, et c'est par des Anglais et des Français qu'à la fin du XVIIIe siècle le Pacifique fut exploré; Cook et La Pérouse surtout visitèrent les côtes américaines ou asiatiques et les îles.
1. Cf. Murdoch et Yamagata, A history of Japan during the century of early foreign intercourse (1542-1651). Kobe, 1903, p. 288.
II
Les relations entre l'Amérique et le Japon reprirent en 1854 quand le commodore américain Perry imposa au Japon un traité qui ouvrait Shimoda et Hakodate au commerce des États-Unis; pour la seconde fois le Japon était tiré de son isolement par l'Amérique. Mais alors c'en était fini de l'expansion latine; la puissance espagnole s'était affaissée; une civilisation anglo-saxonne, formée par des émigrants de toute l'Europe, venait d'achever son établissement entre les deux Océans. En 1869 le premier chemin de fer transcontinental unit l'Atlantique au Pacifique : le continent américain tout entier se trouve ainsi rapproché de l'Extrême-Orient. A la même époque, le Japon se rouvre à la civilisation occidentale, le Shôgunat est renversé, l'autorité impériale restaurée. Les deux grandes puissances actuelles du Pacifique commencent donc ensemble leur mouvement d'expansion. Entre elles des relations s'établissent toutes semblables aux relations formées, plus de deux siècles avant, entre la Nouvelle Espagne et le Japon; San Francisco remplace Acapulco, les Philippines
deviennent américaines. Les steamers et les hauts fonctionnaires américains qui rentrent aujourd'hui des Philippines à San Francisco font escale au Japon, comme jadis les galions et les ambassadeurs espagnols qui revenaient de Manille à Acapulco. Les objets qu'exportent Manille et l'Extrême-Orient aux États-Unis sont les mêmes articles qui jadis plaisaient aux Mexicains.
En ces dernières années surtout, les événements se précipitent; victoire de Dewey à Manille, acquisition des Hawaï, des Philippines et de Guam, les routes du Pacifique jalonnées de possessions américaines : les États-Unis deviennent de plus en plus voisins du Japon, intéressés à sa destinée; à San Francisco, à Portland, Tacoma et Seattle des lignes régulières de paquebots américains et japonais, qui comptent environ trente steamers, prolongent cinq chemins de fer transcontinentaux 1 ; enfin le canal de Panama va rapprocher du Pacifique et des pays d'Extrême-Orient, les régions les plus riches et les plus peuplées des États-Unis, l'Est industriel et la grande région du Mississipi. Ces marchés d'Extrême- Orient hantent les imaginations américaines : un marché neuf à pourvoir, où toute transaction que l'on amorce peut un jour s'étendre à 4 ou 500 milions de consommateurs ! Cet intérêt des Américains pour l'Asie, dit un consul, marque « une époque de notre vie nationale 2 ».
1. Il y a par semaine deux vaisseaux dans chaque direction entre le Japon et les États-Unis. Les plus rapides vont du Puget Sound à Yokohama en douze jours environ, de San Francisco à Yokohama en seize jours environ.
2. Monthly consular reports, september 1905, n° 300. Washington. « Les pays qui bordent l'océan Pacifique ont une population
Au Japon aussi, depuis dix ans depuis les victoires sur la Chine et la Russie, une poussée d'optimisme et d'ambition a créé les grands projets japonais de suprématie politique et économique en Extrême-Orient et sur le Pacifique. Entre Américains et Japonais ainsi rajeunis et excités par de récentes victoires sur l'Europe, le développement des relations économiques est rapide et déjà la concurrence les met aux prises sur le même terrain. Quand les Américains parlent de leur commerce avec l'Orient, il s'agit de la zone tempérée de l'Extrême-Orient, Japon, Chine du nord et Corée : dans l'Orient tropical, les Européens importent pour plus de 650 millions de dollars, tandis que les Américains ne fournissent guère que 10 millions de dollars, soit i p. 100 des importations globales. Le vrai domaine oriental du commerce américain, c'est l'Extrême-Orient du Pacifique nord, parce qu'il est le plus proche et qu'il
plus nombreuse que celle de tous les pays d'Europe; leur commerce extérieur par an dépasse 3 milliards de dollars : la part des États-Unis est environ de 700 millions de dollars. Si ce commerce était bien compris et développé par nos manufacturiers et producteurs, les industries non seulement de la côte du Pacifique mais de tout notre pays et particulièrement de nos États producteurs de coton y trouveraient un grand bénéfice. Naturellement, pour récolter ces bénéfices, nous devons bien traiter les pays avec qui nous commerçons. » Président Roosevelt. Message, 3 décembre 1906.
1. Avant leur défaite, les Russes étalaient leurs prétentions à la maitrise du Pacifique ; l'empereur d'Allemagne les encourageait. . Amiral de l'Atlantique », il adressait dans un message célèbre, ses félicitations au Tsar « amiral du Pacifique ». Les Russes doivent, au moins temporairement, céder le pas au Japon. Et la Chine est trop occupée par les réformes, pour jouer, dans le Pacifique, le grand rôle économique et politique que le chiffre de sa population, les qualités de ses émigrants et leur esprit d'association lui assureront quelque jour.
achète des marchandises que les États-Unis fabriquent pour leur population vivant dans la même zone tempérée : la Chine, des cotonnades, des huiles minérales, du cuivre; la Corée et le Japon, des machines, du matériel de chemin de fer, des aciers et fers manufacturés, du coton brut, du pétrole et de la farine. Mais le Japon, qui s'équipe industriellement, trouve aussi ses meilleurs marchés d'exportation, dans la zone tempérée, la Corée et la Chine du nord, y compris la vallée du Yang-tséi.
A la longue, la lutte commerciale sur les mêmes marchés et une rivalité de statistiques peuvent énerver et alarmer l'opinion publique dans les deux pays. Les rapports des consuls américains ont signalé2 l'application méthodique des Japonais à développer leur flotte commerciale entre le Japon, la Chine et la Corée; ils ont détaillé les correspondances qui relient les chemins de fer du Japon aux transcoréen et trans- mandchourien par des services réguliers de bateaux ; ils ont montré les Japonais équipant leurs ports pour héberger le trafic mondial en Extrême-Orient, cherchant à y devenir les principaux rouliers. Naguère
1. Sur tout ceci consulter The Commercial Orient in 1905, publié par le Bureau of Statistics, Department of Commerce and Labor. Washington, 1906. Le Nichi-Nichi,eité par Le Temps du 28 octobre 1906, signale que le commerce total du Japon avec la Chine pendant les sept premiers mois de 1906 a atteint près de 97 millions de yen, alors que pour la même période de 1903 il n'était que de 60 millions de yen. La Mandchourie participe à cet accroissement pour 16 p. 100, la Chine du nord pour 21 p. 100 et la Chine centrale pour 57 p. 100. L'exportation du Japon dans les contrées d'Asie s'est élevée en 1906 à 47 p. 100 du commerce total alors qu'elle n'atteignait que 25 p. 100 en 1902.
2. J'ai longuement exposé cette Lutte pour le Pacifique dans mon volume Paix japonaise, Paris, Librairie Armand Colin, 1906.
encore les routes mondiales vers le monde jaune : route anglaise par Suez et les Indes, route russe du Transsibérien, route américaine par les Hawaï, convergeaient au golfe de Petchili. La victoire et l'industrie japonaises les concentrent au Japon. Le Japon doit être l'emporium de l'Asie orientale : « Il faut que notre pays devienne le centre de ce grand commerce oriental pour le monde entier 1 », pensent les Japonais. Ils seront les intermédiaires entre les fournisseurs occidentaux et les clients jaunes, de leur race. Les consuls américains ont décrit les progrès des exportations japonaises en Corée, en Mandchou- rie et en Chine, les contrefaçons japonaises de marchandises américaines, et la concurrence faite par les cotonnades japonaises aux cotonnades américaines 2. Les Américains ont compris quels avantages en Chine donnaient au placier japonais le prestige politique de la victoire sur le Russe, la connaissance des caractères d'écriture chinois, des goûts et des ressources des clients et aussi sa souplesse, son inlas-
1. Commercial Japan, p. 2916, Washington, 1904.
2. Les Américains se plaignent souvent que les Japonais, par solidarité de race, essayent de supprimer la liberté du commerce. En octobre 1907, presque tous les fabricants de soie aux États- Unis boycottèrent un trust qui avait été formé par les marchands japonais de soie brute. Ceux-ci, en août, au lieu de continuer à vendre leur soie brute à l'étranger par l'intermédiaire de la Yukohama-Sench-Boyekisho, la vendirent directement à trois maisons japonaises faisant des affaires aux États-Unis. Le plan était de leur épargner la commission habituelle et de leur garantir toute la soie dont elles pourraient avoir besoin avant de servir les marchands américains. Les Américains refusèrent de prendre livraison dans ces maisons de la soie qui restait après que les besoins des marchands japonais aux États-Unis eussent été satisfaits. Les stocks s'accumulèrent; les Japonais baissèrent leurs prix, mais en vain : les Américains refusaient d'acheter. Les Japonais furent obligés de capituler en novembre.
sable patience à solliciter, à s'insinuer. Le Japonais n'attaque pas avec des allures de grand capitaliste qui, par force, veut imposer ses méthodes et ses produits; mais, sous le contrôle de l'État, les intérêts japonais organisés et disciplinés ont une force incontestable de pénétration et de conquête.
Les Américains, jusqu'ici, ne pensaient, sur les marchés orientaux, qu'à vaincre la concurrence européenne, et voici que monte la concurrence des Japonais. Mais elle ne fait que commencer et ce n'est pas l'optimisme et la confiance en soi qui manquent au Yankee. Il se moque des alarmistes à l'imagination échauffée qui annoncent que les Japonais, par tous les moyens et même par les armes, veulent conquérir la maîtrise du Pacifique, aux dépens des États-Unis. Le Pacifique est grand, grandes aussi les terres qu'il baigne. Dominer le Pacifique, c'est plus difficile que de surveiller un détroit. Le Yankee sait de reste, en homme entraîné aux luttes économiques, que la suprématie commerciale sur les marchés du Pacifique dépendra non pas d'une surprise d'escadres mais d'un avantage permanent dans les coûts de production et de transport. Au surplus, le développement industriel du Japon profite directement aux Américains. Le commerce total entre le Japon et les États-Unis pour 1905 a été de 512 millions de francs environ 1. Les importations du Japon ont plus que
1. Les exportations japonaises aux États-Unis ont passé de 242 543 400 francs en 1905 à 324 988 200 francs en 1906 (grosse augmentation des exportations de soies grèges et de habutai ou pongées), tandis que les exportations américaines au Japon ont diminué : 269 059 200 francs en 1905, 180 467 600 en 1906 (diminution sur le coton brut, le fer et les machines).
quadruplé depuis 1894, et les États-Unis ont largement profité de ce progrès : ils envoyaient au Japon, en 1894, 9,4 p. 100 de ses importations, en 1904, 15,7 p. 100; en 1905 leur part était de 21 p. 100. Réciproquement, les États Unis sont le plus gros client du Japon qui leur fournit ce qu'ils ne produisent pas : soie brute et manufacturée, thé, nattes, camphre, etc. Même dans la Chine du nord où le commerce américain et le commerce japonais sont rivaux, leurs intérêts ont été solidaires. La guerre que le Japon fit à la Russie pour maintenir la « porte ouverte », ne fut si populaire aux États-Unis que parce qu'elle favorisait leurs desseins d'expansion commerciale. Et, malgré leur retard à ouvrir cette porte, l'Amérique croit encore que les Japonais tiendront parole.
Le respect de l'amitié traditionnelle qui lie les États-Unis à la Chine et au Japon est un principe de la diplomatie américaine. Avant la guerre, par sa note sur la Chine « entité administrative », puis de nouveau en janvier 1905, le secrétaire d'État John Hay se posa en défenseur de l'intégrité chinoise.
Les États-Unis s'intéressent activement aux principales réformes que la Chine paraît disposée à introduire dans le système des châtiments, l'organisation du gouvernement, l'éducation et la monnaie Le professeur Jenks a entrepris une grande enquête officielle sur l'organisation monétaire de la Chine et conseillé des changements. M. Bailey Willis et un
1. Pour le detail de ces reformes, cf. Foreign Relations of the United States, 1905, pp. 176-204, Washington, 1906.
groupe de savants américains ont fait en Chine une belle exploration géologique et géographique de quelques régions du Nord, de l'Ouest et du Sud 1. Les missionnaires américains travaillent à développer et à satisfaire l'appétit du « nouveau savoir », et le surintendant des écoles du Tchili, la province du vice-roi Yuan-Chi-Kaï, la plus avancée en matière d'éducation, est un Américain, le Dr C. D. Tenney. A maintes reprises, le prince Tch'eng assura le secrétaire d'État de la reconnaissance chinoise pour cette politique protectrice et libérale des États-Unis 2. Miss Roosevelt fut reçue comme une fille de souverain par l'Impératrice et l'Empereur dans le palais de Pékin.
J'ai dit ailleurs les raisons historiques, sentimentales, économiques de la sincère sympathie que l'opinion américaine témoigna presque unanimement pour la cause du Japon contre la Russie 3. Depuis, les rapports diplomatiques n'avaient pas cessé d'être excellents : médiation entre la Russie et le Japon dans leurs querelles à propos de violations de la neutralité chinoise, souscription d'emprunts japonais, intervention personnelle du président Roosevelt pour préparer la conférence de Portsmouth et pour assurer la paix, hâte que le secrétaire d'État mit à accepter le transfert à Tôkyô des affaires diplomatiques entre les États-Unis et la Corée, et le retrait du ministre américain de Séoul 4. Cette hâte fut
1. Research in China ; 1 atlas de cartes géographiques et géologiques; et pour le texte 3 volumes déjà parus. Cette mission et cette publication ont été exécutées avec des fonds fournis par le Carnegie Institute.
2. Foreign Relations, p. 139.
3. Cf. Paix japonaise. Japonais et Américains.
4. Le ministre des Affaires étrangères du Japon, dans un télé-
d'autant plus méritoire que les États-Unis, par le traité du 17 mai 1883, s'étaient engagés à protéger la Corée contre toute tentative « d'injustice ou d'oppression 1 », et que la colonie américaine en Corée, la plus nombreuse des colonies étrangères après la colonie japonaise, avait de gros intérêts industriels et, par ses missionnaires et ses fondations charitables, une réelle influence morale. Aussi, quand en juillet 1905, miss Roosevelt passa au Japon, le Mikado voulut lui offrir l'hospitalité; les gens du peuple se pressaient aux gares, même de nuit, pour voir le train des Américains. On fêta ces amis, on déploya toutes les grâces du vieux Japon et les séductions des geishas. Cette amitié témoignée aux représentants officiels des États-Unis, au secrétaire Taft, aux sénateurs et représentants, s'étendit aux financiers américains, qui, durant la guerre et lors des négociations de paix, jouèrent un rôle si important. M. Harriman, le grand railroadman, l'ami du Standard Oil et de la New-York City Bank, fut reçu en magnat, et quand, du Japon, il poursuivit son voyage, le ministre japonais à Pékin reçut télégra- phiquement l'ordre de lui faire les honneurs de la capitale chinoise.
gramme de remerciement du 27 novembre 1905, dit que « le gou- nement impérial apprécie cordialement les dispositions amicales dont témoigne une fois de plus le gouvernement des États-Unis». Foreign Relations, p. 614.
1. Voici l'article 1 du traité : « If other powers deal unjustly or oppressively with either government, the other will exert their good offices, on being informed of the case, to bring about an amicable arrangement... -
III
Or voici que, sur un simple incidenl d'école à San Francisco, les rapports se tendent à se rompre entre le peuple japonais et le peuple américain.
Tout d'un coup, au Japon comme aux États-Unis, the. man in the street et la yellow press parlent d'une guerre possible dans le champ clos du Pacifique. Évacuée par les rivaux russes et anglais, la piste est libre pour le match final; les distances du combat sont repérées. A San Francisco, pendant la passe russo-japonaise, on espérait que les deux lutteurs se blesseraient assez pour que la finale du match fût ajournée de dix années. Mais tandis que le Japon trop aisément victorieux se relevait preste et agressif, sous le Yankee spectateur un tremblement de terre a jeté bas les gradins. L'opinion américaine s'émeut : Panama n'est pas percé ; on ne croyait pas avoir besoin si vite de cette grande porte d'accès sur le Pacifique. Les Japonais, de leur côté, s'inquiètent de ce canal qui sera trop vite percé, comme ils s'inquiétèrent du Transsibérien : ils n'aiment guère les moyens de transport conduisant plus vite les Européens ou les
Américains au Pacifique et préfèrent garder un champ bien clos. Ainsi, plus fort que les traditions de bon voisinage, que les intérêts commerciaux et que les excellentes relations entre gouvernements, plus fort que la sympathie d'intelligence et d'art des Américains pour les Japonais, plus fort que les sentiments de reconnaissance des Chinois et des Japonais, soudain, par le fait des peuples, un malentendu fondamental s'affirme, de race à race, entre Américains et Asiatiques.
En mai 1905, c'est le peuple de Chine qui organise le boycottage des marchandises américaines. On en connaît les raisons : la noyade d'un compradore chinois à Canton par des marins américains ; faits plus graves, l'attitude des Américains employés à la construction du chemin de fer Canton-Hankéou, qui maltraitaient les populations et les affolaient avec leurs armes à feu ; la corruption de quelques Américains engagés dans l'affaire et même de consuls; l'essai de transfert à un syndicat belge du contrôle sur la compagnie ; — tout cela exaspéra contre les Américains l'aristocratie, les commerçants et le peuple de la Chine du sud que déjà le triomphe du Japon excitait contre les diables étrangers. Puis, le traité entre les États-Unis et la Chine, qui réglait l'immigration chinoise en Amérique, ayant été dénoncé avant son échéance par le gouvernement chinois, les marchands du Fo-kien et du Kouang-toung, — les deux provinces qui envoient le plus de négociants aux États- Unis, — organisèrent à Shanghaï le boycottage des marchandises américaines. Leur idée était de protester contre l'exclusion des coolies hors des États-Unis et contre les traitements infligés non seulement aux
coolies, mais encore aux marchands, professeurs, étudiants, voyageurs chinois que pourtant la loi américaine admet1 ; le boycottage devait forcer la main aux Américains dans les négociations pour un nouveau traité. Lancé à Shanghaï par le président de la guilde des marchands du Fo-kien, soutenu et développé par des étudiants de sentiments antiétrangers, le mouvement se répandit à Amoy, Swatow, Canton surtout, et gagna les grandes communautés chinoises de Singapoure et de Bangkok. « Les Américains nous traitent avec mépris, disant qu'il n'y a rien à craindre parce que nous, Chinois, nous ne pouvons jamais nous unir », s'écriait-on dans un meeting à Shanghaï... Cette campagne de boycottage a prouvé quelle force d'organisation et quelle rapidité d'entente existent entre les guildes chinoises et qu'un formidable instrument de guerre était désormais au pouvoir de ces Chinois avec qui l'on se croyait assuré de l'impunité. Les Américains prirent peur ; les troupes américaines furent renforcées aux Philippines. Avant que miss Roosevelt arrivât dans l'excitable et turbulente fourmilière de Canton, des placards injurieux furent partout affichés. Elle dut écourter sa visite.
Maintenant c'est entre les peuples japonais et américain. Au moment du traité de Portsmouth déjà, l'opinion américaine, un peu inquiète des triomphes répétés des Japonais et de leurs exigences, fut plus chaude en faveur des Russes qu'en faveur des Japo-
1. Un grand nombre de coolies cantonnais, ayant obtenu d'un Taotaï des certificats frauduleux que légalisèrent les consuls américains de Canton et de Shanghaï, se firent passer pour des marchands ou des étudiants. La fraude éventée, les agents de l'immigration s'appliquèrent à décourager, indistinctement, tous les Chinois qui se présentaient.
nais. La paix conclue, au Japon il y eut un certain ressentiment contre les États-Unis qui avaient pressé sur le Mikado pour que le traité fût signé à des conditions qui ne satisfaisaient pas l'ambition dilatée des Japonais. Débarrassés du spectre russe, avec une incroyable activité ils imaginèrent des tâches à la taille de leur triomphe et de leur besoin d'étonner le monde. Domination politique et économique de la Corée et de la Chine du nord, maîtrise du Pacifique, expansion vers les deux Amériques, émigration en tous sens... : les plans de ces esprits échauffés butèrent contre les situations acquises ou les desseins avoués des États-Unis, le nouvel ennemi que désignait la nature, après le Russe. Des incidents naquirent : les Américains tuèrent quelques pêcheurs japonais qui, en maraude, allaient dans les eaux américaines décimer les troupeaux de phoques; pourtant la lutte pour la maîtrise du Pacifique n'aurait pas de longtemps mené à des difficultés critiques, quand soudain l'affaire des écoles de Californie révéla un conflit de races qui couvait. La concurrence du Japon, à distance, inquiétait médiocrement les Américains très sûrs d'eux. La concurrence de l'immigrant japonais, sur leur sol même, les alarma.
« Notre pays, dit le président Roosevelt dans son message du 5 décembre 1906, a sur le Pacifique une frontière aussi importante que celle qu'il a sur l'Atlantique, et nous espérons jouer un rôle toujours plus important dans le grand océan asiatique. Nous aspirons, et ce désir est légitime, à un grand développement de notre commerce avec l'Asie, mais nous ne pouvons compter que ce développement sera durable que si nous traitons les nationaux des autres pays
avec cette même bienveillance que nous réclamons d'eux pour nos compatriotes. »
Changer leur manière de traiter la race jaune et développer sûrement leur commerce et leur influence, ou bien maintenir leur attitude présente envers les races mongoles, dussent-ils y sacrifier leurs rêves d'expansion en Extrême-Orient, tel est le dilemme de la politique asiatique des États-Unis.
C'est au centre même du Pacifique, aux îles Hawaï, où depuis plus de vingt-cinq ans se sont rencontrés Américains, Japonais et Chinois, qu'il faut commencer d'étudier le conflit des races. Aux gens de Californie menacés par l'immigration japonaise, l'exemple des Hawaï donne à penser et sans cesse ils l'invoquent. Dans son rapport au président Roosevelt, le secrétaire Metcalf dit 1 : « Le sentiment antijaponais en Californie, surtout parmi les ouvriers, est grandement renforcé par le rapport que vient de publier le Bureau of Labor sur les îles Hawaï. On fait valoir que la main- d'œuvre blanche est presque entièrement chassée des Hawaï et que les Japonais peu à peu forcent les Blancs qui sont petits marchands à abandonner leurs affaires. »
1. Le secrétaire Metcalf a été officiellement chargé d'une enquête sur l'incident des écoles à San Francisco. Son rapport du 26 novembre 1906 fut transmis au Congrès par le président Roosevelt, le 18 décembre 1906.
CHAPITRE II
LES JAPONAIS AUX HAWAÏ
1
Après six ou sept jours de mer, à 2 000 milles de San-Francisco, on voit surgir les Hawaï et c'est une halte heureuse avant la nouvelle traversée de 3 000 milles, — de onze jours vers le Japon.
Entièrement volcaniques, ces îles, amoncellements de laves, pointent, au-dessus d'un fond océanique de plus de 5 kilomètres, des montagnes de 4 000 mètres, dont les cimes neigeuses surplombent des côtes tropicales. D'écorce convulsée et rugueuse comme la croûte d'un pain de campagne, elles poussent sur la mer leurs cônes de déjection. Sous ce terrain de structure complexe et de formes crispées, on suppose des ressorts bandés et une énergie bouillante; dans les brumes du matin, on croit assister au cataclysme et que les îles ruissellent encore de laves.
Mais en pleine crise tout cela s'est figé, refroidi; une herbe d'un vert aigu duvète les pentes, ouate les rides et les creux, apprivoise et attendrit le basalte
brun ou noir, aux cassures mates, qui transparaît, et cela se dresse sur une mer bleue, verte au rivage, riante d'écume quand, par jeu, elle se brise sur le corail qui ceinture les îles. On approche d'Honolou- lou : une conque pleine d'arbres, de palmes, de fleurs rouges largement épanouies, de clochettes jaunes en grappes. Sur le sol de lave ameublie, cette verdure agressive, gorgée d'eau, vernissée, reflète métallique- ment la lumière. Pendant l'escale, brutalement, tandis que vous errez, une averse vous inonde; c'est un cuveau qui bascule et d'un coup se vide. Deux heures après, la poussière monte vers le ciel lavé, et l'on recommence d'arroser les rues.
De végétatives- négresses , toutes rondes dans les fourreaux orangés de leurs peignoirs, s'épanouissent comme des citrouilles après la pluie; des Chinois en camisole trottinent mollement; des Japonaises, un enfant sur le dos, font claquer leurs gelas, et flâneurs, des Portugais ou des Porto-Ricains mal rasés errent. Quelques Américains passent secs et affairés; c'est surtout aux six étages de leurs buildings et aux stars des drapeaux qui flottent sur la ville, que l'on devine leur altière présence.
Le soir, l'escale finie, on repart ; de gros nuages baignent et glissent dans l'or; on quitte l'île avec regret, comme l'on se sépare d'un mirage. On rêve d'une île heureuse qui, surgie de l'Océan par coup de tête, serait consacrée au Paradoxe, à l'Utopie. Isolée sur la mer immense, sous un climat capricieux et voluptueux, on l'imagine terre d'expériences : toutes les races du monde y seraient représentées; loin de leur sol natal, détachées de leurs préjugés, elles essaieraient, sur cette terre fertile, d'un labeur com-
mun, d'une harmonieuse réconciliation après tant de massacres... cinquante ans après l'on verrait...
L'expérience a été tentée, et il faut voir 1... En ces îles que Cook découvrit et que Vancouver visita à la fin du XVIIIe siècle, les rois indigènes qui gouvernèrent jusqu'à la proclamation de la république en 1893, n'étaient plus, depuis cinquante années, les véritables souverains de la terre et du peuple. Conseillés par des missionnaires américains, ils rompirent avec leur sanglante idolâtrie, édictèrent des lois contre l'alcool et la prostitution, prirent les commandements de Moïse comme principes de législation, ordonnèrent d'observer le sabbat, puis furent renversés par un comité de salut public que dirigeait un descendant de missionnaire, Judge S. B. Dole. Pas plus que les rois, les Américains, depuis l'annexion en 1898 et l'organisation du Territoire de 1900, ne sont les maîtres des îles. Le souverain c'est King Sugar, le Sucre-roi, souverain de même souche que King Cot- ton, qui continue de régner dans le sud des États- Unis, malgré la victoire du Nord et la législation de Lincoln.
La puissance incontestée de King Sugar aux Hawaï est de date récente. Pendant la première moitié du XIXe siècle, les seules entreprises d'importance furent le commerce avec la flotte des baleiniers de toutes nations qui hivernaient dans les îles, et les exporta-
1. Les documents sont tirés du Report of the Commissioner of Labor on Hawaï, Bulletin of the Department of Labor. Washington, July 1903, n° 47, et du Third Report on Hawaï. Bulletin of the Bureau of Labor, september 1906, n° GG, qui tous deux sont de belles enquêtes. — Pour une brève histoire des îles Hawaï et de la diplomatie américaine, cf. American Diplomacy in the Orient, by John W. Foster, 1903.
tions de bois de santal en Chine. Mais les forêts insulaires s'épuisaient et le premier transcontinental américain fit de San Francisco le centre des baleiniers. Pour suppléer à ce commerce, sous l'influence américaine qui commençait de se faire sentir, des entreprises agricoles furent tentées. Tout de suite il fut évident que, de toutes les cultures à l'essai, le sucre était le plus apte à survivre. La lave ameublie, le climat, qui atteint de hautes températures à l'abri des vents et des pluies, et l'irrigation artificielle font de certaines terres des îles le meilleur sol du monde pour la canne à sucre. Point de concurrence à l'industrie sucrière : sans mines, sans cours d'eau importants, aucune grande industrie n'est possible; commercer avec des terres dont la plus rapprochée est à 2 000 milles n'est guère aisé ; pour la même raison les récoltes qui ne supportent pas le transport ne sont pas rentables ; en outre la Californie, marché naturel des Hawaï, n'a pas besoin de céréales, de viandes, de légumes ni de fruits. Enfin, ces îles de formation récente, éloignées de tout continent, ont une flore et une faune très restreintes; fléaux etmous- tiques qui s'abattent sur les bêtes et les plantes, trouvant peu d'ennemis qui les combattent, ont le champ libre. King Sugar résistait aux fléaux, se plaisait sur ce sol, sous ce climat; il s'accommodait des longs voyages; il valait qu'on fît des frais pour son transport, puisque, en Californie, il était le bienvenu1. Il
1. Pour l'année finissant au 30 juin 1905, la valeur totale des exportations du Territoire était de 36 123 867 dollars; le sucre à lui seul représentait 35 113 409 dollars. En dix ans la production du sucre a passé de 150 000 à 400 000 tonnes. Les plantations couvrent 200 000 acres. Les quatre îles principales, Hawaï, Maouï, Oahou et Kaouaï, ont une superficie combinée de près de
exigea qu'on dépensât gros pour l'installer, pour irriguer ses domaines. En prospérant il a pris des allures agressives. L'élevage des bêtes, il l'a relégué sur les hauteurs que l'absence d'eau empêche de défricher; le café, qui occupe la zone neutre, est obligé de lui céder la place, et bien que les montagnes, les récentes coulées de lave et les régions arides réduisent son domaine, les terres qu'il occupe, il les tient si bien que l'on évalue à un million le nombre d'habitants que, grâce à lui, les îles pourraient nourrir : elles n'en ont guère qu'un peu plus de 150 000.
La race et le caractère de cette population, c'est le sucre qui les a déterminés. Pour le recrutement de son personnel, Kinq Sugar se servit des pratiques et des hommes qu'il trouva. Les capitaines de baleiniers, pour renforcer leurs équipages de Hawaïens et pour tenir ces recrues, toujours promptes à déserter, avaient adopté un contrat de travail qui garantissait le paiement d'une avance, mais imposait des châtiments en cas de rupture du contrat. Comme ce contrat était passé dans l'usage chez les Hawaïens, et que les premiers chefs des plantations étaient d'anciens marins, les équipes sur les plantations furent traitées comme des équipages à la mer : en cas de désertion ou de refus de travailler, c'était la condamnation à un service supplémentaire, parfois même le fouet. La condition des travailleurs, qui alors étaient des indigènes, fut peu à peu amendée, sous l'influence des missionnaires américains et des Blancs; elle le
6 000 milles carrés : soit les deux États de Connecticut et de Rhode Island réunis. Les terres publiques du Territoire représentent environ 1 720000 acres : 500 000 acres de montagnes; un million en forêts et pâturages; 220 000 en cultures.
fut surtout après 1876, après le traité de réciprocité avec les États-Unis et l'arrivée de travailleurs chinois et japonais. En 1886, le gouvernement japonais conclut une convention qui sauvegardait directement les droits de ses citoyens engagés aux Hawaï et limitait la durée du contrat à trois années; il lui arriva même d'intervenir dans une affaire où ses citoyens avaient été maltraités. Enfin le vieux système fut supprimé en 1898 par l'acte du Congrès qui annexait l'archipel aux États-Unis : « Ce n'était pas un système sous lequel un Américain aurait voulu travailler, a dit un Américain impartial, ou qu'il serait bon de rétablir; mais il ne devrait pas être pris en haine. C'était simplement une adaptation de notre Seaman's Shipping A et à une situation particulière. » Cette situation particulière, c'est la prospérité de King Sugar.
Les premiers coolies furent des Hawaïens. En 1872, sur 3 921 travailleurs employés par les plantations, 3289 étaient Hawaïens. Mais, durant les quarante-sept dernières années, la population indigène a décru de 70 000 à 30000 : quoique très vigoureux individuellement, l'ensemble de la race, comme la plupart des races indigènes de l'Océanie, disparaît au contact de la civilisation occidendale. Pour parer à une crise économique, il fallut aviser. Mais d'où tirer une main-d'œuvre nouvelle?
Les rois, les planteurs et les missionnaires voulaient garder le corps des citoyens, des travailleurs, des paroissiens, aussi homogène que possible de race et de langage : ils pensèrent aux îles du Pacifique sud. Pour les gens intéressés dans l'industrie du sucre, il fallait avant tout une main-d'œuvre bon marché :
aussi regardèrent-ils vers l 'Extrème-Orient où la main-d'œuvre est inépuisable. Un troisième parti enfin, puissant surtout à Honoloulou et qui désirait l'annexion aux États-Unis, voulait une population blanche qui fût capable de manier des institutions libres et de faire des îles Hawaï, en fait aussi bien qu'en nom, une part intégrale de l'Union. Ces trois influences n'ont jamais cessé d'agir pour déterminer la politique du gouvernement à l'égard de l'immigration et le recrutement des immigrants.
Si l'on élimine la première influence qui fut sans résultat, les termes de l'expérience tentée dans les îles hawaïennes sont nets. En face de King Sugar et de ses courtisans qui veulent avant tout la main- d'œuvre la moins chère et lient la prospérité économique des îles à la prospérité de la canne à sucre, s'oppose l'idée américaine, forte surtout depuis 1 *annexion, qui cherche politiquement et socialement à préparer le peuple des îles au gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple. Chez eux les Américains ont réussi à convertir tous les travailleurs étrangers, d'où qu'ils viennent, en citoyens adaptés au gouvernement et aux mœurs démocratiques. Des différentes races attirées aux Hawaï pour le service de King Sugar, l'idée américaine a-t-elle réussi la même synthèse sociale et politique, bref l'américanisation ?
On dirait une expérience de laboratoire, tant les conditions en sont schématiques, tant la progression en est raisonnée. Ces îles isolées de tout continent par des milliers de milles forment un vase bien clos. A l'abri des courants d'influences qui sur les continents propagent si rapidement les espèces végétales
ou animales et les idées sociales ou politiques, ici flore, faune, race d'aborigènes sont simples ; point de problèmes économiques ou politiques qui viennent troubler les résultats de l'expérience instituée. Artificiellement, par des importations calculées, on essaye de doser les divers éléments d'une société humaine et de déterminer leurs affinités; voilà cinquante ans que se poursuit ce travail de laboratoire pour créer une population qui à la fois satisfasse un besoin économique et un besoin civique. Quels sont les résultats?
Partout où pouvait se trouver une main-d'œuvre disponible les agents du gouvernement hawaïen s'adressèrent. Dans divers pays d'Europe, aux États- Unis, dans les Indes occidentales, dans les îles du Pacifique et en Asie, on les rencontrait qui visitaient, enquêtaient, à la recherche d'un peuple de coolies qui fût capable de travailler le sucre et de créer une société et un État.
Des coolies chinois furent importés, pour la première fois, en 1852, mais, pendant quinze années, il n'en vint guère qu'une cinquantaine par an. De 1864 à 1886, l'immigration totale de travailleurs par contrat fut de 45 214, dont 27 814 Chinois; 3073 Japonais; 2 444 insulaires du Pacifique sud; 10216 Portugais; 1 052 Allemands et 615 Norvégiens. Il en coûta 1 079 797 dollars au gouvernement et 631 078 aux planteurs pour aider tout ce monde à atteindre les îles. Après la convention de 1886 avec le Japon et l'acte de 1887-1888 restreignant l'immigration des Chinois, la plupart des coolies furent des Japonais.
En 1903, la population des îles dépassait 150 000 personnes en majorité asiatiques. Au recensement de 1900, 39,68 p. 100 des habitants étaient Japonais, 24,45 p. 100 Hawaïens ou en partie Hawaïens, 18,72 p. 100 d'origine européenne ou américaine et 16,73 p. 100 Chinois. Du 1er juillet 1900 au 31 décembre 1905, la population chinoise a baissé de 6810 personnes (9473 départs contre 2 663 arrivées); la population japonaise de 4284 (42 313 départs contre 38029 arrivées). Enfin les Coréens sont venus au nombre de 7 394. En 1903, les Japonais étaient 68042; en 1905, ils n'étaient plus que 59645. La guerre durant, le gouvernement n'autorisait pas l'émigration, et beaucoup de Japonais qui étaient fixés aux Hawaï sont revenus au Japon 1. En 1906 l'immigration des Japonais a repris aux Hawaï : 6410 de janvier à juin, 11 714 de juillet à décembre, plus 1000 qui se sont rendus dans les îles sans passer par les Compagnies japonaises d'émigration 2. De 1900 à 1905, toutes les races, autres que les Asiatiques ne se sont accrues par immigration que de 1 726 personnes. Ce gain est compensé et annulé par le retour aux États- Unis d'un grand nombre de Blancs.
Aux Hawaï, la majorité de la population est donc asiatique, japonaise en grande partie. Les Japonais, au contraire des Blancs, y viennent volontiers. Hono- loulou est plus proche du Japon que de tout port de l'Europe ou de l'est des États-Unis; le voyage par mer, sans transbordement, est moins coûteux.
1. Seiko, mai 1906, cité par Shinkoron, juin 1906. Article de M. Saito Kan, consul général du Japon à Honoloulou.
2. Tôkyô Keizai Zasshi, 26 janvier 1907. Cet afflux de Japonais explique l'augmentation des immigrants à Honoloulou pendant l'année fiscale 1906-1907 : 24531 contre 9 380 l'année précédente.
Enfin les Japonais, venant presque tous sans femmes ni enfants, sont particulièrement recherchés des planteurs. Car si les planteurs et le gouvernement se sont toujours entendus sur la nécessité de créer artificiellement une immigration, sur deux points leurs intérêts différaient. Les planteurs désiraient des hommes seuls, le gouvernement des familles. Si la main-d'œuvre d'Asie est moins coûteuse que la main- d'œuvre d'Europe, c'est non pas que les Asiatiques rendent des services beaucoup plus grands en proportion de leurs salaires, mais c'est qu'ils viennent de moins loin et qu'ils amènent rarement leurs familles1. Des Portugais importés, 65 p. 100 étaient des femmes et des enfants; 19 p. 100 seulement des Japonais étaient des femmes ou des enfants. Un coolie japonais coûtait 88,75 dollars à importer; un Portugais 266,15 dollars, y compris le passage des gens non-producteurs de sa famille. Sans doute, le Portugais, qui se fixe dans les îles et qui y élève ses enfants, représente à la longue une valeur plus grande pour la communauté que le Japonais qui, à l'expiration de son contrat, retourne dans son pays. Mais choisir les Asiatiques était une économie immédiate, et les planteurs allèrent à l'économie immédiate. Voilà pourquoi la majorité de la population est aujourd'hui asiatique.
Le Chinois représente le plus ancien élément de la population ouvrière aux Hawaï. Quand il apparut
1. En 1900 la population mâle ayant dix-huit ans et au-dessus était dans les îles de 85 136. La proportion des Asiatiques était prépondérante : 19 661 Chinois, soit 23,13 p. 100; 43 753 Japonais, soit 51,39 p. 100. En 1906 sur 18 024 immigrants japonais, il n'y avait que 732 femmes, soit 4 p. 100.
comme coolie en 1852, son nom était déjà connu et respecté, car depuis longtemps la Chine était bonne acheteuse de bois de santal, principale richesse du pays. Au début il vint peu nombreux, défricha la terre, nivela des rizières, profita de la prospérité des îles pour accumuler des propriétés, prit femme parmi les indigènes, apprit leur langue, et devint un commerçant d'importance. Bref ces premiers Chinois réussirent. Comme leur nombre croissait, tandis que les indigènes disparaissaient et que la colonie blanche des résidents ne s'augmentait guère, dès 1883 on s'opposa à leur importation, et comme les Japonais commençaient d'arriver, une loi locale en 1887 et 1888 exclut des îles, pour un temps, les coolies chinois. Toutefois, chaque année, on permit l'admission d'un nombre limité de domestiques et de travailleurs enregistrés et surveillés; chaque mois les patrons devaient verser une partie du salaire au gouvernement pour payer le retour de ces coolies en Chine à l'échéance de leurs contrats. De 1894 à 1896, leur nombre sur les plantations s'est beaucoup accru. Après l'annexion aux États-Unis, la loi fédérale excluant les Chinois fut appliquée; ceux qui étaient jeunes et vigoureux sont repartis, laissant surtout les joueurs, les fumeurs d'opium, et les vieillards qui ne peuvent trouver l'argent pour retourner chez eux. Comme, d'autre part, les rizières, que des Chinois ont créées dans Oahou et Kaouaï, attirent la main-d'œuvre chinoise qui y est mieux payée que sur les plantations de sucre, ceux qui restent au service de King Sugar sont de pauvres hères détériorés qui ne ressemblent guère aux bons Chinois d'autrefois.
Dès que l'immigration chinoise fut entravée, les Japonais commencèrent de venir en masse et on les accueillit volontiers. Le Chinois étant rejeté parce qu'il prenait le meilleur dans ce mélange de races, on eut intérêt à accueillir les Japs qui, par leur couleur, leur bon marché, leur force de résistance, ressemblaient aux Chinois. L'alternance de ces deux immigrations chinoise et japonaise fut très régulière. Avant 1883, alors que les Chinois venaient librement, point de Japonais. En 1886, l'immigration chinoise étant restreinte, les Japonais commencèrent d'arriver. De 1894 à 1896, tandis que les Chinois débarquaient nombreux, arrêt de l'immigration japonaise. A partir de 1898, année où les Chinois sont exclus, les Japonais reviennent. Maintenant que sur le terrain sarclé de Chinois, le Japonais foisonne, les planteurs regrettent le Chinois : ils voudraient qu'une nouvelle immigration chinoise vînt neutraliser les Japonais. Ce serait un avantage que d'avoir ainsi la main-d'œuvre divisée entre les deux nationalités asiatiques. A choisir,. beaucoup préféreraient encore le Chinois, car ils n'ont pas oublié leurs difficultés avec les Japs au temps de l'annexion. Les planteurs, les marchands, les employés supérieurs des plantations demandent qu'on revienne à la tolérance de la loi locale de 1887-1888. Les Chinois importés en nombre limité ne prendraient la place d'aucun travailleur, ils rempliraient les places vides. Mais les résidents européens et américains, qui ne sont pas des ouvriers et qui sont arrivés récemment de la Californie ou d'Australie, les ouvriers blancs et généralement tous les indigènes s'opposent à tout accroissement de la population jaune; ils sont
plutôt d'avis d'exclure aussi les Japonais. Ils rappellent tous les cas où les Chinois et les Japonais, loin de rester confinés aux gros travaux, ont, par leurs bas salaires, supplanté les Blancs dans les métiers qualifiés de la plantation. Rien ne dit qu'après l'arrivée des Chinois, les Japonais ne seront pas renvoyés des plantations, et qu'alors cette main-d'œuvre disponible ne viendra pas concurrencer dans les îles et aussi sur la côte californienne les ouvriers blancs.
Pourtant les planteurs insistent : la présence de Chinois, neutralisant les Japonais en cas de disputes et de difficultés, rendrait la main-d'œuvre plus maniable et la discipline plus aisée. Les Japonais, sentant qu'ils dominent le marché du travail, font les matamores, sont insolents, indisciplinés, toujours prêts à se quereller avec le patron. C'est un travers de leur race qu'une vanité enfantine, à la fois personnelle et patriotique. Il est très difficile de les mener; pour un rien ils se cabrent; les directeurs et contremaîtres sont obligés de les flatter, de les cajoler. Le Chinois, au contraire, sauf pendant quelques crises d'hystérie incompréhensibles où il joue du couteau, est un admirable automate qui va doucement, sûrement, sans à-coups. Il apparaît comme le seul antidote contre la sursaturation japonaise.
Ce n'est pas que le Japonais soit sans qualités : propre sur lui et chez lui, il est vigoureux, plus énergique que le Chinois et n'a pas besoin, comme le Porto-Ricain, d'une prime pour faire son travail; il est doux aux animaux qu'il soigne bien. Au contraire du Chinois généralement conservateur, il est curieux de nouveautés, s'habille à l'européenne, porte une
montre, est toujours prêt à visiter de nouveaux pays et désireux de s'essayer à de nouveaux métiers. Le Japonais est petit mangeur; le Chinois dépense beaucoup plus pour se nourrir; par contre, pour son vêtement et son logement, le Japonais est plus difficile : les Chinois préfèrent vivre en troupeau dans de larges baraques; les Japonais vivent par petits groupes dans des cottages, et il leur faut de l'eau chaude pour le bain journalier.
Par contre les défauts des Japonais sont dangereux pour la communauté hawaïenne, car les coolies ne représentent pas le meilleur de la race japonaise, et l'opinion publique, qui les déteste, est prompte à dénoncer leurs défauts. S'ils ont de la curiosité et une grande ambition d'apprendre, ils sont avant tout inquiets, d'une inquiétude de touche-à-tout ; ils ne tiennent jamais en place : aussitôt qu'ils sont sur une plantation, ils songent à la quitter, à acquérir un nouveau métier, à retourner au Japon ou plutôt à partir en Californie. Ils sont orgueilleux, violents, peu sûrs en affaires. Les Chinois tiennent parole : il est rare qu'ils rompent un contrat, même s'il tourne à leur désavantage, tandis que le Japonais, s'il voit qu'il perd au marché, s'en va et laisse le manager en plan. Beaucoup de Chinois sont constants dans leurs affections domestiques ; avec eux ils amènent généralement leurs familles; si on les laissait faire, ils ne demanderaient qu'à s'établir définitivement. Leurs enfants, purs Chinois ou mi-Chinois mi-Hawaïens, sont un bon élément qui très vite s'américanise. Ils coupent leurs queues, parlent l'anglais, s'habillent comme les Blancs, jouent au foot-ball et vont en tenue de soirée à des fêtes où les Blancs dominent. Ceux qui retournent
en Chine partent avec des horloges, des lampes, des machines à coudre et des habitudes yankees.
La morale privée des coolies japonais choque les autres races des îles; on les accuse de manquer de pudeur, de vivre dans un état de nature qui méprise les conventions et les mœurs occidentales. Pour eux le mariage est simplement une affaire : des femmes envoyées par des amis ou des agents arrivent à Hono- loulou pour rencontrer des maris qu'elles n'ont jamais vus; encore plus qu'au Japon, le divorce est d'usage. Au reste, jusqu'à ces derniers temps, peu nombreuses étaient les femmes parmi les immigrants japonais. Le coolie, amené par contrat, venait seul; depuis que l'immigration est libre, les femmes commencent de débarquer. Jusqu'à présent les Japonais forment une population de nomades ; ils ne se mêlent guère à la vie sociale et politique, vivent sans relations avec la population permanente, n'achètent pas de terres et passent dans les îles comme des gens en excursion. Chose grave pour la population américanisée, les Japonais n'y ont ni vie de famille, ni home, et restent en marge de la société. Menant une vie de clan et sans rapports avec les Blancs, ils les volent rarement et rarement les attaquent. Ils ont l'idée qu'il faut respecter les lois et les citoyens du pays étranger où ils vivent; par contre, ils pensent avoir le droit de traiter à leur guise ceux de leurs compatriotes avec qui ils ont un compte à régler.
C'est qu'en dépit du costume et des manières qu'ils adoptent très vite, leur américanisation est à fleur de peau; à l'étranger ils restent les sujets soumis du Mikado et n'oublient pas leurs paysages japonais; leur nationalisme agressif les empêche de s'installer défini-
tivement sur une terre étrangère, — au contraire des Chinois qui, par millions, se fixent dans tous les pays autour du Pacifique. Les Japonais des Hawaï importent chaque année du Japon, pour "se vêtir et se nourrir, environ 6 millions de francs, de riz, de cotonnades, de poissons secs, de légumes, de shôyu et de saké 1. Le riz pousse aux Hawaï; cependant les Japonais, malgré un droit d'un sou par livre, préfèrent importer leur riz du Japon : affaire de goût, — car le riz japonais a une saveur propre et contient une plus large proportion de gluten, — mais aussi preuve de fidélité au terroir.
Lesémigrants japonais, à aucun moment, ne cessent d'être surveillés par leur gouvernement, et comme le gouvernement entend qu'ils conservent des obligations envers leur pays, il se reconnaît des devoirs envers eux. Il est insupportable à l'orgueil du Japon de se voir représenté à l'étranger par de mauvais citoyens; leur humiliation l'humilie, et il a pitié aussi des épaves japonaises, qui dérivent en pays lointains. Aussi jusqu'en octobre 1906 une loi de protection des émigrants exigeait-elle de chacun, pour qu'il pût quitter le Japon, qu'il eût un répondant, soit un individu payant un certain cens, soit une corporation 2. Trente-quatre compagnies d'émigration s'étaient formées, auxquelles le gouvernement confiait le soin non seulement de choisir les émigrants, mais encore
1. Seiko, op. laud., Art. Saito Kan.
1903 2 253 783 yen. 190 4 ................. 2 410 110 — 190 5 1 925 302 —
2. Sur cette organisation de l'émigration japonaise, cf. Third Report on Hawaï, Bulletin of the Bureau of labor, n° 66. Septembre 1906, p. 502. -
de leur faciliter les démarches et de continuer pendant dix ans à les surveiller. Ces compagnies assuraient le gouvernement que si ces émigrants cessaient de gagner leur vie à l'étranger, soit par incapacité, soit par accident, elles les rapatrieraient. Pour ces services les compagnies touchaient par émigrant une prime d'assurance de 30 yen et une commission de 20 yen.
Mais le monopole tourna au scandale; en plus des taxes autorisées, les compagnies perçurent des sommes illicites : comme les candidats à l'émigration étaient très nombreux, attirés par les succès des cultivateurs qui étaient revenus des Hawaï avec de grosses économies et de belles aventures, comme depuis la fin de la guerre surtout la mode est à l'émigration, les compagnies l'avaient belle pour vendre le droit d'émigrer. Elles faisaient payer le passage aux Hawaï, dont elles avaient déjà reçu le prix des planteurs; elles comptaient en plus 5 ou 10 yen pour le chemin de fer jusqu'au point d'embarquement et de fortes notes d hôtel en attendant la visite médicale ; elles avançaient enfin les 100 yen d'argent de poche qu'il fallait montrer en débarquant aux Hawaï. La note totale pour chaque émigrant s'élevait à 200 ou 250 dollars Sur cette avance, garantie par deux répondants au Japon, la banque des compagnies touchait un intérêt de 12,5 p. 100, chaque année. C'était ainsi éliminer les vrais travailleurs ; le caractère des émigrants changea : les Japonais qui partirent aux Hawaï ne furent plus de pauvres et robustes agriculteurs, mais des gens ayant quelque bien, anciens maîtres d'écoles, policiers, commis, employés qui bien vite se lassèrent du travail de plantation.
Cette exploitation des compagnies devint telle
qu'en 1905 l'association des planteurs hawaïens refusa de renouveler leur contrat et que la presse du Japon fit campagne contre elles. Le ministère des Affaires étrangères revisa les règlements 1 :
Voici ce qu'ont à faire les personnes qui s'occupent de ces émigrants. Elles ne doivent pas les engager à s'expatrier, mais elles doivent simplement les rassembler et leur donner des explications sur le voyage à entreprendre, faire des démarches pour eux à la préfecture, les conduire au port d'embarquement, leur trouver des auberges, préparer la visite sanitaire et l'embarquement, tenir des registres qui indiquent les départs aux Hawaï et les retours des Hawaï, ainsi que le nombre des morts. Soumettre ces registres au gouverneur.
Les personnes qui s'occupent des émigrants japonais n'auront plus à verser une somme de garantie. Le prélèvement de 10 yen, au lieu de 20, par émigrant, sera donc suffisant. Elles n'auront pas à s'occuper des émigrants qui, rentrés des Hawaï, désirent y retourner, ni des émigrants qui partent avec un contrat signé. L'émigrant, au lieu de 100 yen d'argent de poche, n'aura plus besoin de partir qu'avec 20 yen, somme suffisante pour qu'on l'admette aux Hawaï. Tous ceux qui s'en vont devront être de véritables cultivateurs. Aux Hawaï, désormais, les compagnies d'émigration japonaises cesseront d'avoir des représentants chargés de protéger les émigrants pendant dix ans : car depuis vingt-cinq ans l'émigration japonaise a donné ses preuves de vitalité, et la
1. Je résume deux articles parus dans le Tôkyô Keizai Zasshi, le 18 août et le 9 septembre 1906, sur La Réforme des règlements concernant l'émigration japonaise aux Hawaï et les avertissements de la Préfecture de police, et Les Raisons de réformer ces règlements.
colonie japonaise est assez forte pour donner une éducation japonaise à ses enfants. Au surplus, « en ces derniers temps, certains Américains voyaient d'un très mauvais œil la présence de ces directeurs ainsi que la protection qu'ils donnaient aux émigrants », et la loi d'immigration américaine défend l'émigration officielle. Toutefois « les agriculteurs japonais ne sont pas encore assez éclairés pour qu'une entière indépendance leur soit laissée. Déjà quand ils viennent dans une ville japonaise ils sont désemparés; à plus forte raison, quand ils sont hors du Japon. Il faut des gens qui connaissent bien les règlements et qui puissent endosser une responsabilité, pour leur éviter, à eux et au gouvernement japonais, toutes difficultés ».
Le gouvernement japonais se relâche donc de la surveillance qu'il exerçait sur les émigrants, parce que les Japonais aux Hawaï et en Californie forment dès maintenant un groupe assez nombreux et résistant pour que ses membres s'entr'aidenl1 et qu'il est conforme aux vœux de tous de rendre l'émigration plus aisée en supprimant les formalités et en abaissant la somme d'argent nécessaire. Mais il n'abandonne pas tout contrôle. Les émigrants, au reste, continuent de le réclamer. « Que le ministère des Affaires étrangères n'ait pas cru devoir dire aux habitants des Hawaï d'élever le taux des salaires pour les émigrants japonais, c'est une chose que les journaux n'ont pas cessé de reprocher au gouvernement. »
1. Dès 1902, les émigrants japonais en Corée et en Mandchourie échappaient aux restrictions imposées à ceux qui partaient pour les Hawaï. C'est que les Japonais installés en Corée et en Chine avaient formé des associations capables de faire face aux malheurs pouvant survenir à leurs compatriotes.
Ainsi la main-d'œuvre japonaise a envahi le marché hawaïen sous le contrôle de son gouvernement qui, pour parer au manque de main-d'œuvre en certaines provinces japonaises, ou parce que les salaires sur les marchés étrangers lui paraissent insuffisants, fixe le nombre de travailleurs qui ont la permission de quitter leur province. Ce sont des banques et les Compagnies de navigation japonaises qui administrent les économies faites par ces Japonais. On dit même que quand les bras deviennent trop nombreux sur les plantations et que les salaires commencent de baisser, ou quand on a besoin de main-d'œuvre au Japon, les agents du gouvernement japonais dans les îles encouragent le rapatriement des travailleurs qui ont les plus forts dépôts en banque. On estime qu'en 1905 les Japonais des Hawaï ont envoyé au pays environ 16 millions et demi de francs1.
Sur plusieurs plantations on a élevé des temples bouddhiques, qui luttent contre le christianisme. On cite des cas où des comités bouddhistes ont usé de toute leur influence et aussi de boycottage pour obliger les Japonais chrétiens à envoyer leurs enfants aux écoles bouddhiques et à renoncer eux-mêmes à leur croyance étrangère. Bien qu'ils profitent des public- schools américaines, les Japonais entretiennent leurs
1. Par l'entremise de la Yokohama Specie Bank . 1 313 547 dollars.
Dépôt à cette banque 945 873 — Par l'entremise de la Keihin Ginko .... 452 705 — Par mandat-poste 383 258 — Par l'entremise de b,anques non japonaises. 114 293 — TOTAL .......... 3 209 676 —
Si l'on ajoute à ces chiffres, le montant de l'argent emporté au Japon par ceux qui rentrent au pays, on peut estimer le total à plus de 6 500 000 yen par an. Saito Kan, op. laud.
propres écoles, dirigées souvent par un bonze ou ses assistants. Cette école japonaise fonctionne généralement quand la public-school est fermée, pour que les petits Japonais puissent fréquenter les deux. Les livres, qui suivent les programmes américains, sont publiés au Japon. Les maîtres développent chez les enfants l'amour patriotique des îles japonaises et du Mikado, dont le portrait orne la salle d'école.
Pour compenser cette abondance de matière jaune, le gouvernement et les planteurs ont toujours cherché à jeter dans la combinaison le plus possible de Blancs.
Mais les Blancs sont des produits de luxe qui coûtent gros à importer. Et puis, par ses affinités électives, le Blanc ne se prête guère à une telle synthèse : il est trop fier pour se lier par contrat et pour peiner comme coolie sur une plantation à côté de Jaunes. En fait de Blancs, on ne trouva guère à recruter que quelques Italiens, qui, en Louisiane, acceptaient de travailler et de vivre avec des Nègres, ou encore des Galiciens et des Slaves de l'Autriche orientale. Dans les îles, aujourd'hui, quelques Allemands vivent sur une ou deux plantations possédées et dirigées par des Allemands : à chacun, en plus du domicile et du combustible, on donne un jardin et une vache.
Les Açores, de 1885 à 1888, fournirent 10 000 Portugais environ; en 1902 trois plantations dépensèrent ; plus de 20 000 francs pour importer de Nouvelle Angleterre 26 Portugais adultes et un enfant. Sur les
plantations, pas plus que sur les statistiques, ils ne sont classés avec les Blancs; ils forment une classe intermédiaire entre Européens et Asiatiques : le Blanc a toujours été trop aristocrate pour permettre qu'on le confonde avec des gens métissés de sang nègre, qui logent dans les quartiers ouvriers des plantations et qui manient la houe. Le rêve des Portugais est d'acquérir un petit coin de terre à eux, dans la montagne, et, de temps en temps, de descendre travailler à la plantation pour argent comptant. Ils ne se soucient pas de servir toute leur vie comme coolies; leur apprentissage fait, ils ouvrent de petites boutiques, exécutent eux-mêmes les commandes et, sans entrer dans des syndicats, se contentent d'un gain de deux dollars par jour. Très prolifiques, industrieux, frugaux, ce sont de bons éléments de population qui ne quittent pas les îles; un peu lents d'abord à envoyer leurs enfants à l'école, ils s'américanisent vite et s'intéressent à la politique locale.
Sous la main, on avait des Hawaïens : on s'en servit. En 1905 ils étaient '1 400 environ sur les plantations — sans compter les Hawaïens qui, croisés avec des Américains, forment l'aristocratie blanche de l'île, possèdent les terres et occupent les plus hautes situations administratives. Ces indigènes, physiquement très forts, n'aiment pas travailler régulièrement, monotonement dans les champs de cannes. Ils préfèrent des emplois plus variés : débardeurs, porteurs, charretiers, mécaniciens de locomotives, ou cowboys.
On prit en Louisiane et en Alabama quelques pincées de nègres, — douze nègres en 1901, puis une centaine. La traversée du continent américain et du
Pacifique, l'arrivée dans un pays nouveau charmèrent ces grands enfants, mais il n'en resta presque aucun sur les plantations. Trop fantaisistes pour se plier à la règle, ils filèrent droit aux villes flâner et se distraire; on les retrouva comme infirmiers d'hôpital, ou policemen; d'autres s'engagèrent sur des navires. A quoi bon quitter la Louisiane pour retrouver des gages équivalents et la vie de plantation? Contre ces Nègres, un préjugé de race très vif chez les Hawaïens alliés aux Américains et aux Européens exigea qu'on interdît désormais leur admission. Ils coûtaient cher à importer, et, loin de réagir heureusement sur la combinaison cherchée, ils risquaient de la salir.
Le Japonais continuant de pulluler, on essaya de le neutraliser à onze reprises, de 1900 à 1901, par l'addition de quelques poignées de Porto-Ricains. Pour amener 5 000 personnes, il en coûta 3 millions de francs, soit plus de 192 dollars par adulte mâle. Au débarquer, ils firent piètre figure, miséreux, faméliques, contaminés de toutes les maladies des Antilles, traînant derrière eux un cortège de criminels et de prostituées. Insuffisamment vêtus et mal nourris pendant le voyage, plus vite que la plantation, beaucoup gagnèrent l'hôpital et définitivement s'y installèrent ; d'autres vagabondèrent, mais leur dolce far niente n'était plus de mise dans les îles dont les régions habitées sont presque toutes occupées par des plantations, où l'on pourchasse ceux que l'on rencontre sans moyens d'existence. Forcés de travailler, on dut leur apprendre comment se vêtir, comment se nourrir, comment se loger et aussi quelques règles de morale ; mais la saleté de ces Porto-Ricains, qui tran-
chait sur la propreté japonaise, les fit peu à peu reléguer aux plus pauvres quartiers, tandis que l'Asiatique occupait les maisons qu'on avait construites pour eux. Déjà mal vus pour leur saleté, le nombre des criminels qui les accompagnaient et qui changèrent les habitudes des îles, où les vols et les agressions étaient rares, acheva de les compromettre. De leur côté les Porto-Ricains se plaignirent : en cette région tropicale où l'on peinait dur, ils se sentirent dépaysés; ils refusèrent de travailler les jours de pluie et peu à peu gagnèrent les régions les plus sèches de l'île. Mais la mort, l'exil et les prisons ont éliminé les plus mauvais : sur ceux qui restent, le régime de l'île a eu de bons résultats; le travail, les soins ont changé leur physique et leur moral; ils perdent leur démarche molle et languissante et se redressent comme les Japs. Ils mettent de l'argent de côté, envoient leurs enfants à l'école, et sur beaucoup de plantations valent les travailleurs asiatiques. Pour inciter au travail régulier, on leur promet en dehors de leur paye un boni de 50 centimes par pleine semaine de travail, — prime que l'on n'offre pas aux Asiatiques.
Ces importations de Porto-Ricains produisirent un effet moral sur les Japonais, qui, depuis l'exclusion des Chinois, se croyaient maîtres du marché de travail. Par des accords qui préparaient à des grèves, aux moments critiques de la saison, ils avaient fait monter la paye moyenne de 60 à 76 cents par jour pendant l'année qui suivit l'annexion. L'arrivée continue de Porto-Ricains les força à rabattre de leur prétention au monopole. Mais quelle influence profonde, durable peuvent avoir ces quelques centaines
de Porto-Ricains? Au physique et au moral, il leur faudra une génération au moins pour s'améliorer et pour s'amalgamer avec les Portugais. Porto-Ricains et Japonais vivent en mauvais termes de voisinage. Les Japonais craignent individuellement les Porto- Ricains querelleurs et armés ; il est vrai qu'en cas de conflit grave les Japs étant en nombre pourraient les exterminer d'un coup. Les Japs ont l'habitude de se promener nus ; cela choque les Porto-Ricains que le catholicisme espagnol a dressés à la pudeur. D'autre part le manque de propreté fait des Porto-Ricains des voisins peu agréables. Actuellement, eux aussi salissent le mélange que leur réaction personnelle ne modifie guère.
II
Les plantations, avec leurs camps où vivent coolies et employés, forment de petites communautés. Elles ont généralement un kindergarten, des écoles, des églises; mais les races s'y mêlent peu. Les Blancs, qui vivent à part, se plaignent de l isolement et de la monotonie, en dépit du climat charmant, de leurs hauts salaires, de leurs demeures confortables, du club, du billard, du polo, du tennis, du téléphone dans l'île, et de la télégraphie sans fil entre les îles. Les Asiatiques vivent à part, les Chinois encaqués, les Japonais plus à l'aise.
A l'aube, on part au travail. Le petit Jap, bien lavé, allègre et bavard, s'en va avec son repas de riz et de saumon soigneusement protégé contre les fourmis; les femmes se couvrent la tête d'un mouchoir. Las, mal lavés, les Porto-Ricains suivent; on dirait qu'ils ont couché avec leurs vêtements ; parfois, en s'ébrouant, ils sifflent et chantent, ce que jamais ne font les Asiatiques. Le dimanche, tous les cultes du monde, catholique, protestant, bouddhique s 'entendent pour chômer, et chaque race a ses fêtes . le Chi-
nois son nouvel an, les Japonais l'anniversaire du Mikado, Porto-Ricains et Portugais leurs saints et leurs madones; à tous, l'Américain impose ses journées civiques, et le Thanksgiving day où l'on remercie la Providence de ses dons.
Sur les plantations, le contrat de travail, pratiqué d'abord par les Hawaïens, a été grandement perfectionné par les Chinois, puis par les Japonais. Par contrat, des compagnies de travailleurs s'engagent à amener une récolte à maturité, moyennant quoi les planteurs leur avancent un capital en espèces et en semences, les logent, les habillent, et leur payent une part du bénéfice net. Il est des contrats pour planter, pour défricher, pour irriguer les champs, pour construire des chemins de fer, pour couper les cannes et les charger; mais il est surtout deux formes générales, le contrat par acre et le contrat par tonne. Dans le contrat par acre, la plantation s'engage à fournir en moyenne quarante ou cinquante acres à une compagnie de dix travailleurs environ. La plantation promet de les loger près de leur travail, de leur fournir du bois, de l'eau, les attelages et les chariots, les instruments aratoires, les semences, les engrais, et aussi par avance une certaine somme d'argent (environ de 10 à 15 dollars par vingt-six jours de travail) sur laquelle elle prélève un intérêt. L'ouvrage fait, elle paye la somme totale qui est due à, chaque travailleur, déduction faite de l'avance et des intérêts. En échange, l'équipe de travailleurs s'engage à accomplir les opérations spécifiées. Ses obligations sont analogues dans le cas du contrat par tonne, qui des deux est le plus fréquent; mais le paiement est alors basé sur l'importance de la récolte : en moyenne,
la plantation paie 1 dollar par tonne, la canne étant prise au sortir de terre et amenée à maturité.
L'avantage de ce système de participation aux bénéfices est d'assurer une main-d'œuvre suffisante, de la garantir contre les grèves et .les troubles. Il permet l'emploi d'ouvriers moins nombreux, en les excitant à produire ; il convient à la culture du sucre sur de larges plantations. Un travailleur par contrat gagne plus d'un dollar par journée de travail effectif.
La plupart des équipes qui cultivent par contrat sont japonaises; mais, proportionnellement au nombre des travailleurs sur les plantations, les Chinois plus encore que les Japonais acceptent ce système. Les Portugais ne s'entendent pas assez bien entre eux pour former de telles compagnies, et les Porto- Ricains en sont encore à les essayer, tandis que l'habitude et le goût de la vie en commun y ont de tout temps préparé les Asiatiques. A travailler par contrat, ils affinent leur sens inné de l'association ; ils gagnent la pratique des affaires commerciales, l'habitude de manier de l'argent et, aussi des habitudes de discipline et de responsabilité : ce système plutôt que la forme simple du salariat dresse ces coolies à une forme supérieure de vie et d 'ambition. A la concentration des capitaux blancs, les Asiatiques sont naturellement préparés à opposer la concentration des salariés. Souvent les Chinois et les Japonais, sous-contractants sur une plantation, sont en même temps boutiquiers et vendent à leurs compatriotes. Les planteurs, qui ont des magasins où leurs employés peuvent s'approvisionner, tolèrent la concurrence de ce boutiquier chinois ou japonais parce
que c'est son intérêt, pour se garantir une clientèle stable, d'assurer à la plantation une main-d'œuvre stable.
Après cinquante années d'expériences et de sacrifices pour assurer à King Sugar cette main-d'œuvre suffisante et stable, il apparaît que le problème est encore à résoudre. En attirant sans cesse, hors de l'inépuisable marché d'Asie, des coolies bon marché, la fortune de l'industrie sucrière a retardé dans les îles la formation d'une main-d'œuvre permanente : pour les planteurs eux-mêmes, aux intérêts de qui pourtant tout a été sacrifié, c'est encore l'insécurité. A la rigueur, la main-d'œuvre actuelle est suffisante : l'arrivée de quelques milliers de Coréens, depuis 1904, a comblé les vides laissés par les Chinois et les Japonais. Mais cette main-d'œuvre est toujours nomade : dans les champs il n'y a pas plus de 50 p. 100 (* des Asiatiques mâles; les autres sont attirés par des métiers plus qualifiés ou quittent les îles pour la Californie. Au surplus, il n'est pas bon qu'une seule » nationalité domine. A consulter les tableaux des nationalités sur les plantations de 1892 à 1905 et des occupations par nationalité pour 1905, on voit que les Japonais y représentent 66 p. 100 des forces ouvrières :
Pour NATIONALITÉ 1892 1894 1896 1898 1901 1902 1904 1905 cent en 1905 Européens et
Américains . 516 563 600 979 991 1 032 1 015 1 006 2,09 Chinois.... 2 617 2 786 6 289 7 200 4 976 3 937 3 677 4 409 9,14 Coréens ...» » Il » » Il 2 666 4 683 9,71 Hawaïens .. 1717 1 903 1 615 1 482 1 470 1 493 1 207 1 452 3,01 Japonais... 13 009 13 884 12 893 16 78627 537 31 029 31 841 31 735 65,80 Porto-Ricains. » » » Il 2 095 2 035 2 101 1 907 3,95 Portugais .. 2 526 2 177 2 268 2 064 2 417 2 669 2 805 3 005 6,23 Nègres et Insulaires du Pacifique sud . 141 181 115 68 101 46 44 32 0,07 TOTAL .. 20 526 21 494 23 780 28 579 39 587 42 242 45 356 48 229100,00
... Era- Sur- g?; x. asm Si lanceveil- tlOn niques lance Européens et
Américains . 195 96 38 146 114 328 42 47 1 006 Chinois.... 5 3 962 69 269 11 23 39 31 4 409 Coréens ... 10 4 384 1 19 Il 4 248 17 4 683 Hawaïens .. 39 861 36 39 84 114 193 86 1 452 Japonais ... 133 23 461 608 2 830 590 121 3 709 284 31 735 Porto-Ricains. 4 1 722 » 70 4 7 79 21 1 907 Portugais .. 43 2 076 49 85 154 266 171 161 3 005 Nègres et Insulaires du Pacifique sud » 22 » » 2 1 4 3 32 L.t TOTAL.. 428 36 584 801 3 458 959 864 4 485 650 48 229
Forts de leur nombre, de plus en plus agressifs, entre eux le blood unionism, le lien du sang, est plus fort que le trade unionism, ou syndicalisme professionnel, à l'européenne. Dans les îles, depuis 1902, toutes les grèves ont été faites sur des plantations et par des Japonais : ce sont non pas des grèves où intervienne l'idée de lutte de classes et qui aient quelque relation au mouvement ouvrier interna-
tional, mais plutôt des manifestations de race qui naissent à la suite de coups donnés ou de torts faits à des Japonais; la solidarité de race s'étend parfois hors des plantations jusqu'aux domestiques.
C'est qu'ils ne veulent plus être traités en race inférieure. Ceux qui séjournent depuis quelque temps dans les îles sont moins maniables et plus férus de leurs droits que les nouveaux venus. Les lettres de leurs compatriotes leur disent qu'en Californie l'atmosphère de travail est moins pesante. Toujours à l'affût de nouveautés occidentales, ils entendent parler de socialisme. Enfin, les Japonais qui débarquent maintenant aux Hawaï ne sont plus les paysans d'autrefois, habitués à travailler tout le jour, pour deux yen par semaine et la nourriture; ce sont des hommes plus instruits, plus mécontents de leur sort, capables de diriger un mouvement. Depuis quelques années, les Compagnies japonaises d'émigration ne choisissent, parmi les candidats à l'émigration, que des gens capables de leur rembourser les grosses avances de 200 ou 250 dollars qu'elles consentent. Résultat : ces émigrants ne sont plus volontiers coolies; sur les plantations il leur faut beaucoup d'égards, et aussi vite qu'ils peuvent ils prennent des métiers ou filent aux États-Unis vers de plus hauts salaires. C'est en vain que le consulat japonais d'Honoloulou ou que la Central Japanese League essayent de tempérer cet esprit agressif et ambitieux.
Où trouver une main-d'œuvre plus sûre? Les lois américaines interdisent l'entrée du Territoire à des travailleurs étrangers engagés par contrat et excluent les Chinois; d'autre part, comme il n'y a pas d'immigration volontaire, sauf de coolies japonais, ne faut-
il pas, à moins que de ruiner l'industrie du sucre, supporter ces Japonais? Les planteurs voudraient que le Congrès américain revînt sur l'acte qui exclut les Chinois. Importés pour trois ou cinq ans, réduits à la besogne de coolies, enregistrés, surveillés et rapatriés à l'aide d'une retenue faite par l'État sur leurs salaires, ils ne pourraient s'échapper, ni en Californie ni dans les îles, vers d'autres métiers. Mais aux Hawaï, l'opinion s'oppose à l'admission d'un plus grand nombre d'Asiatiques, et le Congrès ou le gouvernement de Washington ne veulent pas de ce servage légal. Et puis cette importation temporaire de Chinois ne serait qu'un pis aller. Tant que King Sugar ne trouvera pas à recruter ses serviteurs parmi la population permanente, il vivra d'expédients.
Il y a déjà un petit noyau de population formé de travailleurs jadis importés et qui se sont fixés dans les îles : Américains, Chinois, Portugais, Allemands, Scandinaves, Porto-Ricains, etc. Cette population, malgré qu'elle ait perdu 40 000 Hawaïens en cinquante années, a passé de 72 774 à 76 025.
Importer des Blancs coûte plus cher que d'importer des Jaunes, mais, tout compte fait, ne serait-ce pas une économie que d'encourager des immigrants qui pourraient se fixer dans les îles et s'y naturaliser, au lieu de continuer à dépendre d'une main-d'œuvre de passage? Un Board of immigration a été officiellement installé en 1905. En février 1907, un vapeur anglais chargeait à Malaga 3 000 travailleurs pour les Hawaï. Mais que peut ce Board, malgré toute l'autorité que lui donne le gouvernement de Washington 1
1. « Nos efforts devraient tendre sans cesse à développer aux
pour développer l'immigration des Blancs, si les planteurs continuent de s'approvisionner de travailleurs par l'intermédiaire des Compagnies japonaises et ne réservent pas aux seuls immigrants d'Europe les terres gratuites? A supposer même que ce conseil d'immigration réussisse à trouver aux Açores, en Galice, en Sicile ou en Finlande les hommes capables de tenir tête aux Japonais, ces Blancs pourront-ils travailler aussi bien que les Asiatiques sur les plantations? Certaines besognes, comme l'effeuillage des cannes, sont trop pénibles pour des Blancs : sur les terres irriguées, les cannes croissent à une grande hauteur et, s'entremêlant, forment une jungle : il faut y cheminer accroupi dans une atmosphère surchauffée par le soleil, non aérée par le vent, chargée d'humidité, où l'on s'emplit les poumons et les yeux de poussière. Surmonteront-ils le préjugé que tous les Blancs éprouvent, sauf les Portugais, à travailler comme coolies, côte à côte avec des Jaunes? Aux Hawaï, le Jaune, comme le Nègre dans le sud des États-Unis, détourne de la terre où il travaille l'immigration blanche. Pour retenir des Européens dans les îles, il faudra leur donner de bons salaires, changer la discipline paternelle des plantations qui traite les travailleurs en enfants; il faudra leur rendre
Hawaï une communauté de petits propriétaires, et non de grands planteurs aux terres cultivées par des coolies... Les îles actuellement s'efforcent de trouver des immigrants capables un jour d'assumer les droits et les devoirs des citoyens américains, et si les chefs des diverses industries adoptent notre idéal et aident de bon cœur notre administration à développer une classe moyenne de bons citoyens, le remède sera trouvé aux problèmes commerciaux et industriels qui leur paraissent si graves... - Président Roosevelt. Message, 3 décembre 1906.
le séjour attrayant, leur donner un home et des terres. Il y a plus : le vrai moyen de substituer des citoyens blancs à des touristes jaunes serait une révolution dans la culture du sucre : il faudrait morceler les grandes plantations, favoràbles aux serfs asiatiques, en petits domaines qu'affermeraient des Blancs indépendants. Mais que diraient King Sugar et les planteurs? Il a fallu une terrible guerre pour retirer à King Cotton ses esclaves.
Pourtant encourager aux Hawaï la tenure de petites fermes par des Blancs paraît être le vrai moyen de rompre ce monopole du servage qu'ont acquis les Asiatiques sur les plantations. Mais il est difficile d'implanter le système du petit fermage aux Hawaï. Pour qu'il se développât sûrement, il faudrait que les Asiatiques vinssent à manquer ou que les salaires et conditions de travail sur les plantations rapprochassent les exigences des Jaunes de celles des Blancs. En attendant, les planteurs aristocrates terriens, s'opposent à ce système qui tend à faire monter le prix des terres, à démembrer les grandes plantations, à rompre la discipline des camps de travailleurs. Au surplus, l'expérience des petits fermiers blancs n'a pas toujours été heureuse : beaucoup ont dû abandonner, d'autres vivotent après de durs débuts ; quelques entreprises de colons américains ne peuvent survivre qu'en employant une main-d'œuvre asiatique. Bien plus, les Jaunes, non pas seulement comme salariés, mais aussi comme patrons, s'emparent de ces fermes. Un Japonais fait remarquer que fatalement les Blancs doivent échouer et qu'ils seront remplacés par une communauté de fermiers orientaux : « Un revenu, qui ne suffit pas à faire vivre
une famille de Blancs avec tout le confort auquel ils sont accoutumés, suffit à des Asiatiques. »
La culture du café sur les hauteurs, en des sites tempérés et sains, qu'entreprirent des Américains, est maintenant aux mains des Japonais; la culture des bananes et des ananas aussi. Que des Japonais organisent, sur la côte occidentale des États-Unis, le commerce de fruits au détail, qu'ils patronnent leurs compatriotes, petits producteurs aux Hawaï, et c'est pour ceux-ci la prospérité assurée. Dans ces petites entreprises de fermage, l'instinct d'association des Japonais les sert. Un syndicat de 55 membres vient de passer un contrat d'e cinq années pour cultiver les cannes à sucre sur une des plus petites plantations : culture et administration seront sous son contrôle. Un journal japonais d'Honoloulou annonçait, le 8 janvier 1906, qu'une compagnie, au capital de 250000 dollars, se formait à Tôkyô et qu'elle avait loué, pour vingt ans, 1 600 acres de terres à l'une des grandes plantations hawaïennes, et il ajoutait : « Cette entreprise japonaise aura sa main-d'œuvre à elle, construira des maisons à son usage, fournira elle-mème les instruments de culture, la nourriture, etc. » Sans grands capitaux, mais à force d'association, voilà que les Japonais, au lieu de rester les salariés soumis au capital que les planteurs avaient cru importer, menacent d'accaparer les grandes plantations !
Si les Japonais, aux Hawaï, n'étaient que coolies de plantations, l'importance qu'ils y ont prise n'in-
quiéterait pas tant les travailleurs de Californie. Climat tropical qui ne convient pas à des Blancs, culture tropicale qui n'est point faite pour des hommes libres, en quoi les îles Hawaï, où King Sugar, roitelet de terre chaude, règne sur des serfs de couleur, pourraient-elles donner l'alarme à la côte occidentale des États-Unis dont le climat délicieusement nuancé mûrit des récoltes de céréales, de fruits et de fleurs? L'afflux des Japonais aux Hawaï a-t-il vraiment chassé les Blancs hors des plantations? Les Japs n'ont pas eu cette peine, car il n'y a jamais eu beaucoup de Blancs sur les champs de, cannes. Ce qu'on peut dire, c'est que, à cause de la distance et de l'isolement des Hawaï, de la mauvaise volonté des planteurs et de l'envahissement des plantations par les Jaunes, les quelques poignées de Blancs qu'artificiellement on a voulu implanter n'ont guère prospéré. Très alarmante pour les planteurs et pour l'avenir des iles, cette situation l'est-elle autant pour le continent américain?
Mais que les Japs aux Hawaï ne se résignent plus à n'être que des serfs de King Sugar, qu'ils exercent sur les plantations des métiers qualifiés et que dans la campagne ou à la ville ils en viennent à concurrencer les Blancs comme artisans ou marchands, — alors devant cette invasion asiatique, désastreuse aux salariés et aux petits commerçants européens ou américains, les gens de Californie croient avoir quelques raisons de prendre peur.
Comme artisans et comme marchands, entre Japonais et Américains c'est à qui survivra ; et les Blancs continûment perdent du terrain. Il n'y a pas plus de 50 p. 100 des Asiatiques mâles qui soient occupés à
cultiver le sucre; les autres sont attirés par des métiers assez simples d'abord, puis de plus en- plus qualifiés. Les plantations sont d'excellents endroits où faire l'apprentissage d'un métier. Aussi, à la campagne, les Japonais, avec un tout petit capital et un demi-savoir acquis sur les plantations, ouvrent des boutiques de forgeron, maréchal ferrant, charron et charpentier. Pour les travaux publics, l'administration, en dépit des recommandations légales d'employer le plus possible de citoyens américains, est obligée d'embaucher des Asiatiques. Les terrassements des chemins de fer sont exécutés par des compagnies japonaises qui passent un contrat. Impossible pour les Blancs de les concurrencer : le contractant, qui traite à de bas prix, se rattrape sur les vêtements, la bière et le saké qu'il vend à ses gens. Comme arrimeurs et débardeurs, comme marins sur les petits vapeurs qui cabotent entre les îles, les Japonais font merveille aux dépens des Hawaïens, et comme charretiers et cochers, ils remplacent les Chinois.
C'est dans les industries du bâtiment, longtemps réservées aux Américains, que la concurrence des Japonais est surtout sensible, — d'autant plus sentie qu'elle coïncide avec une période de dépression économique et qu'en même temps que les Japs contrôlent un plus grand nombre d'emplois, le nombre des emplois diminue. Après l'annexion, il y avait eu un boom : la situation politique du Territoire était fixée; le tarif assurait la prospérité de l'industrie sucrière; l'escale des transports de troupes et de vivres allant aux Philippines enrichissait Honoloulou. Des États- Unis, affluèrent les capitaux; on lança de nouvelles
plantations; des sociétés furent capitalisées à des taux exorbitants. A Honoloulou qui, en 1900, avait 39 000 habitants, — plus d'un quart de la population du Territoire, — on construisit en hâte. Mais une baisse rapide des valeurs sucrières amena une crise financière ; on avait bâti trop et trop vite : beaucoup de travailleurs blancs sont repartis aux États-Unis. Même si le nombre des artisans japonais n'augmente pas absolument, leur nombre dans les divers métiers est proportionnellement plus grand.
Et les Japs, comme charpentiers, maçons, plombiers, ferblantiers ou peintres, réussissent à construire, non seulement des maisons pour leurs compatriotes, des cottages ou de légères maisons de plaisance, mais aussi de substantial buildings. Un entrepreneur américain disait : «J'ai bâti l'an dernier vingt-quatre maisons avec des ouvriers japonais. Six de ces maisons sont maintenant occupées par des charpentiers blancs qui payent un loyer mensuel de vingt dollars. Si j'avais employé une main-d'œuvre blanche, ils auraient à payer trente ou quarante dollars... A Honoloulou, nous pouvons faire pour trois cents dollars ce qui coûterait environ huit cents dollars en Californie. Mes Japs sont réguliers et sûrs et peuvent exécuter n'importe quoi. Je leur fais faire actuellement des meubles pour une maison que je construis. » Et un autre entrepreneur : « Nous pouvons lutter avec les Chinois et les Japs, quand ils sont abandonnés à eux-mêmes; mais, quand ils sont dirigés par des entrepreneurs blancs, impossible. » A prendre les rôles de sept entreprises de construction à Honoloulou en 1900-1901, 1902, 1905, on constate la disparition des ouvriers blancs, — qui, très nom-
breux pendant le boom de 1901, vont diminuant de 1902 à 1905 :
OCCUPATION 1900-1901 1902 1905
Briqueteurs. 11 1) 3 Charpentiers 53 32 27 Contremaîtres briqueteurs - 1 1) »
— charpentiers. 9 1 3
— maçons... 2 » »
— peintres... 2 1) »
— plâtriers... 1 » "
— plombiers. 2 2 1 Maçons 37 2 2 Peintres.. 4 16 14 1 Plâtriers 9 2 2 Plombiers 16 5 4 L- TOTAL.... 159 58 43
L'industrie des vêtements est presque entièrement aux mains des Asiatiques. Sur 610 tailleurs dans les îles en 1900, 430 étaient chinois, 142 japonais. Les quelques maîtres tailleurs blancs emploient des ouvriers jaunes et profitent du sweat shop system. Savetiers et cordonniers, pour la plupart, sont japonais. Dans l'alimentation, dans les brasseries, les hôtels, les restaurants, Chinois ou Japs sont cuisiniers, pâtissiers et domestiques. Il va sans dire que les boutiques spécialement achalandées pour Asiatiques n'ont que des employés jaunes, tandis que les boutiques, tenues par des Blancs et où se fournissent les Japonais les plus riches, ont un commis interprète chinois ou japonais. Les seules occupations urbaines qui échappent encore à la concurrence des Jaunes sont les imprimeries de langue anglaise, la construction de machines, — matériel pour sucreries et
brasseries, — les travaux d'électricité, et, dans l'industrie du bâtiment, les tâches les plus compliquées. Si les Japonais n'y ont pas encore acquis une maîtrise suffisante, c'est qu'ils ont jusqu'ici travaillé surtout pour leurs compatriotes, comme aides ou entrepreneurs de petites affaires, laissant les tâches compliquées et les besognes de contrôle aux Blancs. L'ouvrier américain ne manque pas d'accuser ces Japs de travailler peu solidement, avec des matériaux de second ordre, et de se laisser exploiter par les entrepreneurs; mais, sans aucun doute, ils progressent en habileté technique et gardent l'ambition d'apprendre.
Comme aides, sans souci des heures qui passent, ils sont toujours prêts à se charger de tout le travail de l'artisan qu'ils assistent. Le Japonais vient présenter son fils aux patrons de métiers qualifiés; il sollicite pour ce jeune homme une instruction professionnelle, offre qu'il travaille sans salaire, rien que pour pouvoir apprendre. Devant cette ambition d'allures si modestes; entrepreneurs et ouvriers blancs se prennent pourtant de méfiance : « Ce pays, dit un entrepreneur, devient une sorte de kindergarten pour artisans japonais. » « Je ne veux pas enseigner ces gens à me couper la gorge », dit un autre. Malgré tout, le Japonais trouve des professeurs; voici les souvenirs d'un plombier : « Quand je travaillais à la Sanitary Laundry, un Jap m'offrit cinquante dollars pour lui montrer à faire un joint. En 1900 et 1901, beaucoup de camarades ont fait de l'argent rien qu'à enseigner leurs métiers aux Japs », — et les impressions d'un mécanicien : « Les mécaniciens blancs sur les plantations se la coulent douce. Moi-même, quand
j'y étais, je ne faisais jamais ma pleine journée de travail. Nous avions l'habitude de nous asseoir en rond et de regarder les Japs travailler. Beaucoup en arrivent à ne pas même amorcer le travail. Et puis, un beau jour, ils s'aperçoivent qu'ils ont dressé des mécaniciens qui les valent. »
Aux États-Unis, tout manœuvre, sitôt qu'il s'américanise, devient une manière d'aristocrate : il se sait gré que de la masse des prolétaires faméliques d'Europe, une immigration volontaire et courageuse l'ait sélectionné. Dans les meetings politiques, dans les séances des trade-unions, il s'entend dire que lui, citoyen américain, a le droit et le devoir d'être fier, que ses salaires continuent de monter, doubles ou. triples des salaires d'Europe, que le tarif est là pour les maintenir et qu'en somme son standard of living est envié par les prolétaires de tous les pays. Aux Hawaï, ces manières d'aristocrates s'exagèrent encore : si la concurrence des Orientaux diminue le nombre des ouvriers d'Occident, elle tend par contre à élever leurs salaires. Des Blancs sont nécessaires dans toute entreprise qui exige une certaine invention ou habileté technique. Il faut les retenir dans les iles par de hautes payes qui compensent le coût de la vie, l'isolement, et ! l'aversion dont tous témoignent de travailler avec des Asiatiques. Un surveillant rapporte qu'il payait 2,o0 dollars par jour à des marins blancs une tâche de débardeurs : ils quittèrent la place pour des emplois inférieurs, sous prétexte qu'ils ne voulaient pas d'un travail qui les associait à des Japonais. Aux yeux de ces Blancs, l'Asiatique abaisse et souille le ; métier qu'il exerce. Parfois, les Blancs sont des aventuriers que des vaisseaux de toutes les parties
du monde ont déposés dans les îles, ou des sans- travail de San Francisco ; le climat plus mou, une existence nouvelle les excitent peu au travail ; le voisinage d'Orientaux les démoralise. Un charpentier, qui veut ajuster une planche, a toujours un Jap sous la main à qui il donne l'ordre de scier, de mettre en place, de clouer. Peu à peu, inconsciemment, pour affirmer la supériorité intellectuelle de sa race, il n'exerce plus guère son métier. Il ne se soucie que de conception, de contrôle, de commandement et laisse la partie manuelle aux Asiatiques : cela flatte son orgueil.
Devant ce détachement superbe, l'humilité et l'ambition des Japonais ont la partie belle : ils la gagnent sur ce Blanc paresseux. Aussi, vers les États-Unis, est-ce une procession d'ouvriers qui s'en retournent, aigris à la pensée que sur territoire américain il n'y a pas place pour eux, citoyens américains, parce que des étrangers, économiquement, sont les maîtres.
Un artisan, quand il végète dans les îles, n'a plus qu'à ramasser ses outils et à se rembarquer : tout cela assurément ne va pas sans dépenses et désillusions, mais il en coûte davantage encore au petit marchand que la concurrence du Jap oblige, sous menace de ruine complète, à sacrifier au plus vite son fonds de commerce et à liquider piètrement ses marchandises. Depuis 1900, sans que le nombre des Japonais ait augmenté, le chiffre des licences commerciales qui leur sont accordées monte beaucoup. Le caractère des immigrants japonais change : moins de coolies, plus de petits marchands. Outre la clientèle des Orientaux, ils fournissent les Hawaïens, les Portugais et les moins payés des Blancs. Voici l'his- i
toire d'un tailleur 1 : « Il avait lutté vaillamment et refusé jusqu'au bout d'employer des Asiatiques, mais les affaires s'en allaient. Beaucoup de Blancs aisés donnaient leur clientèle à des Asiatiques ou à des Blancs employant des Asiatiques. Les seuls clients qu'il gardait encore étaient quelques Blancs qui essayaient de soutenir les commerçants de leur race, dût-il leur en coûter davantage. La journée pour lui était nulle. Plus bas, dans la même rue, tard dans la soirée, plusieurs boutiques de tailleurs asiatiques étaient en pleine activité. »
Les grandes corporations et les gros marchands restent européens ou américains; les Jaunes ne triomphent encore que dans les petites industries, dans le tout petit commerce : plus les affaires d'un Blanc sont modestes, plus il hait les Asiatiques. A la longue il se peut qu'avec l'appui d'une clientèle jaune assurée et croissante, avec la pratique de l'association, et l'audace que donne le succès, se forment dans les îles de grandes et riches entreprises d'Asiatiques, telles les puissantes maisons chinoises des Straits Settlements.
Fermiers, artisans et petits commerçants d'Amérique sentent que, dans la lutte économique, fatalement ils sont battus, non qu'ils soient inférieurs en habileté technique ou en instinct commercial, mais simplement parce que leurs concurrents ont un mode et un idéal de vie plus modeste que le leur : là contre que peuvent-ils? Tout de même, Américains, ils réclament, sur cette terre américaine, protection du gouvernement et du pouvoir fédéral. En 1903, une loi
1. Third report on Hawai, Bulletin of the Bureau of Labor, n° 66, september 1906, Washington.
fut passée n'autorisant à employer pour les travaux publics, comme artisans ou terrassiers, que des citoyens des États-Unis ou des personnes pouvant le devenir. Il est vrai que, le 7 août 1905, un journal japonais d'Honoloulou publiait cette opinion du district attorney qùe l'acte était inconstitutionnel, contrevenant à la constitution américaine et au traité de 1895 entre les États-Unis et le Japon. Pendant la session législative de 1905, en. vain furent présentés des bills destinés à favoriser les Blancs en déterminant pour les Asiatiques une série d'incompétences : bill sur la construction des maisons, bill nommant une commission de dix membres qui délivrerait des licences, bill défendant au gouvernément de se fournir ailleurs que chez des citoyens des États- Unis, etc. 1. De même, pour les travaux qu'entreprend le Gouvernement fédéral : amélioration des ports d'Honoloulou et d'Hilo, fortification de la station navale de Pearl Harbor, construction d'édifices publics, etc., les Américains exigent qu'on favorise les citoyens actuels ou futurs, qu'on élimine les Asiatiques qui ne peuvent pas devenir citoyens. Ainsi l'on encouragera, dit-on, la formation d'une communauté homogène de citoyens. On ajoute que c'est diminuer la valeur stratégique des îles que de confier à des Asiatiques la construction et l'entretien des ports et des fortifications. Enfin, le marché pour les marchandises américaines doit nécessairement décroître dans la proportion que le travail des Asiatiques est préféré au travail des citoyens.
1. Les journaux annonçaient récemment que, pour écarter les Japonais de la profession de médecin, on exigerait de tout candidat la connaissance de l'anglais.
Aussi bien que la décision du Board of Education de San Francisco, il n'est pas une de ces mesures qui, si elle était appliquée, n'amènerait la protestation du gouvernement fédéral des États-Unis et du gouvernement japonais : toutes sont contraires au traité de 1895. Cela prouve que ce traité, vieux de douze années, ne répond plus à la situation réciproque des Japonais et des Américains, aux Hawaï et en Californie. Aux Hawaï, en cette petite communauté isolée-sur l'Océan, s'est ouverte la lutte désespérée et assez pathétique de quelques milliers de travailleurs européens ou américains d'origine, pour défendre leur mode et leur idéal de vie contre une houle d'Asiatiques qui, au travers dA Pacifique, commence de déferler. Ce n'est qu'un combat d'avant-postes, mais qui est un avertissement pour la Californie où il faudra que le gros de l'armée donne.
III
Socialement, politiquement, les Américains sont encore maîtres des îles ; mais garderont-ils le meilleur? Jusqu'ici les Asiatiques, vivant à part, sont restés sans influence sur les institutions, les lois, les coutumes, le langage des Occidentaux : ils forment un empire dans un empire, et ne se laissent pas entamer.
Mais les Japonais, en limitant pour les Blancs les chances d'emploi, ont empêché que ne se forme au milieu du Pacifique une forte communauté américaine. Si les Hawaï étaient encore un territoire vierge, si King Sugar n'y avait pas des droits acquis, on prendrait grand soin qu'aucun corps jaune ne se glissât dans la société nouvelle. Par leur seule présence les Japonais créent un milieu psychologique qui ne réussit guère aux Blancs, — au lieu d'une égalité démocratique, une hiérarchie aristocratique : tout en bas les Asiatiques, à mi-chemin les Porto-Ricains et les Portugais, les Américains au pinacle. Pour les ouvriers blancs, les îles sont un lieu d'exil; la vie à côté des Jaunes leur donne le malaise. Point de mariages mixtes : contraindre légalement tous les
Orientaux à n'être que des coolies, telle est l'idée qui résume leurs déceptions, leurs mépris et leurs rancunes.
Question de race mise à part, la juxtaposition dans ces îles isolées d'une très nombreuse main-d'œuvre importée et d'une rare main-d'œuvre permanente, suffirait à créer de gros problèmes sociaux. Il est fatal que des travailleurs importés pour un temps assez court se contentent d'un régime et de salaires très inférieurs aux exigences de la main-d'œuvre permanente. Venant pour quelques mois ou quelques années dans un pays qui offre de plus hautes payes que le leur, en ce peu de temps ils entendent économiser de quoi retourner chez eux aussitôt que possible et avec la plus large aisance. D'où, pendant leur temps d'exil, la vie humble, parcimonieuse, qu'ils mènent à l'écart. Lucquois qui vont en Corse pour la moisson ou l'aba- tage des arbres, Belges qui fauchent nos champs, terrassiers italiens qui travaillent aux forts de Lorraine, — le phénomène est général, - tous s'acharnent à drainer, au prix de fatigues et de privations temporaires, un capital qui chez eux leur assure repos et bien-être. Aux Hawaï, cette énorme colonie de nomades asiatiques ni par ses salaires, ni par ses économies n'aide beaucoup à développer l'industrie.
Par réaction contre la vie si piètre des Jaunes et par gloriole de race supérieure, un Blanc aux Hawaï dépense plus qu'un salarié de même classe aux États- Unis. Comme monnaie, il ne se sert pas de pièces valant moins de cinq sous. « Nulle part ailleurs les pauvres ne font autant de chic », remarque un charpentier américain d'Honoloulou. Par les rues, on ne voit jamais un ouvrier blanc porter son dîner dans
un panier. Souvent des femmes de charpentiers ou de peintres ont un domestique japonais. Tous ces Blancs forment une caste et sont très attentifs à maintenir leur dignité. Les marchandises ne sont pas de même qualité pour les Américains et pour les Asiatiques. « De se fournir chez un Chinois, dit un ouvrier américain, cela fait une différence d'environ 25 cents sur une note de 2,50 ou 3 dollars, mais vous n'avez que. des marchandises éventées ou de qualité inférieure. Mon garçon, qui travaille chez un des principaux épiciers américains, me dit qu'aussitôt que les marchandises rancissent à l'éventaire, on les remet dans leurs caisses; puis on les vend au marchand chinois ou japonais. »
Déprimante pour le développement économique de la communauté, la présence de ces nomades besogneux exalte l'orgueil et le désir de paraître du Blanc ; elle exagère la distance entre l'énorme majorité des salariés et le petit groupe des capitalistes qui, au contraire des planteurs en d'autres pays tropicaux, résident pour la plupart dans les îles. Entre ces hauts barons et ces serfs qui vivent côte à côte, point de classes intermédiaires, analogues à ces communautés de fermiers indépendants du Middle-West américain qui, entre les trusters et les prolétaires immigrants, maintiennent encore l'idée démocratique et égalitaire. Les salariés américains dans les îles sont prêts à faire bloc contre les Jaunes qui les menacent et avec qui, socialement, ils ne frayent point. Les Blancs, capitalistes ou salariés, et les Jaunes non seulement ont des intérêts économiques opposés, mais encore manquent de tout intérêt social ou politique qui les unisse : race, traditions, histoire, idéal politique, croyances reli-
gieuses, tout les divise. De la part des Blancs, du mépris pour ces Jaunes qui dégradent l'idée de travail et le standard of living; de la part des Jaunes, mépris pour les Blancs et volonté de maintenir intégralement leur civilisation asiatique. Quelle prise dès lors peut avoir sur ces foules d'Asie l'idée américaine?
C'est grâce à l'instabilité de la population japonaise que les Américains ont pu jusqu'ici conserver toute l'influence sociale et politique. Les capitaux et les propriétés sont encore aux mains des Blancs. En 1904, 11979 Européens, Américains et Hawaïens payaient des impôts personnels pour des biens estimés 56 573 104 dollars, alors que 33 376 Japonais ne payaient que pour des biens estimés 1 591 125 dollars. D'autre part, tandis que 12 519 Européens, Américains et Hawaïens, — corporations ou particuliers, — étaient taxés pour des propriétés immobilières évaluées 66036 853 dollars, 1955 Japonais n'étaient Laxés que pour des propriétés immobilières évaluées 168545 dollars, c'est-à-dire 2 p. 1000 du total des propriétés. Le caractère nomade des Japonais est encore indiqué par le fait que le Chinois possède 2,39 dollars de propriété mobilière pour chaque dollar de propriété immobilière, tandis que le Japonais possède 9,44 dollars de propriété mobilière pour chaque dollar qu'il a placé en terres ou en bâtisses.
Mais la situation paraît changer. Si le nombre des Japonais n'augmente pas beaucoup dans les îles, les femmes, par contre, viennent plus nombreuses , depuis quelques années. Au recensement de 1900,
10 232 femmes mariées formaient 16,7 p. 100 de la population japonaise. Depuis, les statistiques d'immigration et d'émigration indiquent que la colonie japonaise s'est augmentée de 3000 femmes environ. Cela donne à penser que les Japonais commencent à prendre racine, car ces femmes n'arrivent pas toutes pour travailler sur les plantations ; beaucoup viennent comme épouses de petits artisans et commerçants fixés dans le pays, et elles ont beaucoup d'enfants 1. Comme l'immigration japonaise n'a vraiment commencé qu'après 1887, ils sont mineurs et suivent les écoles. En 1899, l'inspecteur général disait :
Le nombre des Japonais dans les écoles s'est accru de 100 p. 100 en deux ans. Il y a trois ans les Américains étaient plus nombreux. Aujourd'hui il y a deux Japonais pour un Américain, exactement 1 141 contre 601. D'autre part, les statistiques des douanes indiquent qu'en 1898, 82 Américaines vinrent dans les îles pour y résider tandis que l'excès des arrivées sur les départs pour les Japonaises fut de 4 505.
De 1900 à 1901 le nombre des Japonais dans les écoles passa de 1 352 à 1993 : leur augmentation fut de 47 p. 100; elle n'était que de 13 p. 100 pour toutes les autres nationalités. De 1902 à 1905, le nombre d'enfants de ces nationalités crût de 3 p. 100, de
1. Seiko, mai 1906; art. de M. Saito Kan, consul général du Japon à Honoloulou. Tableau des naissances et des morts dans la colonie japonaise.
190 3 ................... 3 474 naissances 995 morts. 1904 2 442 — '723 — 190 5 ................... 2 254 — 707 —
En 1904, 1905 durant la guerre russo-japonaise, il y eut beaucoup de retours au Japon; d'où la diminution des naissances et des morts.
42 p. 100 chez les Chinois, de 81 p. 100 chez les Japonais. Or, en 1900, alors qu'il y avait seulement 1 352 enfants Japonais dans les écoles publiques, le nombre des japonais nés dans les îles était de 4 881. Si nous maintenions ce rapport de 47 p. 100, nous trouverions qu'en 1905 il devait y avoir 13 000 Japonais nés dans les îles. Ce chiffre est sans doute trop élevé, car beaucoup de ces enfants ont dû partir.
Néanmoins, la question des écoles se pose. En 1905, les enfants d'origine asiatique formaient un quart de la population scolaire : dès lors une école de type absolument américain et strictement de langue anglaise pourra-t-elle se maintenir et pourra-t-elle américaniser ces jeunes Asiatiques? A leur contact ne risque-t-elle pas de s'orientaliser? Quelle influence profonde l'école américaine peut-elle avoir sur ces enfants japonais qui ne font qu'y passer et qui, hors l'école, vivent à part des Américains? Comme leurs parents sur les plantations et dans les divers métiers, les jeunes Japonais, dans les écoles, prennent peu à peu la place des Blancs. Les enfants d'Américains cesseront probablement d aller à la public school : avec de nombreux condisciples asiatiques, ils n'apprennent qu'imparfaitement l'anglais ou trop lentement, et puis quelle culture ont-ils en commun avec ces Asiatiques qui n'ont même pas le désir de devenir Américains? Dans l'île d'Oahou une ou deux familles américaines ont quitté le coin qu'elles habitaient, donnant comme raison que les enfants asiatiques venaient trop nombreux à l'école de campagne.
Les Japonais nés aux Hawaï peuvent devenir citoyens américains : ne profiteront-ils pas un jour de leur droit de suffrage pour accaparer le pouvoir
politique? Jusqu'à présent, la population japonaise née dans les îles ne paraît pas s'y fixer beaucoup plus que les émigrants venus du Japon. Des familles entières s'en vont en Californie ou retournent au Japon, sans se préoccuper de préserver pour leurs enfants ce droit de devenir citoyens américains. Du 1er juillet 1902 au 31 décembre 1905, 4 529 Japonaises et 3 580 enfants, — la plupart nés dans les îles, — quittèrent les Hawaï.
Mais les Japonais sont en train d'acheter et surtout de louer des terres. Comme beaucoup deces locations sont faites pour dix et vingt ans, il est probable qu'ils feront venir leurs familles. Leurs enfants nés dans les îles pourront devenir électeurs. Or, en 1902, il n'y avait aux Hawaï que 12 550 votants, la plupart Hawaïens et Américains. Que dans quelques années ces Japonais nés dans les îles réclament le titre de citoyens, et le total de leurs voix, — qui ne sera point diminué, comme les voix nouvelles des Américains, par la mort d'anciens électeurs, — peut leur permettre de contrôler le gouvernement du territoire, en se servant des institutions démocratiques qu'ont établies les Américains. Forts de leur solidarité de race, ils peuvent faire bloc, tout en restant étrangers aux institutions et aux traditions américaines, car ils restent fiers d'être Japonais; ils continuent d'aimer et de regretter au loin leur terre japonaise; ils savent que le Mikado et son gouvernement ne les perd pas devue et qu'il entend les conserver comme sujets. Émigrants patriotes, ils ne cessent de se tourner vers le Japon; entre eux ils reconstituent un nouveau Japon qui garde fidèlement les mœurs et les sentiments nationaux. Ils ne sont pas pour l'américanisme
une proie facile comme l'émigrant d'Europe, révolté, individualiste, tout prêt à entrer dans les groupes qui l'américaniseront. Sur ces Japonais qui, en masse homogène, vivent à moitié chemin environ du Japon et des États-Unis, l'attrait de leur pays et de leur histoire reste plus fort que l'idée américaine qui, représentée aux Hawaï par quelques milliers de personnes, ne peut pas avoir la même force persuasive et dominatrice que sur le continent.
Le danger n'est pas immédiat : les Japonais nés dans les iles et qui sont en âge et en humeur de naturalisation sont encore trop peu nombreux. Mais, en attendant, les Japonais, venus du Japon et qui ne peuvent devenir citoyens américains, influent par leur seule présence sur la vie politique. Théoriquement le gouvernement est basé sur le suffrage universel; en fait, à cause de cette grande majorité d'Asiatiques, les îles sont gouvernées par une très petite minorité, et la grande majorité ne pourra jamais avoir le droit de vote. La seule présence des Asiatiques pousse politiquement les Blancs vers l'oligarchie, comme socialement il leur fait prendre le ton et les manières d'aristocrates. D'autre part, le titre de naturalisé aux Hawaï vaut aux États-Unis. Il faudra donc un contrôle de plus en plus compliqué pour distinguer les Japonais nés aux Hawaï des émigrants frais émoulus du Japon : une escale aux Hawaï peut servir aux Japonais à acquérir la pratique d'un métier occidental et à gagner pour leurs enfants le titre de citoyens américains. Les mesures pour interdire l'entrée des États-Unis aux coolies japonais, ne s'appliqueront jamais à tous les Japonais nés aux Hawaï : ils ont le droit de se faire naturaliser.
j*
La perte de leur influence politique sur les Hawaï coûterait plus cher aux Américains que la valeur propre des îles qui pourtant est considérable1. Straté- giquement elles ont une grande importance. Isolées dans le Pacifique nord, elles commandent les lignes anglaise et américaine, nord-est sud-ouest, de Vancouver et de San Francisco en Australie et en Nou- velle-Zélande, et elles forment l'étape nécessaire des routes qui de San Francisco vont aux Philippines, en Chine et au Japon. Le câble des États-Unis aux Philippines y touche. Si des Hawaï prises comme centre on décrit sur la carte du Pacifique une circonférence ayant pour rayon la distance qui sépare Honoloulou de San Francisco, au sud et à l'ouest le cercle effleure le système d'archipels qui, par les Marquises et les îles de la Société, les Samoa, les Gilbert, les Marshall, se prolonge au nord jusqu'aux Kouriles et aux Aléoutiennes. A l'intérieur de cette circonférence on ne trouve que des ilots insignifiants, les îles Fanning et Christmas. Quand le canal de Panama sera percé, les Hawaï surveilleront la route du Japon à Panama et flanqueront à l'ouest la ligne fréquentée par les bateaux venant de New-York et de la Nouvelle Orléans à San Francisco. Enfin, posséder
1. Pendant l'année qui a fini le 30 juin 1906, les États-Unis ont exporté 11 771 155 dollars de marchandises, céréales, machines, pétrole, tabac, etc., aux Hawaï. 10 232 370 dollars de ces exportations sont partis de San Francisco. Les exportations des Hawaï aux États-Unis ont été de 26 850 463 dollars, dont 23 840 803 de sucre brun. Le commerce total s'est donc élevé à deux cents millions de francs environ.
les Hawaï, c'est écarter l'ennemi de toute la ligne de côtes qui va du Puget-Sound jusqu'au Mexique, le priver d'une station de charbon située à 2 100 milles de San Francisco, le rejeter ainsi de 3 500 à 4 000 milles en arrière des Hawaï, poste avancé, le forcer à des campagnes de 7 ou 8000 milles aller et retour, bref l'empêcher de soutenir une guerre navale. Aussi comprend-on que, dans son message de décembre 1905, le président Roosevelt ait dit : « Des mesures immédiates devraient êtres prises pour fortifier les Hawaï. C'est le point le plus important à fortifier dans le Pacifique, pour sauvegarder les intérêts de notre pays. On ne saurait exagérer l'importance de cette mesurei. »
La situation actuelle des Hawaï réclame un traitement spécial : c'est une situation spéciale qu'a créée l'admission d'une main-d'œuvre asiatique au service d'une culture privilégiée.
Si les Américains se décidaient à traiter les îles Hawaï comme une colonie tropicale et à l'exploiter au seul bénéfice des capitalistes américains ou hawaïens, le problème de races n'y serait pas tragique. Les Asiatiques vendraient leur travail que les capitalistes blancs achèteraient au meilleur compte et tout serait dit. Mais ce qui vient compliquer les problèmes économiques, sociaux et politiques des Hawaï, c'est le sentimentalisme américain, qui , du continent, rayonne, le même sentimentalisme qui inspire la politique « des Philippines pour les Philippins » : on ne doit pas sacrifier à la seule prospérité matérielle
1. 250 000 dollars ont été votés pour commencer les travaux de défense à Honoloulou.
des îles l'idée d'un american commonwealth. Sur territoire américain, il ne sera pas dit que des citoyens américains ne puissent gagner leur vie et former une communauté démocratique et égalitaire.
Cet idéal, la main-d'œuvre japonaise, le rend presque impossible. Des planteurs étrangers ou des planteurs américains, qu'un long séjour dans les îles a déshabitués des traditions et sentiments du continent, trouvent que la politique trop sentimentale de Washington est indéfendable. Parmi eux, l'idée a été exprimée et soutenue qu'il serait bon pour les Hawaï d'être non plus un « Terri tory of the United States », mais simplement une « colonial dependency ». Ainsi l'industrie sucrière pourrait plus aisément obtenir des lois permettant l'importation du Chinois. Contre cette solution, le président Roosevelt s'est vigoureusement élevé 1. « Notre but est de développer le territoire de Hawaï selon des traditions américaines. Nous ne pouvons admettre aucune solution aux problèmes actuels, qui réclame l'admission de Chinois et qui les confine par statut aux travaux des champs ou à l'état de domesticité. L'état de servilité ne peut être toléré sur le sol américain, une fois de plus... Il y a des obstacles, de grands obstacles à la formation d'une communauté américaine aux Hawaï; mais il n'est pas dans le caractère américain de reculer devant une difficulté... Hawaï ne deviendra jamais un territoire où une classe dirigeante de riches planteurs vit grâce au travail des coolies. Même si le développement du Territoire doit être rendu plus lent, ce développement
1. Message, décembre 1905. Foreign Relations, p. LIX. Cf. supra, p. 72, l'expression de la même idée dans le Message de décembre 1906.
doit seulement se faire par l'admission d'immigrants capables finalement d'assumer les devoirs et les charges de parfaits citoyens américains. »
Une population blanche avec le plus haut standard of living et le plus grand pouvoir de consommation, capable de former un état autonome qui puisse se rattacher un jour aux autres États de l'Union, telle est sans doute la solution conforme aux principes américains et aux intérêts des marchands et des ouvriers blancs. Mais, pour encourager l'immigration des Blancs, il faudra réduire les prétentions de King Sugar, varier l'agriculture, remplacer les -coolies de plantations par de petits fermiers. C'est toute une révolution à faire. A supposer même que l'on prenne des mesures, qui désormais excluent tout Asiatique, elles ne feront pas disparaître d'un coup les soixante et quelques milliers de Japonais qui sont déjà entrés. Avant qu'un nombre suffisant de Blancs arrive à neutraliser ces coolies et artisans en place, il faudra du temps.
IV
Cependant que les Hawaï attendent la solution de leurs difficultés de main-d'œuvre et de races, beaucoup de Japonais passent des îles à la côte américaine transportant avec eux toutes les difficultés que leur premier contact avec les Américains aux Hawaï avait fait naître.
Ce passage, des Hawaï aux États-Unis, est fatal : aucun lien légal ou sentimental ne peut retenir dans les îles une population mobile de coolies excursionnistes. Pour gagner de plus hauts salaires, ils se sont exilés de leur chère terre du Japon : dès que les hor- tillons, les fermiers de Californie ou les constructeurs de chemins de fer dans l'ouest et le nord-ouest américain leur offrent de meilleurs avantages, sans hésiter, ils pousseront leurs migrations encore plus à l'est que les Hawaï, sur le continent même. Il est fatal que les appels de travail sur la côte californienne se fassent entendre jusque dans les îles. De ce réservoir où les plantations ont accumulé des coolies, il suffit, pour que vers la Californie le flot s'en écoule, qu'un avantage de salaires, même léger, dénivelle l'équilibre entre ces vases communicants.
A ces avantages de salaires s'ajoute la perspective d'un travail plus libre que sur les plantations hawaïennes, l'attrait d'un continent énorme aux possibilités indéfinies, le désir de voir des pays nouveaux, enfin l'action des recruteurs japonais qui travaillent pour les grands entrepreneurs de la côte. Voici quelques annonces faites par ces agents1 dans des journaux japonais :
GRAND RECRUTEMENT POUR L'AMÉRIQUE
Par arrangement avec Yasuzawa, de San Francisco, nous recrutons des travailleurs pour le continent et leur offrons du travail. Point de délais à craindre en arrivant à San Francisco. Yasuzawa fournira immédiatement du travail. Les emplois qu'on offre consistent à cueillir des fraises et des tomates, à planter des betteraves, à s'engager dans les usines et comme domestiques. C'est vraiment le moment de partir 1 Salaires : 1,50 dollar par jour. Tokujiro Inaya — Niigata Kenjin — Nishimura hotel. S'adresser à l'agence d'Honoloulou pour plus de détails, en envoyant le nom de votre plantation. (Extrait de YHawaïian-Japanese Chronicle, 22 mars 1905.)
AVIS SPÉCIAL
Pendant les trois mois qui viennent, nous recruterons 1000 travailleurs de la province Niigata, Japon, pour le continent américain. Adressez-vous à l'hôtel ci-dessous. Ne manquez pas une bonne occasion. L'association industrielle des Japonais de la province Niigata a envoyé un représentant à Hawaï pour encourager leurs compatriotes à aller en Amérique. Ce représentant, M. Seisaku Kuroishi, assiste quiconque s'adresse à lui. Yamaichi hôtel, 1er février 1905. (Extrait de YHawdian-Japanese Chronicle, 22 mars 1905.)
1. Third report on Hawai, nO 66, september 1906.
Des arrangements ont été faits avec l'association japonaise-américaine de San Francisco afin que^tous ceux qui quittent Hawaï pour le continent par notre intermédiaire puissent trouver du travail. Naigwai Benyeki Shosha.
NOUVELLE LIGNE A VAPEUR
Avec le steamer Centennial nous allons inaugurer, entre San Francisco et Hawaï, une nouvelle ligne de marchandises et de passagers. Pour la commodité des Japonais nous avons un agent à Honoloulou, l'autre à Hilo. C'est un grand steamer de 300 tonnes, bien bâti, parfaitement sûr pour le transport des passagers. Voyages mensuels, traversée en une semaine. Le passage est bon marché. On n'exige pas de dépôt de 50 dollars. Cuisiniers et domestiques sont Japonais et on donne de la nourriture japonaise. Premier départ 25 mars. S. N. S. S. Co. Agents : Honoloulou, Yukinosuki, Shibata; Hilo, Yasikichi, Toda (Extrait de l'Hawaï Shimpo, 27 février 1905).
De leur côté, les compagnies d'émigration au Japon poussent les émigrants à se diriger vers les États- Unis plutôt qu'à rester aux Hawaï : de plus hauts gages permettront à ces travailleurs de rembourser plus sûrement aux compagnies les avances qu'elles ont consenties. Enfin, peu à peu, l'émigration vers le continent américain n'a plus besoin d'être artificiellement stimulée; aux Hawaï, les Japonais reçoivent des lettres de leurs compatriotes qui leur parlent de hauts salaires et de plus douces conditions de travail, et qui les pressent de venir.
Du 1er janvier 1902 au 31 décembre 1906, voici le tableau des départs, des Hawaï vers le continent. Si l'on déduit 300 Coréens et 75 Chinois, tous les émigrants sont Japonais :
Périodes. Nombres.
1" janvier 1902 au 30 septembre 1902.... 1 054 lor octobre 1902 au 30 septembre 1903.... 2 119 18r octobre 1903 au 30 juin 1904.... 3 665 1" juillet 1904 au 30 juin 1905.... 11 132 1er juillet 1905 au 30 septembre 1905.... 1 798 1er octobre 1905 au 31 décembre 1905.... 873 1er janvier 1906 au 31 mars 1906.... 2 038 1er avril 1906 au 30 septembre 1906.... 6 738 29 417
Les planteurs des Hawaï essayent d'enrayer cet exode qui dépeuple leurs champs et peuple la Californie des coolies qu'ils ont aidés à venir du Japon : ils haussent les salaires, améliorent le régime, traitent plus doucement leur main-d'œuvre, demandent;au gouvernement du Territoire de prendre des mesures contre les agents d'émigration, prient la Central Ja- panese League, dont le consul général du Japon à Honoloulou est le président, d'intervenir. Le consul a fait paraître l'avis suivant :
En dépit de la suspension par le gouvernement japonais de l'émigration des travailleurs aux États-Unis..., ils partent en grand nombre vers la Californie et les autres ^ États du Pacifique, immédiatement après leur arrivée à Honoloulou, trompant ainsi les autorités japonaises et manquant à leur parole de venir et de rester aux Hawaï... Bien qu'il soit naturel que des travailleurs soient portés f vers les endroits où ils peuvent gagner de plus hauts salaires, ils doivent pourtant prendre en grande considération la politique de leur gouvernement
Je prie très sérieusement les travailleursl japonais de- ne pas agir à l'encontre de la politique du gouvernement japonais en partant aux États-Unis; ils violent ainsi la promesse qu'ils ont tacitement donnée à leur gouvernement et manquent de bonne foi à l'égard de ceux qui les emploient.
Jusqu'ici tous ces efforts n'ont guère eu de résultats. « En dépit de la suspension par le gouvernement de l'émigration des travailleurs japonais aux États-Unis », en dépit des mesures prises par les planteurs, l'émigration vers de plus hauts salaires continue : elle est trop naturelle. Naturelle aussi la politique des entrepreneurs californiens qui viennent chercher dans « ce Kindergarten de travailleurs et d'ouvriers japonais », la main-d'œuvre débrouillée et bon marché, dont ils ont grand besoin.
Il est vrai, comme le déclare le consul d'Honolou- lou, que le gouvernement japonais fait tous ses efforts depuis 1901 pour empêcher les coolies d'émigrer aux États-Unis. Toutefois, du 1er juillet 1900 au 31 décembre 1906, il a laissé venir aux Hawaï 56153 Japonais. L'intérêt que les Japonais ont de faire une escale aux Hawaï avant d'aller en Californie, au Canada ou au Mexique est évident, car, aux Hawaï, comme on a besoin d'eux, on les laisse entrer facilement. Une fois là, le gouvernement japonais ne peut contrôler ces coolies qui ne sont plus soumis aux lois du Japon. Comme Hawaï fait partie des États-Unis, les lois américaines ne permettaient pas jusqu'en mars 1907, d'entraver la circulation de ces Japonais entre les îles et le continent. Bien plus, Hawaï étant territoire américain, les entrepreneurs de la côte du Pacifique pouvaient y embaucher des travailleurs sans violer la loi d'immigration qui interdit l'entrée aux États-Unis des travailleurs recrutés à l'étranger par contrat. Les journaux du 25 janvier 1907 signalaient, à San Francisco, l'arrivée de coolies japonais qui reconnaissaient avoir été amenés par contrat. « Aucun d'eux n'était resté plus d'un mois aux Hawaï et tous ont avoué
franchement que s'ils s'étaient rendus auparavant dans ces îles, c'était afin de ne pas avoir de difficultés en Californie où on leur avait promis du travail. »
Cette question de la main-d'œuvre aux Hawaï est la cause primordiale du conflit américain-japonais. Depuis vingt-cinq ans King Sugar a su attirer une population moyenne de 60000 coolies japonais sur ses terres, qui, par leur position centrale dans le Pacifique nord, sont pour l'émigration japonaise un excellent point de distribution vers l'Amérique du Nord et le Mexique. Maintenant que les Japonais sont indispensables aux Hawaï, les Américains, à moins de détrôner King Sugar et de ruiner leur territoire, ne peuvent les en écarter brusquement; or, tant que les coolies japonais s'y accumuleront, l'Amérique du Nord sera menacée.
La mesure que le président Roosevelt a fait voter en février 1907 par le Congrès est destinée à empêcher les travailleurs japonais dont les passeports sont pour les Hawaï de passer en Californie. L'amendement que le Canada a introduit dans sa loi d'immigration, — les immigrants au Canada devront venir directement de leur pays d'origine, — a le même objet. Dès que la mesure fut proclamée aux États-Unis, les Japonais des Hawaï télégraphièrent au président Roosevelt qu'ils protestaient contre une mesure qui les rend à jamais esclaves des capitalistes hawaïens, et, au ministère des Affaires étrangères à Tôkyô, qu'elle était incompatible avec la dignité de l'Empire et ruineuse pour leurs intérêts.
Je suis peiné que les États-Unis, pays si excellent pour notre émigration, se ferment pour nous. Il y a des gens qui disent que malgré que les États-Unis ne soient plus
ouverts aux émigrants japonais, rien n'est perdu tant que les Hawaï recevront nos compatriotes. Mais raisonner ainsi, c'est ignorer le caractère des émigrants aux Hawaï. En fait ceux qu'on appelle ainsi sont des émigrants pour les États-Unis. L'envoi mensuel de plusieurs milliers d'émigrants japonais aux Hawaï est fait pour remplacer ceux qui rentrent au Japon et ceux qui des Hawaï passent sur le continent américain. Les véritables émigrants aux Hawaï sont peu nombreux. Il manque aux Hawaï 5 ou 6 000 bras. Quand ils y auront été envoyés, les Hawaï n'auront plus besoin d'autres émigrants. Si l'on continue d'y faire partir 2 000 émigrants par mois, comme en ces derniers temps, il suffira de deux ou trois mois pour que la limite soit atteinte
Ce chiffre de 2 000 émigrants par mois pour les Hawaï, fixé par le gouvernement japonais, et qui devait être porté à 4 000 à partir du 1er juin 19072, fut temporairement ramené à 1005 (juin 1907), en raison des difficultés avec les États-Unis. Le vrai moyen pour le gouvernement japonais d'arrêter toute émigration en Amérique, c'était d'empêcher les départs pour les Hawaï; or le gouvernement japonais sembla n'y prendre pas garde. Estimait-il que la mesure passée par le gouvernement américain contre ses nationaux ne pouvait être que provisoire? En tout cas, il savait qu'ils essaieraient de tous les moyens pour la tourner.
Il n'est guère prudent d'élever un mur à proximité d'un réservoir prêt à déborder. Non loin du mur de protection dont s'entourait le continent américain contre le flot de coolies japonais, le gouvernement de
1. Toyo Keizai Shimpo, 25 mars 1907. L'Avenir des Émigrants aux îles Hawaï.
2. Asahi Shimbun, 28 décembre 1906.
Tôkyô, méthodiquement emplissait de travailleurs le réservoir hawaïen. Pour le trop-plein de main-d'œuvre, la pente d'écoulement de l'aqueduc à double arche s'incline du Japon aux Hawaï, puis en Californie : c'est la différence des salaires qui crée l'écoulement dans ce sens. N'était-il pas à penser que le flot des travailleurs japonais trouverait dans le mur des fissures par où suinter aux États-Unis, jusqu'au moment où il le jetterait bas?
Les coolies japonais filtrèrent à travers la digue américaine, ou la tournèrent par le Canada et le Mexique : on compta aux États-Unis du 1er juin 1906 au 31 mai 1907 plus de 30000 de ces immigrants, deux fois plus nombreux que les années précédentes, et le mouvement continua jusqu'à la fin de 1907. C'est alors seulement que le gouvernement japonais, jugeant que la situation lui imposait un sacrifice, publia que seuls auraient le droit d'émigrer désormais aux Hawaï les Japonais qui y retournent et leurs proches parents.
Les Japonais savent qu'ils sont indispensables aux îles : comment King Sugar s'accommoderait-il d'une diminution de ses serviteurs? Les planteurs hawaïens continueront de les attirer, et les Japonais continueront d'écouter leurs appels car derrière les Hawaï ils voient l'Amérique, terre « des possibilités indéfinies ». 60 000 Japonais, déjà installés dans les îles, auront le droit de revenir au Japon et de repartir aux Hawaï en emmenant leurs proches parents. Quel contrôle pourrait prévenir les fraudes?
Au reste l'interdiction de partir aux Hawaï n'est peut-être pas aussi absolue qu'on l'a dit. Voici d'après le Tôkyô Asahi Shimbun du 15 décembre 1907
quelles étaient les intentions du ministre des
Affaires étrangères, le comte Hayashi :
Il a annoncé aux gens qui s'occupent de l'émigration japonaise que durant le mois de janvier 1908, les 23 compagnies d'émigration dont les affaires sont prospères (3 compagnies ont suspendu leurs affaires) auraient l'autorisation d'envoyer chacune aux îles Hawaï 11 émigrants.
Cette autorisation a été officiellement communiquée aux préfets des départements où existent des compagnies d'émigration. Toutefois les émigrants pourront emmener avec eux leurs femmes et ceux de leurs enfants garçons et filles âgés de moins de douze ans.
Multiplions 23 par 11: 253 émigrants sont autorisés à partir en janvier 1908. Ils pourront emmener leurs femmes et leurs enfants de moins de douze ans ; il est probable que certains emmèneront des femmes et des enfants qui ne sont point les leurs. Sans doute, nous sommes loin des 2000 ou des 4 000 émigrants que le gouvérnement japonais projetait, il y a un an \ d'envoyer mensuellement aux Hawaï, mais tout de même ce n'est pas l'interdiction absolue des départs.
1. « A la demande des émigrants japonais aux Hawaï et pour encourager cette émigration... il avait été décidé que le nombre des départs serait porté à 4 000 à partir d'octobre 1906. » Mais M. Sato Kan,consul du Japon auxlHawaï,vu l'insuffisance des moyens de transport, obtint que ce chiffre ne fût adopté qu'en juin 1907, et qu'on continuât jusque-là à faire partir chaque mois 2 000 émigrants. L'Asahi Shimbun du 28 décembre 1906 ajoutait : " L'enquête ordonnée il y a quelque temps par le président Roosevelt sur les émigrants japonais aux îles Hawaï est un plaidoyer éclatant en leur faveur; aussi la décision d'une augmentation graduelle des départs n'a-t-elle pas d'autre raison que l'insuffisance des moyens de transport. » A un an de distance, la semi-interdiction des départs pour les Hawaï par le gouvernement japonais pourrait bien n'être qu'une mesure provisoire.
Pour février, un autre ordre du ministère des Affaires étrangères réglementera l'émigration. Ce chiffre de 253 n'est donc que temporaire : il croîtra ou diminuera, selon que l'antijaponisme américain sera en hausse ou en baisse, selon que les réclamations des émigrants, des compagnies d'émigration, des compagnies de navigation et des Japonais des Hawaï seront plus ou moins vives.
Depuis une année, la solution provisoire du conflit entre Américains et Japonais s'est faite en deux temps. Premier temps : les États-Unis et le Canada essayent d'arrêter les passages des Hawaï en Amérique. Deuxième temps: le Japon promet d'empêcher les départs du Japon aux Hawaï. Au centre du problème se dressent toujours les Hawaï.
L'expérience tentée depuis plus de vingt ans dans les îles doit servir à comprendre les difficultés qui depuis plus d'un an ont surgi sur le continent américain. Suivons en Californie les émigrants japonais.
CHAPITRE III
LES JAPONAIS EN CALIFORNIE
LE « STANDARD OF LIVING ».
1
Le 11 octobre 1906, le Board of Educalion de San Francisco prenait la résolution suivante :
Conformément à l'article x, section 1662 de la loi des écoles de Californie, à partir du 15 octobre, les directeurs doivent envoyer tous les enfants chinois, japonais ou coréens à l'école orientale publique, située sur la façade sud de Clay street entre Powell et Mason streets.
Voici sur quelle clause, passée au temps de la grande hostilité contre les Chinois, s'appuyait cette résolution :
... Les Trustees auront le pouvoir d'exclure des écoles les enfants d'habitudes malpropres et vicieuses, les enfants atteints de maladies contagieuses ou infectieuses et aussi d'établir des écoles séparées pour les enfants indiens et pour les enfants d'origine mongole ou chinoise. Quand ces
écoles seront installées, les enfants indiens, chinois ou mongols ne devront pas être admis dans d'autres écoles.
Déjà, le 6 mai 1905, le Board of Education avait publié qu'il était « résolu à installer des écoles séparées, à l'usage des élèves chinois et japonais, non seulement pour aérer les écoles actuellement encombrées, mais encore en vertu de cette idée plus haute que l'on ne doit pas exposer des enfants américains au contact des élèves de race mongole 1 ».
Ces deux résolutions de 1905 et 1906 sont dues à la propagande de la Japanese and Korean Exclusion League 2. Dès le 22 octobre 1905, la ligue avait dépêché son comité exécutif au Board of Education (Conseil des Écoles) pour demander que des écoles fussent réservées aux enfants mongols de San Francisco.
1. Sur cet incident des écoles, cf. Secretary Metcalf's Report du 26 novembre 1906, transmis par le président Roosevelt au Congrès le 18 décembre 1906; le discours prononcé à San Francisco par David Starr Jordan, Président of Leland Stanford, Jr. Uni- versity, publié par The Boston Weekly Transcript, le 4 janvier 1906; les journaux et les revues, passim.
2. Cette ligue s'est formée pour obtenir du Congrès des Etats- Unis une extension aux Japonais et aux Coréens de l'acte qui exclut les Chinois. Le 7 mai 1907, jour où elle célébrait le deuxième anniversaire annuel de sa fondation, la ligue prétendait que 225 organisations lui étaient affiliées : 198 labor unions, 12 fra- ternal organizations, 11 civic societies, 3 benevolent societies, 1 military organization. Ces sociétés affiliées auraient représenté 91 500 citoyens de Californie. Au cours de sa très active campagne de pétitions, de pamphlets, de statistiques, de discours et de dépôt de loi au Congrès, par l'intermédiaire des sénateurs et représentants de Californie, la ligue a reçu l'appui d'importants groupements ouvriers, tels que The Chicago Federation of labor et surtout The American Federation of labor. Chaque mois paraissent les Minutes of the Japanese and Korean Exclusion League, importantes à consulter pour connaître les thèses et les arguments de l'anti- japonisme.
Le 15 octobre 1906, jour où la décision du comité scolaire devint effective, 93 élèves japonais suivaient les écoles publiques : 68 étaient nés au Japon ; 25 aux États-Unis. Ceux-ci, en vertu de l'article xiv de la Constitution américaine, peuvent devenir citoyens des États-Unis et de l'État où ils résident; comme tels, ils sont soumis aux lois de la nation aussi bien que de l'État. Les 93 élèves étaient répartis entre 23 écoles primaires et, selon leurs connaissances, entre les 8 degrés des public-schools. Les 25 enfants nés aux États-Unis de parents japonais avaient de sept à quinze ans; parmi les 68 enfants nés au Japon, 43 avaient de quinze à vingt ans.
L'école spéciale qu'on réservait à ces enfants est, dans la partie brûlée de San Francisco, une bâtisse provisoire, mais comparable aux autres écoles qui ont été construites après le tremblement de terre. Le programme d'études y est exactement le même. Mais les Japonais vivent dispersés dans les divers quartiers de la ville, qui sont mal desservis depuis le tremblement de terre : les forcer à ne fréquenter que cette école c'était empêcher beaucoup d'entre eux de profiter de l'enseignement public.
Depuis plus d'un an, 1 le Board of Education recevait des protestations de parents américains contre la pré- sence dans les écoles primaires, à côté de leurs enfants, garçons ou filles de sept ou huit ans, de Japonais âgés de seize, vingt-deux, vingt-trois et vingt-quatre ans : tout le monde tombait d'accord qu'il n'était pas bon de mélanger des âges aussi différents. Mais rien n'était plus facile de fixer pour chacune des classes de l'école primaire une limite d'âge ; valant pour tout le monde et n'étant dirigée
contre aucune race, cette mesure d'ordre n'eût éliminé des public-schools que 43 enfants qui, nés au Japon, avaient de quinze à vingt ans. Restaient les enfants au-dessous de quinze ans.
La majorité des professeurs s'accordait à dire que ces petits Japonais s'étaient toujours bien conduits, qu'ils étaient propres, plus propres que beaucoup d'enfants d'origine européenne, et en général d'esprit très vif. On ajoutait que San Francisco était la seule ville à prendre de telles mesures, que les étudiants japonais étaient admis et appréciés à l'Université de Californie (Berkeley), institution d'État, et à l'autre université de Californie, l'Université libre de Leland Stanford, jr. Privément, la plupart des éducateurs de l'État et beaucoup d'ouvriers reconnurent que les Japonais devaient avoir les mêmes privilèges scolaires que les autres étrangers. Néanmoins le conseil scolaire refusa de revenir sur sa résolution, disant que, du moment qu'une école spéciale pour les enfants chinois, japonais et coréens existait, les enfants japonais n'en devaient fréquenter aucune autre.
C'était aussi l'avis des partis politiques, des journaux. Voici quelle était l'opinion la plus modérée : Les public-schools de Californie sont une institution d'État, non pas une institution fédérale. L'État californien, qui les entretient, a le pouvoir de les supprimer, sans que le gouvernement fédéral ait le droit de protester ; il peut accorder à des étrangers le privilège de suivre ces écoles, aux conditions qu'il choisit, sans que le gouvernement fédéral puisse discuter ces mesures. Les écoles publiques ont été faites pour éduquer les citoyens et non des étrangers qui, ne pouvant être naturalisés citoyens, remporteront dans
leurs pays les bénéfices d'une telle instruction : réussirait-on à établir qu'il y a violation du traité avec le Japon dans les mesures prises contre les enfants japonais, l'État californien répondrait en interdisant les public-schools à tous les enfants étrangers de quelque nationalité qu'ils soient et en limitant les droits d'éducation gratuite aux enfants de ses propres citoyens. Et le gouvernement fédéral ne pourrait se plaindre : les enfants japonais seraient traités exactement comme les enfants de toutes les autres nations.
Contre une telle argumentation, le Japon se réclamait du traité conclu le 22 novembre 1894 1 :
... En tout ce qui touche aux droits de résidence et de voyage... les citoyens ou sujets des deux parties contractantes jouiront sur le territoire de l'autre des mêmes privilèges, libertés et droits, et ne seront soumis en ces matières à aucun impôt ou charge plus lourds que ceux imposés aux nationaux, citoyens ou sujets de la nation la plus favorisée.
Le gouvernement japonais maintint que partout aux États-Unis le droit à l instruction est compris dans le droit de résidence et que ses nationaux, en vertu de la clause de la nation la plus favorisée, avaient, comme les enfants des autres nations, Français, Italiens ou Allemands, droit aux public-schools; or, suivant l article 6 de la Constitution américaine, «... tous les traités conclus ou à conclure sous l'autorité des États-Unis seront la loi suprême du pays, et les juges dans chaque État sont tenus de l'observer, même si la Constitution ou les lois de l'État y con-
1. Traité proclamé le 21 mars 1895, valable pour douze années à partir du 17 juillet 1899.
tredisent ». Le Japon réclama du gouvernement fédéral qu'il fît respecter en Californie le traité de 1894.
Pris à la lettre, ce traité ne contient aucune clause concernant l'éducation : la clause de la nation la plus favorisée, qui y figure, vise simplement l'égalité commerciale. D'autre part, la Constitution des États- Unis, tant qu'elle n'est pas limitée spécifiquement par un traité international, semble donner raison au Board of Education et aux autorités de San Francisco : les écoles gratuites sont entretenues par les États et les villes, sans assistance de la Confédération, et tout à fait en dehors d'un contrôle fédéral. En Californie, le droit à l'éducation n'est pas refusé aux Japonais ; on leur assigne simplement l'école où ils pourront l'exercer. Le droit de désigner aux enfants les classes qu'ils doivent suivre, de les distribuer dans les écoles au mieux des intérêts de tous, semble bien être une part de l'autorité légitime du conseil des écoles 1.
1. Pour les Nègres, le cas a souvent été jugé. Voici une décision de la Supreme Court of Indiana : « L'envoi d'enfants blancs dans une classe, d'enfants noirs dans une autre, pourvu que l'éducation soit donnée aux uns et aux autres, selon leur âge, leurs aptitudes et leurs progrès, par des maîtres capables... ne va pas à l'encontre de l'égalité des privilèges que requiert la Constitution. » Cité par Hon. J. M. Gearin of Oregon dans un discours au Sénat, 7 janvier 1907. Mêmes jugements dans l'état d'Ohio : « L'égalité des droits n'implique pas la nécessité d'édu- quer Blancs et gens de couleur dans la même école, pas plus qu'elle n'implique la nécessité d'éduquer les enfants des deux sexes dans la même école. » Cité par Hon. E. A. Hayes of Cali- fornia. House of Représentatives, 23 janvier 1907. Et il tire cette conclusion : « Dans presque chaque municipalité de ce pays où il y a une importante proportion de gens de couleur, les élèves de couleur sont séparés des élèves blancs. Or le Japon réclame que
Toutefois, si l'on se reporte aux circonstances dans lesquelles le traité de 1894 fut signé, il est sûr qu'il fut destiné à reconnaître l'égalité complète entre Japonais et Américains ; c'est l'un des traités que conclut Tôkyô et que les États-Unis et l'Angleterre furent les plus empressés à accepter, pour retirer aux étrangers résidant au Japon les privilèges d'exterritorialité et de juridiction consulaire
Les victoires du Japon, l'accroissement de son prestige dans le monde obligeaient pratiquement le gouvernement de Washington à interpréter au bénéfice du Japon la clause de la nation la plus favorisée dans le sens le plus large. Le gouvernement des États-Unis engagea aussitôt contre les autorités de San Francisco deux procès pour décider juridiquement quelles sont les prérogatives du pouvoir fédéral, et où s'arrête la souveraineté réservée aux États particuliers.
Juridiquement la question n'a pas été tranchée : après cinq mois de négociations entre le pouvoir fédéral et les autorités scolaires de San Francisco, la mesure, prétexte des deux procès, fut retirée. Si l'action de la justice a été si lente et si le gouvernement
ses nationaux ne soient pas soumis à ces lois et règlements, universellement tenus pour constitutionnels et obéis par nos citoyens de couleur. » Que l'on accorde le droit aux Japonais de fréquenter les mêmes écoles que les Blancs, et l'on n'aura aucune raison de le refuser aux enfants chinois et nègres.
1. Pourtant, dans ce traité, les Américains, édifiés par le danger chinois, négligèrent, sans doute à dessein, de spécifier aucun privilège d'éducation, alors que dans le traité avec la Chine du 28 juillet 1868, il était dit (art. vu) : « Les sujets chinois jouiront des privilèges des public-schools du gouvernement national, privilèges dont jouissent aux États-Unis les citoyens ou sujets de la nation la plus favorisée. -
fédéral a préféré négocier plutôt que d'attendre un jugement, c'est qu'il n'était pas sûr de gagner la partie et tout jugement aurait compliqué l'affaire : les cours donnant raison aux gens de San Francisco, la difficulté avec le Japon restait entière ; le gouvernement fédéral l'emportant, comment les gens de Californie auraient-ils accepté la sentence? Dans l'un et l'autre cas, la menace d'un appel au soldat pour mater les Californiens eût été nécessaire. Mais qu'auraient dit tous les États de l'Union limités dans leur souveraineté, et surtout les États du sud, qui ne cessent de prendre, à l'encontre de la Constitution remaniée par Lincoln, des mesures pour priver les
Nègres du droit de suffrage *?
1. De décembre 1906 à février 1907, depuis le jour où le président Roosevelt dans son message eut donné tort aux Californiens, jusqu'au moment où la question de l'immigration japonaise supplanta la question des écoles, le topique de discussion dans les universités, les journaux, au Congrès, comme dans les civic, fraternal and labor societies, fut le treaty-making power : « A supposer que le traité de 1894 eût la signification que le gouvernement du Japon lui donnait, le gouvernement des États-Unis avait-il le pouvoir de conclure avec une nation étrangère un traité qui fût supérieur aux lois de l'État de Californie et qui les contrôlât? » Le secrétaire d'État, M. Root prouvait par des textes l'absolue suprématie du treaty-making power aux États-Unis sur toutes les constitutions ou législations d'État. Sénateurs et Représentants de l'Ouest et du Sud la niaient : Hon. I. Rayner (of Maryland), Hon. J. M. Gearin (of Oregon), Hon. C. A. Culberson (of Texas) au Sénat, les 12 décembre 1906, 7 janvier et 16 février 1907 ; Hon. S. Sherley (of Kentucky), Hon. E. A. Hayes (of California), Hon. G. G. Gilbert (of Kentucky), Hon. E. Y. Webb (of North Caro- lina) à la Chambre des Représentants, les 22, 23 janvier, 12, 16 février 1907. Ce ne fut pas simplement une discussion académique : ce treaty-making power met en jeu la double souveraineté des États et de la Nation qui, depuis plus d'un siècle, domine la politique des États-Unis. L'article 10 des amendements à la Constitution reconnaît que « les pouvoirs non délégués aux États-Unis, et non interdits aux États par la Constitution sont
Le Conseil des Écoles pouvait avoir toutes sortes de bonnes raisons pour séparer les enfants japonais des enfants américains, mais toute raison eût été meilleure à donner que la différence de race : le désir de les humilier était trop manifeste, juste au moment où ce peuple enivré de victoires prétend marcher de pair avec les grandes puissances. Au surplus, sitôt qu'aux États-Unis la question de races est soulevée, on pense au Nègre. A un Japonais, il est naturel que toute mesure qui indique qu'il n'est pas blanc de peau, qu'il n'est pas d'un contact souhaitable pour des Blancs, apparaisse comme un moyen de le reléguer à cette Jim Crow position, à cette
réservés aux États ou au peuple ». Assurément, les États, quand ils établirent la Constitution déléguèrent le treaty-making power au gouvernement fédéral, mais un traité n'est pas valide qui va à rencontre de la Constitution fédérale ou d'une loi ou d'une constitution d'Etat, si cette loi ou cette constitution rentre dans les pouvoirs réservés de l'État. Or la loi des écoles de Californie relevant du police power, pouvoir d'État non délégué au gouvernement fédéral, est suprême et ne peut être rapportée que par la législature d'État. Une loi du Congrès des États-Unis ne pourrait l'abroger, par conséquent le Président et le Sénat, dans l'exercice du treaty-making power ne peuvent faire ce que le Congrès n'aurait pas qualité pour faire. En résumé, le traité de 1894 ne spécifie aucun des privilèges scolaires que le Japon réclame en Californie, mais, — point plus important, — même s'il le spécifiait ce traité ne pourrait être la loi suprême du pays car, violant la Constitution, il transgresserait le treaty-making power. Derrière cette discussion constitutionnelle, ce qui est intéressant c'est la protestation passionnée contre le développement de l'État fédéral aux dépens des droits réservés des États, développement dû à la politique personnelle du président Roosevelt; c'est l'esprit de la vieille Constitution opposé à la tendance de l'impérialisme nouveau.
A cette thèse, le secrétaire d'État, M. Root répondit :
« Ce traité de 1894 ne donne pas aux États-Unis l'autorité pour forcer un État à maintenir des public-schools ou à étendre les privilèges de ses public-schools à des enfants japonais ou aux
situation de paria que Chinois et Nègres doivent subir.
L'hostilité de cette mesure de circonstance, prise contre les enfants japonais, fut soulignée par le boycott organisé, en octobre 1906, contre les restaurants japonais, et par les attaques dirigées contre des Japonais. Du 3 au 24 octobre 1906, le syndicat des cuisiniers et des garçons, boycotta les restaurants japonais de San Francisco. A leur porte on distribuait des boîtes d'allumettes sur quoi on lisait : « Blancs, hommes ou femmes, ne patronnez que votre propre race. » On empêchait les clients d'entrer et, sous l'œil bienveillant de la police, on jetait des pierres dans les façades. Une ou deux fois, elles atteignirent les propriétaires; un patron japonais s'inquiétait de la durée probable du boycott; on lui répondit : « Cela ne finira pas, tant que les Japonais n'auront pas fermé boutique, fait leurs paquets et ne seront pas retournés dans leur pays. » L'Union des restaurateurs japonais de San
enfants de n'importe quels résidents étrangers. Le traité donne le droit aux États-Unis d'assurer aux citoyens d'une nation étrangère résidant sur territoire américain une égalité de traitement avec les citoyens des autres nations étrangères. Dès lors, si un État décide d'étendre les privilèges de ses citoyens à des résidents étrangers, il lui sera interdit par le traité de faire une exception aux dépens des citoyens du pays avec qui ce traité est passé, et il lui sera interdit de leur refuser les privilèges qu'il accorde aux citoyens des autres nations étrangères. L'effet d'un tel traité, en matière d'éducation, n'est ni positif ni obligatoire; il est négatif et prohibitoire. Il n'exige pas que l'État fournisse l'éducation; il empêche toute injuste distinction, une fois que l'État a décidé de fournir l'éducation. Il laisse à chaque État la liberté d'avoir ou non des écoles publiques, mais il lui dit : « Si vous établissez un « système d'éducation qui comprenne des enfants étrangers, vous « ne devez pas exclure tels enfants étrangers. » Address delivered before the 1st annual meeting of the American Society of International Law. Washington, April 1907. Publiée par The American Journal of International Law.
Francisco demanda à s'affilier au syndicat, mais essuya un refus; alors elle proposa de verser au chef des boy- cotters une somme de 550 dollars; après l'envoi d'un premier chèque de 100 dollars, le boycott s'arrêta.
En Californie, terre neuve, peuplée en hâte d'aventuriers de tous pays et de tous rangs, l'anarchie et la brutalité des foules sont de tradition : c'est le pays des hoodlums. Depuis le tremblement de terre et le feu, au milieu des désordres qui ont suivi, les apaches de San Francisco et d'Oakland ont pris le goût du vol et de l'assassinat, même en plein jour. Par hostilité de race, sans qu'il y ait eu contre eux de tentative de vol, des Japonais notoires furent assaillis. Le docteur F. Omori, envoyé à San Francisco par le gouvernement japonais pour étudier les causes et les effets du tremblement de terre, reçut des pierres dans les rues. Le professeur d'architecture Th. Takamura fut pareillement lapidé. Le président Roosevelt fit avertir les autorités de San Francisco que si elles n'assuraient pas aux Japonais la protection des biens et des personnes, garantie par traité, « l'entier pouvoir du gouvernement fédéral serait employé, dans les limites que prescrit la Constitution, à imposer promptement et énergiquement le respect des traités, loi suprême du pays, et à assurer au peuple d'une grande puissance amie le traitement qui convient sur le territoire des États-Unis ».
Pour les Californiens, qui depuis longtemps souhaitaient que les lois d'exclusion votées contre les Chinois fussent appliquées aux coolies japonais et coréens, la mesure des écoles fut un prétexte pour obliger le pays entier à examiner le problème de l'immigration japonaise.
II
Depuis cinq ou six années, depuis un an surtout, les Japonais arrivaient toujours plus nombreux en Californie. Une fois aux Hawaï, plus de salaires, plus de libertés, plus de curiosités les attiraient sur le continent. L'étape dans les îles leur servait à acquérir les rudiments d'un métier occidental, parfois, pour leurs enfants qui y étaient nés, un brevet de naturalisation américaine, en tout cas une garantie d'immunité contre les rigueurs des agents de l'immigration et contre la loi qui interdit l'importation aux États- Unis de travailleurs engagés à l'étranger par contrats, puisque, en passant d'Honoloulou à San Francisco, ils ne quittaient pas le territoire américain. Au demeurant, il n'y a pas de raison pour que les États- Unis, que la réussite retentissante de quelques individus auréole chez les imaginations lointaines d'un mystère de bonheur et de bien-être dorés, attire moins les hordes d'Asie à travers le Pacifique qu'elle n'attire, depuis un siècle, à travers l'Atlantique, les hordes d'Europe. C'est une manie des Japonais, de chercher des exemples dans l'histoire de l'Europe.
Les Européens ont fait cela : pourquoi ne le ferions- nous pas? « Jadis les Puritains, afin de propager leur religion se sont établis aux États-Unis, aujourd'hui nos compatriotes n'ont-ils pas l'obligation de s'expatrier pour vivre? » Ajoutez que, nécessairement, un peuple riverain sur un océan, un peuple d'insulaires éprouve, lors de certaines crises de croissance, le besoin impérieux de passer sur la côte en face. De même qu'à la fin du xvie siècle et au début du xvne, après l'unification du Japon par Nobunaga, Hideyoshi et Ieyasu, il y eut une poussée expansioniste qui porta Hideyoshi à la conquête de la Corée, puis les marchands et les ambassadeurs du Shôgun Ieyasu au Mexique et au Pérou, de même après la restauration du pouvoir impérial qui de nouveau a unifié le pays (1868), les ambitions du Japon déterminèrent la guerre de Chine, puis la guerre contre la Russie. L'émigration, qu'accélère l'orgueil de la victoire et l'idée d'une mission japonaise dans le monde entier, fuse en tous sens, aux Hawaï, vers la Corée, la Mand- chourie, la côte californienne et l'Amérique du Sud. Et ce besoin de se répandre sur tous les pays que baigne le Pacifique est encouragé, développé par des Compagnies de navigation, toujours en quête de fret humain.
Grande comme les trois quarts de la France, la Californie n'a pas la moitié de la population du département de la Seine1.
1. 156 172 milles carrés, soit 405 000 kilomètres carrés. 1 564 286 habitants en 1903 (cf. Bulletin 7 du Census. Washington,
Et sa population est en grande partie urbaine : en 1903, 679678 personnes vivaient massées dans les dix villes qui comptent plus de 10000 habitants, et 884608 dans les villes de moins de 10000 habitants ou à la campagne. Les villes de plus de 10000 habitants ne sont pas réparties sur tout l'État : sauf Sacra- mento, Stockton et Fresno situées dans les vallées intérieures du Sacramento et du San Joaquin, les sept autres villes sont réunies dans des vallées côtières : au sud, Los Angeles et San Diego; autour de la baie de San Francisco, San Francisco (355 919 hab.), Oakland (70386), Berkeley (16 400), Alameda (18054), San José (22 532), soit une agglomération d'environ 500000 âmes, un tiers de la population totale de l'État; aussi au nord et sud de cette baie la densité de la population est-elle de 18 à 45 habitants par mille carré, et même de 45 à 90 au nord de la baie de Monterey, tandis qu'au sud de l'État, la région qui va de San Diego par San Bernardino à Santa Barbara, région de vergers irrigués, compte de 6 à 18 habitants au mille carré. C'est également la densité de la vallée côtière d'Eureka et de la vallée moyenne et inférieure du Sacramento; alors que la vallée du San Joaquin n'a guère que 2 et 6 habitants au mille carré, et que la plus grande partie de la région du nord et tout le sud-est n'ont pas seulement 2 habitants au mille carré1. Si l'on excepte les agglomérations urbaines sur quelques points de la côte et quelques groupements ruraux sur les
1904), soit 10 habitants au mille carré ou 3,86 au kilomètre carré. Le département de la Seine, au recensement de 1906, compte 3 848 618 habitants (Journal officiel, 6 janvier 1907).
1. Cf. Census de 1900, Planche 13 du Statistical Atlas.
régions irriguées, la Californie est à peu près vide d'habitants.
Cette faible population est très mélangée, très cosmopolite. Au recensement de 1900, il n'y avait en Californie que 661 280 Américains qui y fussent nés. 443 381 Américains nés dans d'autres États de l'Union y avaient émigré : 136 058 venaient de la région Nord- atlantique; 19 612 de la région Sud-atlantique; 216 874 de la région Nord-centrale; 36857 de la région Sud-centrale; 34427 de l'Ouest; 12 000 autres environ étaient nés dans les possessions américaines, Hawaï, Alaska, Philippinesl. Une immigration étrangère s'y était jointe, mais qui, restée faible, ne représente chaque année, en moyenne, que 2,6 p. 100 de l'immigration totale aux États-Unis 2. Voici de 1899 à 1903, par nationalités, la proportion de ces immigrants : Japonais, 24 p. 100; Scandinaves, 6 p. 100; Anglais, 11 p. 100; Allemands, 6 p. 100; Irlandais, 4 p. 100; Italiens du Nord, 21 p. 100 ; Français, 4 p. 1003. Ainsi, sans ces deux afflux d'immigrants, Américains venant d'autres États (30,8 p. 100) étrangers (24,7 p. 100), la Californie, avec les citoyens qui y sont nés, n'aurait eu en 1900 que 661 280 habi- tants; réduite à sa seule natalité, elle serait moitié i. plus déserte qu'elle n'est aujourd'hui.
C'est un problème que d'expliquer le faible développement de la population fixée en Californie, et le •f
1. Twelfth Census of the U. S. Vol. I, pp. cxxvi sqq.
2. 1899, 8 645 immigrants soit 2,8 p. 100 de l'immigration totale aux États-Unis; 1900, 11 197, 2,7 p. 100; 1901, 11 601, 2,4 p. 100; 1902, 15 093, 2,3 p. 100; 1903, 22 746, 2,6 p. 100.
3. Annual Report of the Commissioner-general of Immigration.
Washington.
faible afflux de l'immigration européenne. Les derniers recensements décennaux constatent que l'accroissement de la population totale est médiocre dans cet État, qui, malgré sa situation incomparable sur un Océan, n'est que le 21" de l'Union pour le chiffre de ses habitants. L'augmentation avait été plus rapide de 1850 à 1860 (287 397 ; augmentation de 310,4 p. 100) au moment du rush vers les mines d'or, de 1870 à 1880 (304447; 54,3 p. 100) et de 1881 à 1890 (343 436; 39,7 p. 100) qu'elle ne l'a été de 1890 à 1900 (271655; 22,4 p. 100). Ce taux d'accroissement, 22,4 p. 100, c'est le taux du développement de la Géorgie (20,6 p. 100), du Connecticut (21,7 p. 100), États de second plan; il ne peut se comparer avec le développement d'États atlantiques ou centraux, Massachusetts, New-York, Pennsylvanie, Ohio, Illinois, Missouri. Et l'accroissement urbain en Californie est aussi rapide que l'accroissement rural. De 1901 à 1903, tandis que la population dans les dix villes qui ont plus de 10 000 habitants augmentait de 26 290, dans les villes de moins de 10000 habitants ou à la campagne, elle s'accroissait seulement de 26 500.
Que l'on se rappelle les prédictions enthousiastes, entendues depuis quarante ans aux États-Unis sur l'avenir de cette Californie, « land of promise » ! Go Wesl, disait-on, il y a dix ans encore, au jeune homme qui débutait. Go to New-York, dit-on plus volontiers aujourd'hui, — à New-York, repaire de la haute finance, centre commercial de tout le pays. C'est un complet revirement.
Quel mirage pourtant n'a cessé de rayonner de cette Californie, l'Eldorado State, « the land of the Setting Sun » ! Dès que l'Amérique fut découverte et
que les premiers explorateurs et pionniers eurent commencé de prendre possession du continent, « la mer Vermeille où est la Californie par où l'on peut aller au Japon et à la Chine » se nimbe d'or; on marche dans le sillage du soleil couchant; on rêve de tous les Eldorados du Pacifique, de Cipango surtout « isle en Levant en la haulte mer, loing de la terre ferme mille cinq cents milles, moult grandisme isle... Les gens sont idolâtres et se tiennent par eux, et si vous dy qu'ils ont tant d'or que c'est sans fin, car ils le trouvent en leurs isles », puis c'est en Californie même que l'on découvre l'Eldorado rêvé et, par milliards, le fabuleux métal. A l'or de la Sierra Nevada vient s'ajouter le mercure de New Almaden, le pétrole de Los Angeles, Ventura, Santa Clara; et aussi l'étain, le borax et l'asphalte : la vieille réputation du Pérou de Pizarre est surpassée. Dès que l'on commence de parler d'exploitation agricole dans ce pays de mines, quels espoirs! Quelles descriptions de cette Pacific coasl favorisée des dieux où il fait bon vivre et où l'on s'enrichit! Terre à blé et pays d'arbres géants, — 44 700 milles carrés de forêts, réserves précieuses pour un pays qui a gâché la plupart de ses bois; — climat merveilleux, indifférent : aux latitudes, mûrissant aussi tôt et aussi bien des oranges à 100 milles au nord de San Francisco qu'à 500 milles au sud, à Oroville qu'à San Diego, qui, sur , le même acre de terre, réunit tous les produits de r Nouvelle Angleterre et de Floride et ombrage de palmiers et d'orangers les pelouses de Sacramento, à la latitude du sud de l'Illinois. D'avril en octobre, sur
1. Description de Marco-Polo.
les côtes, l'atmosphère est transparente; toute l'année durant, c'est un air chaud, sec, léger, qui, de l'hiver à l'été, de la nuit au jour, varie peu, une lumière douce qu'attendrissent encore et que délicatement teintent des fleurs de cerisiers et d'amandiers, que tamisent les verdures d'eucalyptus, de poivriers, de pins, chênes verts, caoutchoucs, orangers et bananiers, où s'exalte l'éclat des fleurs sauvages, du golden poppy. Qu'il fait bon vivre pour les malades, les riches et les voluptueux dans les stations de Los Angeles, Santa Barbara, Pasadena et Monterey! La terre irriguée produit, dans la vallée du Sacramento sur un rayon de 5 milles, tous les fruits tempérés ou demi- tropicaux : pommes, amandes, olives, cerises; des figuiers et des dattiers poussent auprès de champs de blé, d'orge et de maïs. Cette terre de froment et de vignoble est un des principaux vergers du monde : les oranges du jardin des Hespérides y mûrissent près de l'or des mines.
Sur ce sol béni, que ses richesses minérales ont rendu célèbre, et qu'une littérature de réclame a toujours chanté, pourquoi les immigrants de race blanche, tous les errants qui ont des revanches de richesses et de jouissances à prendre, ne s'abattent- ils pas gloutonnement?
Les bonnes raisons ne manquent point aux Californiens. Ils commencent par contester les chiffres du dernier recensement : la Californie a été sacrifiée par des rancunes ou des incompétences. Qu'on attende seulement le census de 1910 et l'on saura enfin le grand nombre d'agriculteurs et de fermiers disséminés par la campagne ; c'est hors des villes que la population augmente. — Cela est fort bien, mais jamais
ville ou État dans l'Amérique du Nord n'a accepté comme exacts, comme vraiment représentatifs de son importance, les chiffres du Census : tous et toutes en appellent à l'équitable avenir. — D'autres s'en prennent aux trade-unions : c'est elles qui, par leurs exigences économiques et politiques, leurs exactions, leur âpreté à défendre contre tout venant leur monople, font le vide. On s'en prend aussi au Southern Pacifie, au tout-puissant chemin de fer, possesseur de terres, maître de l'État au sud comme au nord, sans le contrôle de qui rien n'est transporté du continent vers la Californie et de qui dépendent les cultivateurs pour envoyer loin vers l'est leurs céréales et surtout leurs fruits; on incrimine ses tarifs trop élevés pour les voyageurs et qui sur les marchandises rongent la marge des bénéfices entre les prix de vente et les prix de revient, sa politique égoïste et âpre, impatiente de toute concurrence'. Au total, corruption des agents du Census, ouvriers syndiqués, railroad- men ; on s'en prend toujours à de mauvaises volontés, jamais à la nature des choses que l'on a, au préalable, déclarée the best in the world2.
1. Frank Norris, dans son roman The Octopus, a story of Cali- fornia, a romancé une histoire vraie : le conflit entre les fermiers de la San Joaquin Valley et le chemin de fer, la Pieuvre, « the Octopus », maître de l'État dont il tient la législature, les tribunaux, les commissions de contrôle, la presse. Ailleurs, aux États- Unis, l'Octopus c'est le trust du pétrole ou de la viande; en Californie, c'est le trust des transports que contrôle une seule compagnie.
2. De juin 1906 à juin 1907, alors que New-York recevait 1 004 750 immigrants, Boston 70 000, Baltimore 66 000, San Francisco n'en recevait que 3 539 contre 4 138 l'année précédente : la diminution s'explique par le tremblement de terre. 386 000 immigrants sont demeurés dans l'État de New-York, 230000 en Pen 6
Cependant, si l'on raisonne de sang-froid, pour les émigrants d'Europe qui débarquent à New-York, quelle distance à parcourir, — quatre jours et demi sans arrêts, par les trains les plus rapides et les plus luxueux, — quelle dépense à ajouter aux frais de la traversée océane que cette autre traversée du continent! et avant d'atteindre la frange lumineuse et fertile qui s'étire au long du Pacifique, que de terres étouffantes et nues à franchir depuis le glacis des prairies qui des champs du Kansas monte vers les Rocheuses, jusqu'aux déserts qui s'affaissent entre les monts Wabash et les chaînes du Nevada ! Il faut avoir vu ces alternances monotones de montagnes et de bassins arides, pour sentir tout l'isolement de la Californie. La Californie, pour un émigrant venant d'Europe, est un second exil.
La découverte de l'or et du pétrole a fait la réputation de l'Etat, mais seules les récoltes de son sol lui donneront une population dense et stable. Or dans ce pays aride ou semi-aride, pas de récoltes abondantes ni de large peuplement sans irrigation. Si la population s'accroît peu dans ce pays si grand, si les Européens viennent peu dans ce pays si beau, si les gens qui l'habitent sont en faible proportion des ruraux, c'est que les trois quarts de l'État sont actuellement impropres à la culture, hérissé ou bossué qu'il est du nord au sud, à l'est comme à l'ouest, de montagnes
sylvanie, 85 000 dans le Massachusetts : tandis que l'Est se congestionne, l'Ouest languit d'inanition.
3t de déserts : Sierra Nevada et désert Mohave, et, le long de la mer, coast ranges. Entre la Sierra Nevada et les massifs côtiers, une dépression oblongue, le grand bassin central de Californie, parcouru au nord par le Sacramento, au sud par le San Joaquin, qui, devant la baie de San Francisco, se réunissent pour s'échapper par une brèche des coast ranges. Qu'à cette grande vallée l'on ajoute quelques petites zones affaissées qui s'étrécissent entre les chaînes côtières : région d'Eureka et de Santa Rosa au nord de la baie de San Francisco, régions de San José, de Santa Cruz, de Monterey et de la rivière Salinas au sud, et enfin les sections méridionales de Santa Barbara, Los Angeles, San Bernadino et de San Diego, voilà toutes les terres cultivables. Or seules ne requièrent pas d'irrigation les vallées côtières d'Eureka, de Santa Rosa et de Santa Cruz qu'humidifient les vents de mer. La partie méridionale de la grande vallée centrale, arrosée par le San Joaquin, reçoit peu de pluie : une moyenne anuelle de 12 inches à Stockton, de 9 inches à Fresno. Il pleut davantage à la base de la Sierra Nevada, beaucoup moins vers l'ouest'. Les pluies sont très inégalement distribuées : il ne pleut pas du 1er mai au 1er novembre ; l'atmosphère est alors extrêmement sèche, l'évaporation très active, la chaleur accablante; la terre se crevasse, s'éparpille en poussière. Avantageuse au moment de la récolte, cette sécheresse ne l'est pas à la culture : semé au début de
1. Sur toute la question de l'irrigation en Californie, cf. Report of Irrigation Investigations in California. Washington, 1901. Cette belle enquête sur les problèmes sociaux, légaux et économiques que pose la question de l'irrigation a été Eaite sous la direction de l' Office of Experiment Stations of the U. S. Department of Agriculture.
l'hiver, c'est à grand'peine si le blé mûrit au printemps
Ce que l'irrigation peut faire de la terre californienne, on le voit dans le sud de l'État où s'est perpétuée la tradition des missions qui, au XVIIIe siècle, appliquant les méthodes espagnoles d'irrigation créèrent des vignobles, des vergers et des fermes. Voici les prodiges auxquels l'on assiste : « Une terre, qui ne valait pas 5 dollars l'acre, s'est vendue une fois irriguée et plantée d'orangers 1 700 dollars l'acre » ; des vallées sablonneuses et désertes où ne poussaient que des cactus, sont maintenant parmi les terres les plus fertiles des État-Unis. « L'eau a tant de prix que récemment un droit perpétuel à 50 inches a été payé 50 000 dollars... Depuis qu'on irrigue, les plantations de citron de la Californie du sud ont rapporté net chaque année de 200 à 450 dollars l'acre et en 1901 la récolte a été estimée 10 000000 de dollars »... Les villes de Los Angeles, Redlands et San Diego ont été créées par l'irrigation comme les champs d'orangers qui les entourent. Si l'eau n'avait pas transformé ces déserts en des oasis de fruits et de feuillages, les limited trains ne déverseraient pas les oisifs du continent à Pasadena et à San Diego.
Que parmi les comtés qui pratiquent l'irrigation on en prenne sept, Los Angeles, San Diego, San Bernardino, Kern, Tulare, Fresno, Merced, et l'on s'aperçoit que de 1870 à 1890 leur population s'est multipliée sept fois et leur richesse neuf fois... Dans le Fresno county, la population depuis 1871 a passé de quelques centaines d'habi-
1. Il faut, disent les Californiens, choisir entre deux formes de luxe : « avoir une pelouse verte ou envoyer son fils à l'université ».
tants à plus de 100 000 et les terres qui autrefois produisaient de maigres récoltes de blé portent maintenant 500 000 acres de cultures de raisins et de céréales qui valent de 300 à 1000 dollars l'acre, quand elles sont irriguées.
Dans le bassin central de Californie, entre les régions déjà arrosées de manière permanente : région montagneuse de Honey Lake au nord-ouest; vallées de la Yuba, de Cache Creek et de Clear Lake dans le bassin du Sacramento; régions de la Fresno river de la Kings river, et de Bakersfield dans le bassin du San Joaquin, entre ces oasis, ce sont, faute d'eau, des terres maigres et qui nourissent mal leurs hommes. Parcouru du nord au sud par deux rivières qui reçoivent des affluents de la Sierra Nevada et des coasl ranges, ce bassin se prêterait merveilleusement par sa forme à recueillir l'eau des montagnes, et par la régularité de sa surface à étaler cette eau bienfaisante. On ne peut compter sur les torrents de l'ouest trop intermittents et qui tarissent de suite; mais en réglant les rivières de la Sierra Nevada, en reboisant, en construisant des réservoirs qui les empêcheraient de se décharger tout d'un coup à la fin de l'hiver, lors de la fonte des neiges, les ingénieurs estiment que l'on pourrait faire de ce bassin aux terres fertiles et au climat merveilleux, « l'Égypte de l'hémisphère Ouest ». L'eau qui se perd suffirait amplement à irriguer toute la vallée de Sacramento par un canal partant soit de la rivière, soit de ses affluents ; et, en emmaganisant l'eau du San Joaquin, de la Fresno river et de Chowchilla Creek, au lieu des 136 000 acres présentement irrigués, on pourrait en abreuver 540 240.
Il y a plus d'acres de terre irrigable dans la vallée du San Joaquin qu'il n'y en a actuellement d'irrigués en Egypte, où l'agriculture nourrit plus de 5 000 000 d'hommes... La superficie que peut irriguer le Sacramento est à peu près égale à celle qu'irrigue le Pô en Italie. La population de la vallée californienne est d'environ 20 habitants par mille carré; dans la vallée du Pô, elle est de 300, et le long du Nil de 543. Un tel peuplement de la vallée du Sacramento ferait plus que doubler la population actuelle de l'État 1.
Présentement, au lieu d'augmenter, la population de cette vallée californienne diminue. Le blé et l'orge sont les seules récoltes qui puissent mûrir sans irrigation, encore sont-elles à la merci d'une sécheresse prolongée; et, petit à petit, le sol, toujours planté en blé, en orge, faute d'assollement, s'épuise; le rendement de la terre diminue, le petit fermier disparaît, les latifundia se développent :
On rencontre des maisons abandonnées que vient occuper un cuisinier chinois quelques jours par saison de labourage, de semaille ou de moisson : il prépare les repas d'hommes embauchés temporairement et qui vivent là roulés dans des couvertures. Il n'y a pas de vie sociale ni de vie saine qui soit possible avec l'isolement qu'impose un tel système de culture 2...
Entre Chico et Willows, dans le nord du Sacramento, nous traversâmes ce qui peut devenir un des plus fertiles districts du continent... Les terres de Lombardie n'étaient pas mieux adaptées à l'irrigation que ne le sont ces terres... Mais, depuis cinquante ans, on y fait pousser sans arrêt des céréales; on ne peut imaginer une forme d'agriculture plus épuisante. La dernière récolte a été un désastre... Sur les 35 milles que nous avons traversés nous
L Op. laud., p. 29.
2. Op. laud., pp. 163-164,
n'avons rencontré que deux écoles... L'inspecteur du comté m'a dit qu'elles n'étaient fréquentées que par 15 enfants. Ces propriétés possédées par des étrangers, ces fermes louées, ces maisons vides, cette population éparse sur un pays si riche de possibilités témoignent d'un défaut fondamental dans l'économie. Quelle différence avec ce que nous avons vu, le mois d'avant, dans une vallée irriguée de l'Utah! Sur une distance de 15 milles, le long de Cotton- wood:crcek, il n'y avait pas de ferme de plus de 30 acres. Les maisons et les granges indiquaient plus de confort et de prospérité que les fermes dix fois plus grandes de la Sacramento Valley. Ce district de l'Utah avait plus de 300 habitants au mille carré ; ce district de Californie n'en a pas 10. Les terres dans l'Utah valent de 50 à 160 dollars l'acre; les terres de Californie valent de 10 à 40 dollars. Tous les avantages naturels sont en faveur de la Californie ; mais le district de l'Utah est irrigué; l'autre ne l'est pas 1.
La leçon est claire : l'avenir de la vie rurale en Californie dépend de l'irrigation; il faut que les grands domaines à peu près vides soient remplacés par des homes de 10 ou 20 acres ; que les céréales qui s'accommodent le moins mal de la sécheresse cèdent les champs à l'assollement, à des cultures variées, à des vignes, à des jardins, à des vergers, à l'élevage du bétail. Sur la terre humectée, récolles et popula- sions pousseront denses.
Mais jusqu'ici les Américains, gâtés par la nature, ont été accoutumés à gâcher plutôt qu'à prévoir; ils ont plus compté sur la richesse de leur sol que sur la sagesse des institutions pour mettre en valeur leur pays. Or la « civilisation dans l'Ouest aride exige de tout fermier autant de science que de travail : la valeur du home y dépend plus des institutions que
1. Op. laud., pp. 29 et 31.
d'un sol fertile ou de l'eau abondante ». Pour avoir la terre et la culture qui le fassent vivre, il faut que l'homme les crée par son ingéniosité, sa méthode, son économie.
Il y a de gros préjugés contre l'irrigation. Bien que la terre irriguée en Californie ait plus de valeur qu'en aucun autre État aride, la surface irriguée y reste insignifiante et n'augmente que lentement; l'eau y coûte plus cher qu'ailleurs et on en perd plus qu'on n'en use. Il est des Californiens pour penser que l'irrigation est une calamité qu'impose la nature aux habitants des régions déshéritées, aussi ne veulent-ils pas avouer que leur pays en a besoin, car le fermier du Middle-West, qui trouve toute prête une terre fertile, se rirait d'eux; et ils tâchent d'attirer les immigrants en disant que chez eux l'irrigation n'est pas nécessaire. L'irrigation est malsaine, ajoutent-ils : elle apporte la fièvre. L'irrigation est ruineuse, et ils citent des expériences malheureuses de canaux entrepris avec ce goût du grand qu'a tout Américain et qui, ayant épuisé toutes les ressources de ceux qu'ils devaient sauver, gisent aujourd'hui béants et vides sous un linceul d'herbes et de broussailles.
Mais le préjugé le plus sérieux contre l'irrigation, c'est qu'elle a pour résultat de morceler les grands domaines et de démocratiser la culture. Or, en Californie, pays de fortes traditions aristocratiques, on a coutume de voir grand et de n'estimer que les énormes entreprises1. La culture des céréales et des
1. En la personne de Magnus Derrick, un des principaux personnages de son roman, Frank Norris a donné un bon portrait de ce type de rancher californien :
« Derrick aimait à faire les choses en grand, a présider, a
fruits sur d'énormes espaces convient aux habitudes qui ont toujours prévalu dans ce pays d'élevage, au temps des Espagnols, puis des mines d'or. De grands eslales, d'abord possédés par les noms historiques de la première immigration, quand, ils leur ont échappé, ont passé aux mains des banquiers et des capitalistes de San Francisco, en paiement des emprunts que les pertes subies en cultivant les céréales avaient forcé de conclure. Malgré les échecs des fermiers, l'on s'acharne à conserver de grands eslales et il n'est pas rare d'en trouver qui aient 40 000 acres (soit 16190 hectares).
Les hommes s'enorgueillissent ici de vastes entreprises et de faire tout ce qu'ils entreprennent sur une large échelle. Le blé 'se prête à une telle méthode de culture.
dominer...; il n'avait pas l'esprit de détail, n'était pas patient. Sa grandiose prodigalité s'inquiétait plus du résultat que des moyens. 11 était toujours prêt à courir un risque, à hasarder tout son bien sur une espérance de gain colossal. Au temps qu'il était dans les mines, il n'y avait pas plus redoutable joueur de poker dans le cumté. Il avait été aussi heureux dans les mines qu'au jeu... Sans s'en rendre compte, il menait son ranch comme naguère sa mine. Le vieil esprit de 1849, hasardeux, point scientifique, persistait en lui. Tout pour lui était jeu : celui qui risquait le plus, avait chance de gagner le plus. L'idée de fumer les terres de Los Muertos, d'en économiser les grandes ressources, il l'aurait repoussée comme mesquine, peu généreuse, digne d'un Juif... Le véritable esprit californien, il l'exprimait à merveille, l'esprit de l'Ouest, impatient, et qui refusait de peiner; l'instinct du mineur à la recherche d'une fortune gagnée en une nuit l'emportait sur tout. Magnus et la multitude des autres ranchers dont il était le type accompli, n'aimaient pas leur terre, ne s'attachaient pas au sol... Dessécher leur terre, l'épuiser, telle paraissait être leur politique. Quand, enfin, la terre refuserait de produire, ils placeraient leur argent dans quelque chose d'autre ; d'ici là, ils auraient fait fortune. A quoi bon s'inquiéter. Après nous le déluge! »
Avec de l'organisation, on peut aussi aisément surveiller 10 000 acres de blé que 10 acres. Point de détails à considérer : les semailles, la moisson; dans l'intervalle une entière liberté... Être fermier, cela va bien quand la terre est chère et que la population est dense, mais cela ne flatte pas l'imagination comme de labourer des champs si vastes qu'il faut un trajet d'un jour pour retourner un seul sillon, ou comme d'employer des charrues à vapeur et de herser avec des attelages de cinq mules. Le coupage, le battage, la mise en sac du grain en une seule opération, voilà une noble besogne et qui rappelle le métier d'éleveur des beaux jours. Le propriétaire d'un ranch était plus qu'un industriel, c'était un monarque. Le cowboy à cheval est un aristocrate ; l'homme qui piétine la boue des champs irrigués, en pleine chaleur d'été, n'est qu'un être misérable et rampant. Le cowboy regarde avec mépris le fossé d'irrigation, symbole d'une besogne méprisée i.
Ces belles manières d'aristocrates ont toujours encouragé le gâchage de l'eau. Pendant longtemps on songea à s'en débarrasser plutôt qu'à la réserver, sans qu'on se rendît compte qu'en Californie les rivières ont plus de valeur que l'or des collines et le pétrole des vallées : le Sacramento et le San Joaquin servent à la navigation; les torrents sont indispensables aux mines; à défaut de charbon, ils sont une source précieuse d'énergie; captés, ils irrigueront les terres arides. Qu'il s'agisse de l'eau ou de toute autre richesse naturelle, il faut, aux État-Unis, pour que le pouvoir d'un État ou le pouvoir fédéral s'avise de la protéger, qu'un prodigieux gâchage, au caprice des individus, ait d'abord fait scandale.
Maintenant que l'on se rend compte que l'avenir de
1. Op. laud., p. 32.
la Californie dépend de l'irrigation, on se heurte à des droits acquis de l'État, à des droits de riverains, à des droits de Compagnies de navigation qui entravent tous les projets. Les estates des grandes familles, des Stanford, des Bidwell et d'autres, et aussi les Compagnies par actions ont accaparé l'eau de rivières entières sans l'ombre d'un droit, et pourtant ne manquent pas de faire valoir très haut des droits de priorité. Or partout où le contrôle de l'eàu n'est pas lié à la propriété du sol, où un individu, une société peuvent monopoliser une eau dont ils ne justifient pas l'emploi sur des terres leur appartenant, disputes et injustices abondent. Dàns le sud de l'Espagne, à côté de provinces florissantes comme celle de Valence, parce que la terre et l'eau y sont proclamées inséparables, en tel district, comme celui d'Elche, les droits sur l'eau étant possédés par des étrangers, le fermier doit y acheter l'arrosage comme il y achète des engrais : les accapareurs élevant les droits, c'est la ruine du pays.
Le monopole de l'eau dans un pays aride, c'est la pire des tyrannies; cette tyrannie est sentie en Californie. Il y a un tel manque d'assurance et de stabilité dans l'attribution des droits sur l'eau qu'il est hasardeux de construire des canaux, tant c'est une occasion de mésintelligence et de procès entre voisins. Aussi les fermiers qui désirent vivre en paix, et qui craignent de devenir les serfs de la canal company évitent-ils les districts où l'irrigation s'impose.
A cette anarchie gâcheuse, à ce laisser faire anglo- saxon, qui se justifient par les droits de l'individu et les vested interesls, le remède, c'est une expérience latine, italienne aussi bien que française et espa-
gnole : « Les intérêts touchés par l'irrigation sont si nombreux, si variés et si intimement liés au bien public que le contrôle de l'État est absolument nécessaire, et que pour la protection de ses citoyens aucun monopole ne peut être permis qui sépare la propriété de l'eau de la propriété de la terre où elle est employée1. » Le droit d'user l'eau devrait appartenir à la terre à irriguer, et les droits sur l'eau devraient être inséparables des titres fonciers. Sans doute les propriétaires de canaux d'irrigation sont peu disposés à se soumettre à un contrôle effectif; en cas de contestation, ils ne connaissent que les tribunaux ordinaires, et, à défaut des tribunaux, les brigands d'Arizona qu'ils arment de fusils pour veiller au bien accaparé et pour affamer le voisin, le rival. Mais le danger actuel des monopoles du pétrole, du cuivre, du charbon, du fer est un avertissement du danger encore plus grand que l'on risque en permettant le monopole de l'eau. Il faut établir un tribunal spécial qui revisera les titres de propriété et déterminera les droits sur l'eau. On objecte la corruption possible des fonctionnaires. « Mais il faudrait une corruption diabolique pour créer les maux qui égalent ceux d'aujourd'hui. » Ce tribunal devra inventorier la capacité des rivières et des canaux, empêcher de nouvelles constructions jusqu 'à ce qu 'il ait démontré qu'il y a assez d'eau disponible, déterminer la superficie des terres irriguées et des terres à irriguer, déclarer propriété de l'État toute l'eau qui n'a pas encore été appropriée, et la distribuer aux
1. 4lh Progress Report, Royal Commission on Water Supply. Victoria, Australia. Cite dans Op. laud., p. 39.
particuliers que chaque cultivateur en ait sa juste pari, quelque éloignée des montagnes que soit sa ferme.
Il faudra de longues années, beaucoup de travaux scientifiques et d'interrogatoires; mais dès maintenant il résulte de cette enquète officielle que, au lieu d'une culture extensive, aux nobles allures, sur des estates vides où l'on peut promener sans fin. son regard, c'est une culture intensive qui convient en Californie, avec de petites fermes où le travail se concentre et s'occupe de détails1. Plutôt qu'une ambitÍeuse saisie à l'américaine, d'espaces énormes, c est une œuvre de goût et d'art qui aménagera cette terre : ingénieusement sollicité et soigné, chaque acre de ce sol qui peut porter tant de cultures diverses répondra grassement, joliment à la volonté des hommes qui de près l'aimeront. Il lui faut une culture à la française ou à la japonaise 2; il lui faut des races paysannes,
1. Frank Norris oppose ainsi à la culture californienne représentée par Magnus Derrick la culture du Middle-West représentée par la femme de Derrick :
« Elle se rappelait son enfance, passée sur une ferme dans l'Ohio — cinq cents acres, heureusement partagés en eau, pàturages, en champs de maïs, d'orge, de blé, où l'on avait ses aises, son confort, où l'on se sentait chez soi. Les fermiers aimaient leur terre, la caressaient, la cajolaient, la nourrissaient comme si elle eùt été un être conscient. Les semailles s'y faisaient à la main, une charrue à deux chevaux suffisait à toute la ferme; la faux coupait la moisson, et le grain était battu au fléau. Aujourd'hui, ce ranch borné seulement par les horizons, d'un seul tenant à perte de vue, principauté gouvernée par le fer et la vapeur, et qui produisait 350000 bushels, cette terre où le blé levait même quand elle n'était ni labourée, ni hersée, ni semée — tout cela la troublait... 10 000 acres de blé, rien que de blé, cela l'étourdissait un peu. -
2. Les Italiens aussi réussissent en Californie. Ils y cultivent un cru de Chianti.
ayant le goût de la terre, aux doigts déliés, d'esprit éveillé, et qui soient habituées à piétiner la glèbe; il lui faut des soins incessants, variés, des touches et des retouches, plutôt que le passage uniforme, à certaines dates, de charrues, de semeuses, de lieuses à vapeur que mène un gentleman flegmatique, la pipe aux dents.
« Nous voudrions voir ici beaucoup de paysans français, me disait en 1904 le secrétaire du Merchants' Exchange de San Francisco, des paysans des Hautes et Basses-Alpes, des Hautes et Basses-Pyrénées, des Béarnais. » Mais les Français sont loin de la Californie, et ils n'émigrent pas volontiers. Beaucoup plus voisins sont les Japonais et si bien adaptés aux exigences de cette terre! Sans dépaysement, ils retrouvent en Californie un pays de volcans et de tremblements de terre, de vallées affaissées qu'enclosent de hautes montagnes, de torrents à capter, de canaux à creuser, de terrasses à niveler et à irriguer. Eux, les travailleurs des rizières, ils connaissent les tâches patientes, les pieds dans l'eau, la tête au soleil, et ils sont préparés à tous les travaux d'irrigation. Le respect de la glèbe, ils l'ont aussi, ces amoureux de leur terre japonaise, et encore le goût des cultures intensives, des besognes de détail : ils excellent à cueillir des fruits, à soigner des fleurs. Ils fuient les grands espaces, la culture industrielle, les aristocratiques besognes de contrôle; et ils ont l'habitude de la vie en denses communautés.
Au total, un pays immense, presque désert, peuplé, pour les deux tiers, d'immigrants qui viennent d'autres
États américains et de l'étranger; des villes encombrées d'aventuriers qui passent, sans s'attacher au sol, intermédiaires qui vivent d'un courtage sur le trafic entre l'Orient et l'Occident1; un climat trop beau, trop doux que recherchent les oisifs du continent et qui incline à une vie de plein air, paresseuse et jouisseuse; la tradition des mines d'or, des fortunes faites d'un coup, vite défaites qui conseillent le plaisir immédiat2; une société à cadres peu fixes, où les divorces sont fréquents, la natalité faible; des habitudes d'aristocrates assez semblables à celles des planteurs du sud des États-Unis; le besoin d'une main-d'œuvre de serfs résignés et obéissants; — la Californie se présente sans un noyau desociété résis-
1. Voici le jugement de Frank Norris sur San Francisco : « En plein centre de la cité, on n'avait pas l'impression d'une activité commerciale très intense. L'intérêt n'y chômait pas pour les petites choses; le peuple était toujours prêt à s'amuser pour des riens, refusant de penser aux affaires sérieuses, — bon garçon au demeurant, à qui on imposait aisément, prenant la vie doucement, généreux, gai compagnon, enthousiaste, vivant au jour le jour dans cette ville où l'on pouvait se procurer sans effort les joies de la vie et qui avait l'inquiétude de New-York sans le sérieux... - Tremblement de terre, feu, désordres antijaponais, municipalité corrompue, le maire et ses conseillers en prison : en dépit de ces épreuves qui l'ont rendue tristement célèbre, San Francisco ne parait guère avoir changé d'esprit. La reconstruction de la ville marche très lentement : plus de 200 millions de dollars avaient déjà été dépensés en juin 1907, et l'on estimait à San Francisco même que le travail utile ne représentait guère plus de 50 millions. « Après nous le déluge! » répètent les gens responsables, qui ne se préoccupent pas de suivre dans les nouvelles constructions les règles indispensables pour les pays à tremblements de terre. Il faut distinguer, dans l'Ouest des États-Unis, les descendants des aventuriers qui font de San Francisco une ville cosmopolite et les descendants des New Yorkais ou des New Englanders qui sont installés comme fermiers, autour de Portland, par exemple.
2. Quelqu'un définissait devant moi cette vie : a long game oj poker.
tant et capable d'une puissante assimilation. Dans les campagnes, la place est à prendre par des communautés de paysans dont les qualités de finesse, de goût et d'énergie s'harmonisent aux vertus et aux exigences du sol. Dans les grandes plaines du Minnesota, du Dakota, dans les rolling prairies du Middle-West où s'est imposée la culture industrielle, le Japonais serait dépaysé; mais dans les vallées closes de Californie qui se prêtent à l'irrigation, à la culture intensive, il est à son affaire.
La terre californienne est aussi avide d'immigration que d'irrigation: les Japonais sont en face, prêts à émigrer; les Hawaï rapprochent de cette côte qui les réclame 70 000 colons excursionnistes. Les Japonais sont protégés contre la concurrence des Chinois par les lois américaines sur l'immigration, aussi dans l'Ouest américain comme aux Hawaï, sur le sol débarrassé de Chinois, le Japonais pullule.
Les États de l'ouest des États-Unis où les Japonais vivent les plus nombreux sont parmi les moins peuplés : Californie (10 habitants au mille carré), Orégon (4,4), Washington (7,7), Montana (1,7). Toutefois il ne faut pas se représenter cette région comme envahie par les Japonais: on le croirait à entendre les cris d'alarme poussés par la yellow press, dont l'écho se prolonge dans la presse d'Europe. Leur nombre exact, on ne peut le savoir, au moins jusqu'au prochain recensement de 1910. Le Census de 1900 annonçait que 24 500 Japonais vivaient sur le continent américain. Or, d'après les statistiques annuelles de l'immigration, de 1901 à 1905 il en vint 64937 (1901, 5 296; 1902, 14270; 1903, 19968; 1904, 14382;
1905, 11021). En 1906, 14 243 arrivèrent; en 1907 (année fiscale allant du 1er juillet 1906 au 30 juin 1907) 30824 (19 565 pour le second semestre, janvier- juin 1907). Récapitulons : cela ferait 134500 Japonais sur le continent américain (non compris les Hawal), mais cette statistique ne serait exacte que si aucun Japonais n'était reparti au Japon. Le service de l'immigration ne tient pas un compte des départs; mais il est certain que beaucoup sont retournés chez eux : le besoin de changer de place, le désir d'aller jouir dans leurs îles de leur capital de science occidentale et d'argent, aussitôt qu'ils peuvent, ne manquent pas de se faire sentir chez les coolies et les étudiants japonais des États-Unis.
Une statistique japonaise de 19031 donnait 38934 Japonais aux États-Unis, dont 18123 en Californie; 5123 à San Francisco; 6 482 dans l'État de Washington; 2 466 dans l'Orégon; 1 365 dans le Montana; 909 dans l'Idaho; 855 dans le Wyoming et quelques centaines dans une dizaine d'États de l'Ouest. L'État où certainement ils sont les plus nombreux est la Californie : 10151 en 1900. Depuis six ans, rien que l'accroissement de la main-d'œuvre japonaise a dû être de 15000 hommes; il doit y avoir en Californie plus de 50000 Japonais. A San Francisco, le secrétaire Metcalf dit qu'ils sont 6000. On peut estimer à 80 000 leur nombre aux États-Unis.
Y seraient-ils deux ou trois fois plus nombreux; les 60 000 Japonais des Hawaï se déverseraient-ils d'un coup sur la Californie, que la situation ne serait pas
t. Sekai Nenkan, Annuaire mondial, par M. Ito Sukeyoshi. Cité par The American Reo. of Reviews (Février 1907).
plus grave qu'elle n'est. Ce qui alarme, c'est le symptôme, l'idée que le mouvement commence seulement, que, bientôt 350000 Japonais, — moitié du chiffre annuel de l'accroissement de la population, — peuvent émigrer chaque année en Amérique1. La Californie peu peuplée, de natalité faible, à 2 800 milles ou 4500 kilomètres du centre de la population des États- Unis (Columbus, Ohio), séparée de la partie vraiment
I. « Des membres de cette Chambre m'ont dit récemment : « Dix ou quinze mille Japonais par an! Il n'y a rien là qui puisse « alarmer. Dans l'Est, chaque année, nous recevons d'Europe un « million d'étrangers et nous n'y pensons pas. » —Je ferai remarquer à ces messieurs que nous avons en Californie une population de 2 millions environ, un quarantième de la population des États-Unis. Multipliez par 40 le chiffre des arrivées annuelles de Japonais et vous avez 400 000. ou 600 000. Ces messieurs croient- ils que si 600 000 coolies japonais débarquaient chaque année à New-York et se répandaient dans les États de l'Est et si cette immigration croissait rapidement, le peuple ne s'alarmerait ni ne protesterait? » Hon. E. A. Hayes (of California), House of Representatives, 23 janvier 1907. « L'Angleterre nous a envoyé 3 1/2 p. 100 de sa population totale pendant ces vingt-cinq dernières années. Si les vingt-cinq années prochaines, le Japon nous envoyait seulement 3 1/2 p. 100 de sa population, 1 438 000 Japonais débarqueraient en ce pays avant la fin de 1930 et tous les travailleurs, sauf les plus qualifiés, seraient chassés de la côte du Pacifique. Si les vingt-cinq années prochaines, le Japon nous envoyait la même proportion de sa population que l'Italie depuis vingt-cinq ans (6 1/2 p. 100), 2 750 000 Japonais débarqueraient sur nos rivages. C'en serait assez pour balayer jusqu'aux Rocheuses les travailleurs blancs. » Hayes, 9 mars 1907. La Japanese and Korean Exclusion League a publié des tableaux indiquant le nombre des Japonais qui seraient dans chaque Etat et dans 50 villes de 50 000 habitants et au-dessus, si Etats et villes avaient la même proportion de Japonais et de Blancs que la Californie et San Francisco. Si l'on estime à 60 000 le nombre des Japs en Californie, ils seraient plus de 300 000 dans l'Etat de New-York, 199 000 en Illinois, 260 000 en Pennsylvanie, et à estimer à 10 000 leur nombre à San Francisco, ils seraient 90 000 à New-York, 50 000 à Chicago, 35 000 à Philadelphie.
peuplée de l'Union par des montagnes et d'énormes déserts, s'est toujours sentie isolée à tel point que pendant la guerre civile il s'y manifesta une forte tendance à se séparer aussi bien du Nord que du Sud. On se hâta de construire le transcontinental Union Pacifie pour river la Californie à l'Union. Rien de surprenant qu'aujourd'hui elle s'alarme : elle est directement menacée par l'arrivée des Jaunes et le gros de la population blanche des États-Unis est trop éloigné pour faire équilibre à cette poussée. De l'autre côté du Pacifique, deux fois plus éloignés de la Californie que ne le sont les Américains de l'Est, mais pouvant arriver par mer, sans transbordement et à meilleur marché, vivent 48 millions de Japonais, population plus nombreuse que la moitié de la population américaine qui vit à l'ouest de Columbus. Tant que l'ouverture du canal de Panama n'aura pas permis d'amener directement par mer en Californie les émi- grants d'Europe, les Jaunes garderont l'avantage de cette grosse économie de transport.
III
Aussi l'opinion californienne est unanime à souhaiter l'exclusion des coolies japonais. Ce n'est pourtant pas l'habitude à l'ouest du Mississipi, et en Californie spécialement, de prendre parti nettement et à haute voix sur les questions d'intérêt public. Être républicain ou démocrate signifie, non pas que l'on s'intéresse aux grands problèmes, mais simplement qu'on est un rouage de la machine à contrôler les honneurs et les prébendes. Pourtant quand il s'agit des Jaunes, chacun devient net et violent.
Pendant la guerre russo-japonaise, alors que l'Est et le Middle-West étaient japonophiles, San Francisco souhaitait que ses deux rivaux sur le Pacifique nord s'usassent pour longtemps. L'hostilité contre le monde jaune est de tradition à San Francisco, tradition qu'exaltèrent les syndicats ouvriers, maîtres de l'heure, tant que les gens de la municipalité furent leurs hommes. Les ports du Puget-Sound, Seattle par exemple, n'avaient pas, jusqu'à ce que l'exemple et la propagande de San Francisco les eussent gagnés en 1907, une aversion aussi forte 1 : les unions y sont moins puissantes qu'à San Francisco; les Japonais
1. La convention des ligues d'exclusion des Asiatiques de la
moins nombreux, engagés dans les mines, dans les scieries de bois ou dans les conserves de saumon, viennent à la ville surtout pour dépenser leur argent. Enfin les villes du Puget-Sound et l'État de Washington se sentent moins isolés de l'arrière-pays que San Francisco. Au contraire du Nevada et de l'Utah, hinterland de la Californie, presque tout en déserts, le Montana, qui, au nord, relie la côte du Pacifique au bassin du Mississipi, offre une zone continue de population et de culture.
Dans l'État de Californie, lors des élections, les <( plates-formes » républicaines et démocrates et, au Congrès, les sénateurs et représentants de l'État sont d'accord pour s'opposer à l'immigration japonaise et pour réclamer des mesures d'exclusion. Même unanimité entre les trois grands journaux de San Francisco. Plusieurs mois avant l'incident des écoles, le Chronicle consacrait à détailler et à grossir le péril japonais, des suppléments aussi copieux et aussi éloquents que s'il s'était agi to boom an agricultaraj section — preuve évidente que l'antijaponisme intéressait the man in the street, et que l'ambitieux directeur y voyait la plus sûre des réclames pour son avenir politique. L'Examiner, le journal de Mr. Hearst, le millionnaire démagogue, avait pris aussi l'habitude de flatter les unions en parlant du péril jaune. Enfin le Call, lui-même, bien qu'it représentât les intérêts des planteurs hawaïens et des capitalistes de la côte, prit aussi parti contre les Japonais.
Certes, les gros. fermiers, les grands propriétaires
Colombie britannique et de la Californie, qui siégea à Seattle en février 1908, a créé une seule ligue d'exclusion nord-américaine.
de vergers, les constructeurs de chemins de fer, bref les capitalistes ne verraient pas d'un mauvais œil une forte immigration japonaise. Ils manquent de bras pour cultiver leurs champs, cueillir leurs fruits, construire leurs routes et leurs chemins de fer, faire fructifier leur capital. Les maîtres de la terre, grands propriétaires, syndicats ou fermiers, ont un aristo- cratisme de planteurs. En Californie l'origine des fortunes est moins l'industrie, comme dans l'est des État-Unis, [que la spéculation. Sucriers des Hawaï, prospecteurs heureux, spéculateurs sur les bois, constructeurs des transcontinentaux, tous ces magnats s'accommoderaient fort bien, comme sur les plantations de coton du Sud, ou les plantations de sucre des Hawaï et des Antilles, d'un rôle de bons maîtres commandant à une main-d'œuvre de race inférieure, de peau teintée. Faute de Nègres, ils s'adressent aux Jaunes, et sans doute qu'ils y trouvent leur compte, à en juger par l'activité des leurs agents pour débaucher les Japs des Hawaï, les lier par un contrat de travail et les importer en Californie *.
Comme cultivateurs, les Japonais ont de sérieuses qualités, et l'Amérique agricole les attire. La raison en est donnée par un M. Kinzaburo Gada, créateur de rizières au Texas, où il veut importer mille fermiers japonais 2.
1. Cf. chapitre ii, pp. 99-100. Il est difficile de faire une enquète sur les Japonais en Californie : « Ceux qui les emploient n'aiment pas qu'on sache le nombre de leurs employés et les salaires payés. Quelques-uns même nient qu'ils emploient des Japonais, alors même qu'ils le font au su de tout le monde. »
2. Interview dans le Taiwan Nichi Nichi Shimpo, Taihoku, For- mose. Cité dans Monthly consular and trade reports. May 1905, n° 296, Washington.
Le fermage est la seule entreprise qui puisse, ce me semble, être tentée avec profit en Amérique par les Japonais. Dans la grande industrie, les Américains ont des capitaux et un matériel énormes, et s'efforcent de réduire le coût de la production. Les progrès dans l'emploi économique des machines est très frappant, mais en agriculture ces Américains sont incapables d'user de pareilles méthodes; aussi ne discutent-ils pas les hauts prix que comparativement ils payent pour leurs légumes et leurs grains. Les grandes industries ne leur laissent guère le temps de penser aux autres entreprises. C'est donc comme agriculteurs que les Japonais ont le plus de chance de réussir aux États-Unis... Un fermier japonais aux États-Unis peut produire sa nourriture, légumes et riz, si bien que le coût des autres articles qui lui sont nécessaires ne doit guère dépasser 30 sen (15 sous) par jour; ainsi, avec un salaire de 30 yen par mois (75 francs), un travailleur peut mettre de côté 20 yen (50 francs). Pour toutes les tâches qui exigent des doigts déliés, les Japonais sont plus adroits que les Américains. A faire la vendange ils peuvent gagner 6 yen (15 francs) par jour. Il y a donc un avantage évident à employer des Japonais dans la grande culture...
Dans les ranches de Californie, ce sont des Japonais qui ramassent et récoltent les prunes, les poires, sèchent les fruits et travaillent à les mettre en conserves1. Au travail minutieux et soigneux de la culture fruitière et maraîchère, le Jap est préparé par le travail dans les vallées de son pays où toute culture est un art; aussi excelle-t-il à produire des fraises, des pommes de terre hâtives, des fleurs, à cultiver la betterave, les asperges, le céleri. A Fresno, ils ont presque le monopole de la culture des vignes : « Au moment des vendanges, ils y sont plus de 5 000. Les
1. La conserve des fruits est l'industrie la plus importante de l'Élat.
vendanges faites, ils restent encore 2 000 \ » Peu à peu ils monopolisent l'industrie du fruit, à Vacaville, où ils sont 3 000 pendant l'été et 1200 pendant l'hiver, l'industrie des graines dans la Santa Clara County et des pommes et des baies à WatsÓnville dans le Santa Cruz County. « De nombreux Blancs, il y a quelques années, trouvaient plaisir et profit à travailler dans les vergers. Aujourd'hui les. 2 000 Japonais qui y sont employés en ont exclu les Blancs 2. »
Ce qu'il faut aux propriétaires de ranches c'est pendant deux ou trois mois de l'année une main- d'œuvre soigneuse, mais temporaire, qui vient pour la récolte ou la cueillette, puis s'en va. Les Blancs se dérobent; le Japonais nomade se présente en foule pour ce travail simple et qui ne dure que quelques semaines.
L'avantage de la main-d'œuvre japonaise tient non seulement à son abondance possible, à son bon marché, à sa régularité et à son ingéniosité, mais aussi au goût qu'elle a de l'association. Des Hawaï, ou le travail par contrat, pratiqué déjà par les indigènes, a été perfectionné par les Chinois, les Japonais apportent cet usage en Californie, et là, comme aux Hawaï, ambitieux qu'ils sont et forts d'un lien de race, contre l'invidualisme dispersé des Blancs, victorieusement ils font masse. Dans la vallée Pajaro, « tout le travail des champs est fait par des Japonais qui cultivent par contrat. Le système est analogue à celui qui est pratiqué aux Hawaï, sauf que les
1. Osaka Asahi, 20 mars 1907.
2. Hayes, House of Représentatives, 13 mars 1906. Des Coréens, venus des Hawaï, commencent d'apparaître dans les ranches du sud de la Californie.
agréments sont ordinairement verbaux. Les Japs sont payés 1 dollar ou 1,10 par tonne de betteraves qu'ils font pousser, qu'ils arrachent et qu'ils chargent1 ». De même pour les travaux de chemins de fer 2, — les Japonais sont terrassiers à l'ouest des États-Unis dans les États de Washington, Oregon, Idaho, Utah, Nevada, comme les Italiens le sont à l'est, — c'est l'organisation sous un boss qui les fait rechercher des employeurs. Il est avantageux pour un propriétaire de ranch ou pour un directeur de chantier de traiter avec un contremaître qui garantit un travail délerminé. Les unions d'ouvriers blancs voient si bien dans cet esprit d'organisation un danger, que les ennemis de M. Hearst, pour le discréditer auprès de sa clientèle ouvrière, ont fait courir le bruit qu'il employait des Japonais dans son ranch californien.
Cette inquiétude des syndicats ne peut qu'encourager les patrons à employer des Japonais : pour les capitalistes, le Jap est l'antidote au poison syndicaliste. Alors qu'aux Hawaï, où les Japonais dominent
1. Second Report on Hawaï. Bulletin of the Department of Labor, n° 47, Washington. July 1903.
2. - Le sixiéme des Japonais qui se trouvent aux Etats-Unis travaillent aux chemins de fer. A la fin de 1906, ils étaient 13 716. La moyenne de leur salaire quotidien varie de 1 dollar 30 à 1,70. En supposant qu'ils reçoivent par jour 1 dollar 50 et qu'ils travaillent 330 jours par an, ils gagnent chacun un salaire annuel de 495 dollars. Le montant total de leurs salaires est 6 789 420 dollars. Actuellement, comme les Japonais ne sont pas assez nombreux, leur salaire est de 1 dollar 50 au minimum. A l'époque de la cueillette des fruits, il s'élève à 2 dollars. » (Osaka Asahi, 20 mars 1907.) Le terrassier qui travaille aux chemins de fer en Washington, Oregon, etc., et l'agriculteur ou l'artisan de Californie sont deux types de Japonais assez différents : le premier rude, simple, assez soumis; le second plus débrouillé, plus exigeant aussi.
le marché du travail, on voudrait les neutraliser avec des Chinois ou des Blancs, en Californie c'est avec les Japonais, qui n'y sont encore qu'une minorité, qu'on voudrait abattre la tyrannie des unions.
C'est que l'exigence et l'intolérance des unions est actuellement la grave, l'urgente question en Californie. La population est tellement exaspérée que contre les unions toutes les récriminations journalières se tournent. La vie est chère? — les unions. La cheminée fume? — les unions. Les domestiques sont inconvenants? — les unions. Les unions, toujours les unions; c'est la manie, le hobby du jour. Chacun à sa petite histoire à raconter.
Un citoyen profite de son après-midi du samedi pour faire à sa propre maison quelques réparations ; un membre d'une union s'approche qui le somme de quitter l'ouvrage, sous peine de boycottage. Le citoyen cède, par force. Plombiers, maçons, plâtriers, groupés en syndicats très forts, n'admettent qu'un certain nombre d'ouvriers dans leurs unions, de sorte qu'un plombier de Stockton, venant à San Francisco, ne pourra pas y travailler, si habile qu'il soit et quelque besoin que l'on ait de lui. Les travaux de reconstruction de la ville en sont retardés. Aussitôt après le tremblement de terre et l'incendie, il y eut un bel élan de courage et l'on vit grand : c'était à qui se réjouirait que, grâce à ces fléaux, San Francisco dût se relever plus monumentale. Mais le coût du travail est exorbitant : avec leurs payes de 7 ou 8 dollars par jour, les plombiers gagnent plus qu'un professeur d'université. Les grands plans coûteraient trop cher à exécuter; en mai il y eut une grève violente et sanglante des employés de tramways, des
ouvriers du fer et de quelques autres industries ; le procès intenté à l'ex-maire Schmitz et à Abraham Ruef a révélé la corruption du Board of Supervision qui se faisait acheter par des corporations les concessions pour les services publics. Ces exigences des unions font le succès de la main-d'œuvre japonaise.
Sans cette main-d'œuvre la récolte des fruits, qui déjà pour moitié pourrit sur les arbres, ne se ferait plus; les bras manqueraient pour les terrassements; les employeurs seraient encore davantage à la merci des syndicats. Comment donc parmi les grands propriétaires et les capitalistes se trouvent-ils des antijaponais?
C'est que ces Japs don't keep their place ; le malheur avec ces races inférieures, c'est qu'elles ne savent jamais rester à leur place. Même difficulté avec les Nègres : depuis quarante ans qu'ils sont affranchis et citoyens, ne s'avisent-ils pas de faire - comme les Blancs, de refuser les travaux pénibles, de se vêtir de couleurs claires, d'aller à la ville se montrer, de préférer la flânerie au travail et de prétendre à l'égalité? S'ils étaient restés des esclaves obéissants, de bons serviteurs dévoués corps et âme, avec le sens le plus humble et le plus respectueux des distances, reconnaissants des faveurs que la bonté naturelle des maîtres ne peut manquer de leur dispenser; s'ils ne s'avisaient pas d'étudier, de prétendre à d'autres métiers que les métiers manuels, et même d'avoir l'audace d'aller dans les universités chercher une culture désintéressée, il n'y aurait pas de problème nègre.
Les Blancs, après tout, ne leur veulent pas de mal : ces Nègres, vus de loin, dans une attitude soumise, un peu courbée, ce sont de braves gens, avec d'assez bons instincts; mais quand ils se risquent à venir sur le même plan que les Blancs, et d'y respirer, d'y vivre coude à coude, c'est intolérable. Il faut leur donner le sens des distances, et cela dans leur intérêt, puisque they don't keep theirplace.
Si l'on ne peut se passer d'Asiatiques sur la côte du Pacifique, il n'est personne en Californie qui ne préférerait exclure les Japs et rappeler les Chinois. Jean le Chinois a l'avantage de s'être fait oublier depuis vingt-cinq ans que la loi l'exclut : maintenant que les Japs viennent en grand nombre, prudemment il passe au second plan. Aussi recommence-t-on à parler de ses qualités, pour en accabler le Japonais. Jean est modeste; il est satisfait, même relégué dans d'humbles besognes. Jean est l'honnêteté même : comme salarié ou comme marchand, il tient sa parole et respecte sa signature. Domestique, si, chez un célibataire surtout, sans la surveillance d'une femme, il peut agir à sa tête, c'est un automate bien ajusté, bien huilé et qui fonctionne silencieusement.
Le Japonais est beaucoup plus craint en Californie que le Chinois. Il est plus souple, plus désireux d'apprendre un métier, et de s'élever à de hautes situations. Comme serviteur, il ne s'attachera pas à votre foyer, à votre famille : il vous quittera au bout de quelques jours, subitement, non sans avoir pris la précaution de réserver la place pour un de ses parents ou amis qu'il doit vous adresser. Peu modeste d'allures, il ne se laisse pas faire; énergique à la riposte, il n'a pas la patience du Chinois, souffre-
douleur à qui les gamins font des misères, et depuis sa victoire, son attitude est de plus en plus arrogante. Les Américains sentent qu'il ne les admire pas aveuglément et ils s'en froissent. Le Japonais a l'air de se moquer du monde avec un calme qui irrite les nerfs yankees. Il semble toujours vous dire : « Ce n'est pas la peine que je te réponde : tu es trop bête » sur un ton qui rend l'humilité chinoise beaucoup plus sympathique. Les Japonais sont aussi plus exigeants et ils attendent le pourboire. Vous les froissez en leur parlant de devenir hommes de peine ; ils sont artistes, ouvriers non pas. Un fermier de Santa Rosa demande à un bureau de placement japonais des hommes pour déraciner des arbres. Le bureau répond : « Je vous fournirai des hommes pour scier le bois; mais adressez-vous à des manœuvres italiens pour déraciner vos troncs. »
Domestiques ou employés, les Japonais, ne sont pas sûrs. Ils quitteront leur patron sans avertissement préalable et sans se soucier de ses intérêts, chaque fois qu'ils estiment que c'est leur intérêt. De même le marchand américain se plaint que le Japonais ne soit pas un vrai commerçant. Sous prétexte de corriger la justice par l'équité, il manque souvent de scrupule dans l'exécution des contrats, et les reproches d'improbité que leur a adressés le milliardaire Rockfeller ont fait leur chemin.
L'entrepreneur américain se plaint que le Japonais est paresseux, ivrogne, impérieux. C'est qu'il a souvent affaire avec des chômeurs qui viennent des Hawaï où un système de demi-esclavage les a dépravés. Et le temps est passé, aussi bien en Californie qu'aux Hawaï, où l'on pouvait traiter les coolies
japonais comme des Nègres. Écoutons ces recommandations d'un des hommes importants de la Plan- tel'S' association d'Honoloulou à un manager de plantation1. « Autrefois nous avons trop pris l'habitude de traiter Japonais et Chinois comme des animaux plutôt que comme des hommes; Nous ne le pouvons plus maintenant, car il n'est pas vraisemblable que cette race extrêmement polie accepte un tel traitement. Ainsi, continuez d'être sévère pour les flâneurs, mais tempérez votre fermeté de plus d'amabilité que vous n'aviez coutume il y a dix ans. »
Les Japs qui passent des Hawaï en Californie sont parmi les plus émancipés; ils quittent les îles pour être plus indépendants et ce sont des gaillards rusés, ambitieux, énergiques. Leur goût de l'association leur donne une grande force de pénétration et les rend souvent dangereux : « Le Japonais est assez malin pour tirer de son travail autant qu'il peut, mais il commence par rabattre assez sur les salaires moyens payés aux Blancs pour enlever l'affaire... Une fois qu'il est maître du terrain, fini le bon marché. Il n'y a pas de syndicat ouvrier qui soit plus despote en ses demandes qu'une compagnie de travailleurs japonais, une fois qu'ils ont écarté toute concurrence. Demandez aux planteurs hawaïens si cela n'est pas vrai 2... On ciLe deux exemples de Japonais employés dans un verger de Californie qui, trouvant qu'ils contrôlaient le marché du travail dans le voisinage, forcèrent les propriétaires du verger à leur vendre la récolte à très bas prix, sous menace de laisser les fruits pourrir sur
1. Third Report on Hawai. Bulletin of the Bureau of Labor, n, 66, September 1906, p. 498.
2. Hayes. House of Representatives, 23 janvier 1907.
les arbres1. » Si le Japonais savait rester à sa place comme domestique ou comme coolie, si l'on pouvait taper dessus, les classes dirigeantes en Californie répudieraient tout antijaponisme ; mais il prend avantage d'une situation critique pour acquérir le contrôle d'une entreprise !
Et voici qu'il devient patron et propriétaire, comme les Blancs. Grâce aux économies que la modicité de ses besoins lui permet de réaliser sur ses salaires, grâce à son habitude de se grouper, le Japonais, arrivé comme prolétaire, absorbe peu à peu le capital que les Blancs entendaient se réserver :
Depuis la 34e année du Meiji (1901), en plus des émi- grants, les Japonais fortunés se sont rendus aux États-Unis, y ont acheté des terres et fondé des villages japonais. C'est maintenant une vogue de posséder des terrains; depuis le commencement de l'année 1907, les Japonais de Californie ont acheté plus de 2 000 acres : ce qui porte la superficie totale de leurs propriétés à 10 000 acres 2...
... Il y a plus de 10 000 fermiers japonais en Californie. Si l'on classe les fermes qu'ils cultivent, selon leur superficie, on trouve 8 fermes de plus de 400 acres chacune, 14 de plus de 300 acres, 75 de plus de 200 acres, 204 de plus de 100 acres, 123 de plus de 50 acres, 235 de plus de 20 acres et 341 de moins de 20 acres, soit un total de 989 fermes représentant 61 859 acres. L'écart entre le
1. Third Report on Hawal, p. 406.
2. Voici, résumé en un tableau, d'après les renseignements de 1 Osaka Asahi du 20 mars 1907, le bilan des forces japonaises en Californie. Il ne faut pas accepter ces chiffres comme définitifs. Outre qu'une telle statistique, qui n'a rien d'officiel, n'est pas aisée à établir, l'Osaka Asahi la produit pour protester auprès du gouvernement japonais contre toute mesure qui tendrait à réduire l'immigration japonaise aux États-Unis et à compromettre ainsi la prospérité des entreprises japonaises. Toutefois il est intéressant de connattre ces chiffres fournis par un des journaux les
nombre de fermes et le nombre de fermiers japonais tient à ce que plusieurs de ces fermes sont possédées ou louées par un groupe de fermiers 1...
A Vacaville, 5 Japonais possèdent des vergers d'environ 200 acres chacun. 60 Japonais louent des ranches et un individu n'en loue pas moins de 3. A Fresno, 25 Japonais environ possèdent des fermes d'au moins 20 acres : l'une a 320 acres et deux ont respectivement 160 acres. 25 Japonais louent des vignobles de 60 acres en moyenne. Depuis 3 ou 4 ans, autour de Fresno, ils sont les maîtres et les arbitres en toutes matières se rapportant à la culture et à la cueillette du raisin 2...
Dans la région de Bakersfield, les Japonais se sont implantés, il y a quinze ans, et ont travaillé à des prix dérisoires. Ils ont non seulement déplacé les Blancs mais écarté tous les travailleurs chinois. Ils louent des potagers, puis en deviennent propriétaires. La plupart des potagers de Bakersfield sont entre leurs mains. La grande compa- plus influents du Japon, au moment où le public pense que les restrictions à l'immigration japonaise sacrifient une situation acquise :
^ à .2 ® S 8 • S S w te m ii S •- > C ci a, ° ;j § S ^ W i ^ " "5 s C a « c# w 5cEc,c„lCflc" ft'S carseo-ass^ofiSc e« ? a» c.® S « s, S z I g z s" z s-2- S « z S" a 2 = s .2. s =* S J5 Js c - ^ ë ^ -g " o ^ ^ yen yen acres acres
190-1. 7 648 500 1 666 00036 500 224 245 98. 2 1 528 19 985 12 357 1905. 9 333 000 6 721 000 41 853 376 297 112 3 2 442 35 25819 373 1906. 13 532000" 7 253 00052 680 561 462 198 4 8 67141 855 24 826
1. Cet argent n'est pas envoyé seulement par les Japonais de Californie mais encore parles Japonais de l'Utah, de Nevada, d'Arizona, de Wyoming et du Colorado. 10 millions sont passés par le Yokohama Specie bank et quelques autres banques étrangères 3 millions ont été expédiés par mandat-poste.
1. Art. de M. Kawakami, gradué du Tôkyô College of Law, dans
The Independant.
2. Report of the Bureau of labor Statistics, 190u. state ol calIfornia.
gnie des fruits n'accorde aucune aide aux entreprises des Blancs, mais possède de grands intérêts dans les entreprises japonaises qu'elle soutient. Voilà pourquoi ces entreprises se sont prodigieusement développées
Du côté de Santa Rosa, un riche Japonais, propriétaire de vignobles où travaillent des Japonais, est appelé « le Baron » ; tel autre est « the Potatoe King », et emploie continûment plus de 100 Japonais
Même esprit d'entreprise, même réussite, dans les villes, chez les commerçants et capitalistes japonais. A Seattle des marchands japonais tiennent des établissements fort Importants. L'un d'eux', M. Hattori, est membre de la Chambre de commerce. A Portland, M. Ban est entrepreneur de travaux de chemins de fer... A San Francisco,
1. Rapport du Bureau of Labor de Californie (1906), cité par l'Osaka Asahi du 20 mars 1907. Cf. p. 148, les projets formés par M. Kinzaburo Gada d'installer 1 000 fermiers japonais sur ses terres du Texas. Au Texas toujours, plantations de M. Onishi Rihei : « Il est actuellement au Japon où il cherche trente familles pour le suivre en Amérique », de M. Mayumi, près de Beaumont. « A Lufkin (Texas oriental), M. Endo Otokichi fait venir des Japonais des iles Hawaï... Dans le Texas occidental M. Okasaki Tsunekichi cultive le coton et la canne à sucre », etc. (Tôbei Zasshi; 10° année; n° 7. Art. de M. Katayama Hisomu, cité par Shinkoron, mars 1906). Voici le récit d'un planteur qui a réussi : « Durant les quatre dernières années, je me suis habillé pauvrement et me suis coiffé de misérables chapeaux. J'ai parcouru les plaines non cultivées. Quoiqu'il arrivât ailleurs, je n'y prêtais pas attention. Mon corps et mon cœur ont été consacrés entièrement à la culture du riz. Comme cette culture c'était toute ma vie, je suis, des vingt-quatre personnes qui jusqu'ici l'ont pratiquée, celui qui a le mieux réussi. C'est parce que j'ai mis la main à la besogne et de toute mon énergie. » (La Culture du Riz au Texas, par Nishiwasa Seito. Jitsu gyo no Nihon, 15 mars 1907.) Les journaux de ces derniers mois renseignent très souvent le public sur les entreprises des Japonais en Amérique, citent surtout leurs réussites, encouragent et félicitent les initiatives.
2. Tôbei Zasshi. Article de M. Katayama Hisomu, cité par Shinkoron, avril 1906.
M. Domoto possède une importante maison de détail qui fait plus de 250 dollars d'affaires par jour 1.
... Ces temps derniers, les Japonais ont commencé de s'occuper d'affaires industrielles. Une compagnie japonaise de San Francisco, la Kangyosha, entreprend des travaux de construction de chemin de fer : elle est la. seule concessionnaire des 60 milles du railway de la Yosemite valley. A Seattle et à Portland, d'autres entreprises japonaises emploient plus de 3 000 ouvriers japonais2.
Le tremblement de terre et le feu à San Francisco, loin de nuire aux commerçants japonais, les ont servis.
Il existe aujourd'hui cinquante magasins d'épicerie- mercerie à San Francisco. Depuis le tremblement de terre, dix maisons nouvelles se sont fondées. Sauf une, toutes font de bonnes affaires. Immédiatement après le tremblement de terre, les loyers augmentèrent. Les commerçants japonais, aux vues larges, payèrent des loyers plus élevés que les Américains, et signèrent des baux à long terme. Malgré les dégâts, la vente des objets japonais n'a pas cessé d'augmenter depuis la fin de l'année dernière. Le peuple a été obligé de remonter son ménage détruit par la catastrophe. Somme toute, le tremblement de terre a été pour les magasins japonais un événement heureux: il a dérangé les transactions commerciales 3.
Ainsi, une classe riche de Japonais, analogue aux riches Chinois des Straits settlements, commence de diriger vers les États-Unis ses capitaux. Le club
1. Tôbei Zasshi. Je dois la traduction de cet article et de beaucoup d'autres articles japonais cités dans ce volume à M. le Boulanger.
2. Shinjin (février 1906), art. de M. Kozaki Hiromichi, reproduit dans Shinhoron de mars 1906.
3. Mita Shogyo Kai, III, 6. La Prospérité des Magasins japonais de San Francisco, par M. Ueno Kisaburo, consul du Japon à San Francisco.
japonais de San Francisco est fort opulent. Plus vite qu'aux Hawaï, où ils sont plus nomades, les Japonais en Californie achètent des terres, lancenl des entreprises. M. Ishii, directeur du service commercial au ministère des Affaires étrangères et qui fut chargé en 1907 d'une longue enquête officielle sur la situation de ses compatriotes aux États-Unis et au Canada, a pu dire que la question japonaise en Amérique n'est pas seulement une question de coolies et de main-d'œuvre mais encore une question de capitalistes et de propriétés. Les acquisitions foncières des Japonais inquiètent assez l'opinion pour qu'au début de mars 1907 la seconde Chambre de la Législature californienne ait voté une loi prohibant la tenure des terres par des étrangers pour plus de cinq ans, à moins que ces étrangers ne se fassent naturaliser. Comme les Japonais, même s'ils le veulent, ne peuvent devenir citoyens américains, la propriété foncière et permanente leur eût été défendue, si la mesure n'avait été rapportée à la demande du président Roosevelt, en échange des restrictions mises à l'émigration.
Équilibrer les Japonais par des Chinois, neutraliser leur influence, en laissant rentrer les Chinois aux États-Unis, telle est la solution des capitalistes californiens : c'est aussi la solution des planteurs hawaïens. Mais le président Roosevelt a proclamé très haut que la formation d'un nouveau servage jaune, au profit de Blancs aristocrates qu'il ne tolérerait pas aux Hawaï, d'où on ne peut maintenant exclure les Jaunes sans ruiner King Sugar, il la tolérera encore moins en Californie où les Blancs sont la grande majorité.
IV
Qu'il s'agisse d'immigrants japonais ou d'immigrants chinois, les unions d'ouvriers blancs ne font pas de distinction : elles sont aussi énergiques à s'opposer aux uns qu'aux autres et l'opinion cohérente et violente de cette minorité s'impose à la majorité qui, même si elle n'est pas du même avis, n'ose protester publiquement.
Est appelé coolie tout concurrent oriental, et toute concurrence orientale signifie réduction de salaires et réduction générale du standard of living. Entre Chinois et Japs, il est des différences, mais pour les unionistes ils se ressemblent en ce qu'ils peuvent vivre à très bon marché et, par suite, sont également dangereux. Les Japonais ne sont pas encore assez nombreux pour créer un péril, mais leurs possibilités d'immigration sont grandes. De 1854 à 1882 (date de l'exclusion), il débarqua en vingt-neuf années aux États-Unis 280 321 Chinois, un peu moins de 10 000 par an, en moyenne i. Or, depuis 1900, il arrive plus
1. 1854, 13 100; 1869, 12 874; 1870, 15 740; 1873, 20 292; 1874, 13 776; 1875, 16 437; 1876, 22 781; 1877, 10594; 1881, 11 890; 1882, 39 579.
de 10000 Japonais par an; l'immigration japonaise se présente tout comme jadis l'immigration chinoise. Avant que la Californie soit envahie, il faut aviser.
La situation n'est pas exactement en Californie ce qu'elle est aux Hawaï. Aux Hawaï, autour d'une culture tropicale, en un climat semi-tropical, il n'y a jamais eu de lutte sérieuse entre les Blancs trop peu nombreux et les foules jaunes; en Californie, au climat et aux cultures tempérés, les Blancs, en majorité, ne le céderont point sans lutte aux Japonais. Mais la lutte les inquiète. Perdre une situation prépondérante en Californie serait plus douloureux pour les Blancs que de n'avoir jamais pu l'acquérir aux Hawaï.
La concurrence que les Japonais font aux petits fermiers des Hawaï pour le sucre, le café, les bananes, les ananas, ils la font aux petits fermiers de Californie pour les primeurs, les fleurs ou les fruits. Et, curieux de nouveautés, ambitieux d'apprendre, ces Japs des Hawaï, aussi vite qu'ils peuvent, de l'état de coolies se haussent aux métiers qualifiés. Charpentiers, maçons, plombiers, ferblantiers ou peintres; tailleurs et cordonniers; cuisiniers, pâtissiers, domestiques, les Japonais ne laissent aux Blancs que le monopole des métiers les plus qualifiés; encore ne cessent-ils de progresser vers ces métiers, car ils sont toujours disposés à recevoir les conseils et à exécuter les ordres des Blancs dédaigneux du travail manuel et soucieux surtout de concevoir et diriger ».
En Californie, l'évolution est parallèle ; les progrès japonais sont les mêmes, moins marqués peut-être,
1. Sur tout ceci, cf. ch. II, pp. 78-82.
car ils n'y datent que de cinq ou six années, alors qu'ils ont commencé voilà vingt ans aux Hawaï; mais comme les immigrants japonais en Californie viennent des Hawaï où ils ont fait un séjour, ils arrivent déjà dégrossis et leurs progrès seront plus rapides.
Ils commencent de s'insinuer dans l'industrie des slore-fixlures : meubles de magasins, comptoirs, décorations d'intérieurs. Mais comme ils pratiquent surtout les métiers 011 ils peuvent tenir boutique, les plus acharnés contre les Jaunes, ce sont les petits artisans, les petits boutiquiers, blanchisseurs, restaurateurs, barbiers, tailleurs. Presque tous les savetiers sont des Japonais; ils sont aussi barbiers, blanchisseurs, teinturiers, marchands de légumes, clerks dans les magasins et domestiques chez les particuliers; dans les saloons, ils remplacent les Chinois
1. En Australie, à Melbourne, Sydney, Adélaïde, c'est aussi dans l'industrie du meuble que les Chinois sont les plus redoutables concurrents des ouvriers urbains. En 1880, il y avait à Melbourne 66 Chinois charpentiers et ébénistes; en 1889, 45 fabriques chinoises de meubles employaient 584 ouvriers. Les premiers Chinois qui travaillèrent le bois en Australie vendaient à leurs compatriotes des boîtes pour envoyer de l'or en Chine; ils se mirent à faire des chaises, puis des tables de toilette, puis le mobilier courant; ils copièrent les modèles d'Europe et fabriquèrent des pièces présentables et très bon marché que les Européens achetèrent. On songea pour arrêter ce commerce, à exiger que ces meubles fussent vendus avec une estampille chinoise. Mais un marchand déclarait : « Si cela fait une différence de 5 p. 100 le client prend l'article chinois... C'est le prix qui décide... Quant au patriotisme, cela n'a rien à faire avec le commerce des meubles qui est une affaire de poche, pocketism. » La concurrence chinoise a-réduit les Européens de même métier à un salaire de famine, et plusieurs Européens se mirent à travailler pour des Chinois : le salarié jaune a donc réussi à absorber le capital européen. Cf. Bulletin of the Bureau of Labor, n° 56. January 1905. Washington.
pour servir le (l'ee lunch et nettoyer le bar ; chez les coiffeurs, ils remplacent les Nègres pour cirer les souliers.
En juillet 1906, le Police Department de San Francisco fit une enquête sur les Japonais qui habitaient le district limité par Van Ness Ave., Steiner St., Market St. et la Baie. Ils trouvèrent 651 Japonais résidant dans des boarding houses ou des missions religieuses, et dont ils ne purent savoir la profession : « Invariablement la réponse donnée dans ces endroits où des troupeaux de Japonais étaient entassés, fut que tous étaient des visiteurs et non des résidents. On ne peut obtenir de renseignements sur les domestiques, car les patrons refusent d'admettre qu'ils emploient des serviteurs japonais. » Les enquêteurs trouvèrent en outre 64 Japonais employés dans des bazars, 33 dans les restaurants, 30 cordonniers, 2 docteurs, 19 fruitiers, 23 barbiers, 8 épiciers, 17 employés dans des banques, 21. tailleurs, 9 garçons de salles de billards, 11 employés dans l'ameublement, 4 dans la papeterie, 25 dans des agences de placement, 10 dans le blanchissage, 3 dans le fer-blanc, 3 dans la bijouterie, 10 dans des maisons de bain, 11 dans la boulangerie, 9 dans des établissements de biens fonciers, 2 charpentiers, 2 fleuristes, 15 nettoyeurs de maisons. En tout 982 personnes '.
Encore qu'indirectement menacées, les unions ont
1. On estime à 3 000 le nombre des Japonais employés comme cuisiniers, garçons de boarding houses, de saloons, de restaurants japonais. Ils travaillent de dix à quatorze heures les sept jours de la semaine : le Blanc ne travaille que six jours et que huit heures par jour. Or tandis que les cuisiniers blancs reçoivent de 15 à 25 dollars par semaine, les garçons de 12 à 15 dollars et les aides de 8 à 10 dollars, les Japonais reçoivent des salaires de 40 à
peur de l'esprit d'association et du. talent d'imitation des Japonais. Si elles réussissent à leur fermer le chemin de la grande industrie, les Japonais ne créeront-ils pas eux-mêmes des industries où ils n'emploieront que des Japonais? Déjà leurs capitalistes montent des entreprises agricoles; à quand des industries urbaines? Assurés d'une main-d'œuvre bon marché, sans droits d'entrée à payer, ils concurrenceront les Américains chez eux. Déjà l'on compte, dans les villes de la côte, les grands magasins tenus par des Japonais, et à West Berkeley il existe une brasserie japonaise. Autrefois les Juifs dominaient l'industrie des souliers et ils employaient des Chinois; petit à petit les Chinois ont acheté les fabriques et en ont expulsé les Juifs : même expropriation pour les cigares. Les Japs, excellents imitateurs, ne sont-ils pas autant à redouter que ces Chinois?
Désirant obtenir des informations sur l'influence des Japonais dans les métiers du bâtiment, un Dr Carl Saalfield soumit à des architectes et entrepreneurs japonais les plans d'une maison qu'il voulait faire construire. Il trouva que les Japonais de San Francisco exerçaient déjà les trente-quatre métiers nécessaires à la construction d'une maison moderne,
50 p. 100 inférieurs (Japanese and Korean Exclusion League, 1er janvier 1907).
Lors d'une enquête récente, on compta 286 boutiques de cordonniers et savetiers japonais à San Francisco. 25 boutiques environ ont été ouvertes depuis l'enquête. Chaque boutique a son boss et un apprenti, parfois deux ou trois ; on les voit travailler à six heures du matin et encore à dix heures du soir. Ils font payer leur travail le plus cher qu'ils peuvent, excepté quand ils sont à proximité d'un concurrent blanc. Alors les prix sont diminués de moitié, jusqu'à ce que la concurrence cesse. — Hayes, House of Représentatives, 13 mars 1906.
qu'ils construiraient la maison projetée pour 2 000 dollars de moins que le moins exigeant des entrepreneurs américains. Celui-ci soumissionnait à l'adjudication pour 5 800 dollars ; les Japonais offraient de bâtir la maison pour 3 800 dollars. Ils étaient prêts à tout faire : terrassements, plomberie, installation du gaz, peinture, décoration, et jusqu'aux clefs de la maison. « Le docteur, pensant qu'il y avait eu quelque erreur, discuta les plans avec les Japonais, mais ceux-ci s'en tinrent à leurs propositions. C'est qu'ils payent aux États-Unis leurs charpentiers 1 dollar 50 par jour et leurs ouvriers 60 p. 100 moins cher que n'est payé un ouvrier blanc. Les dépenses pour le gros travail avaient été estimées par les Américains à 700 dollars, par les Japonais à 250'. »
1. Hayes. House of Représentatives, 13 mars 1906. Le Bulletin of Bureau of Labor (n° 65) de Washington publie les salaires moyens payés à certaines professions dans quelques villes des États-Unis en 1904 et 1905. Or que l'on compare les salaires des ouvriers blancs de San Francisco (la journée de travail estimée à huit heures) aux salaires payés au Japon, en 1904, dans les métiers qui se rattachent à l'industrie du bâtiment : ce sont les seuls salaires journaliers qui au Japon dépassent 1 fr. 50.
JAPON SAS FRANCISCO .. en dollars en dollars
et par jour par heure par.jour
Charpentiers 0,29 0,50 4 Plâtriers 0,30 0,75 6 Tailleurs de pierre 0,34 0,5625 4 Poseurs de briques » 0,37 0,75 6 Forg-erons ......... 0,26 0,4035 3,20
Cité par lion. J. M. Gearin. Senate, 7 janvier 1907.
Au Blanc syndiqué, le Jap inspire une extrême défiance : ouvrier intelligent, il essaye d'entrer dans une fabrique ; une fois dans la place, il se faufile dans tous les services elles étudie; ambitieux et souple, il fera silencieusement la conquête de l'entreprise et en deviendra le patron. Alors, comme ouvriers, il embauchera non des Blancs, mais des Japonais. A la lutte économique, il applique la méthode des coups de main célèbres dans l'histoire du vieux Japon : quelques-uns des 47 Ronins, déguisés en artisans, travaillent dans la maison de l'homme qu'ils veulent tuer. Après deux années de préparatifs, une nuit, à l'improviste, sûrs de leur coup, ceux qui sont dans la place appellent leurs amis et tous ensemble coupent la tête de leur ennemi. Les estampes de cette histoire fameuse peuvent servir à illustrer le péril japonais tel que les syndiqués blancs l'imaginent.
« Si l'antijaponisme est devenu si violent, ce sont des Français, des Anglais, des Allemands, établis depuis peu de temps aux États-Unis, qui en sont la cause 1. » Il faut avouer que ce ne sont pas les meilleurs représentants des races blanche et jaune qui se rencontrent et se heurtent dans cet Ouest américain. D'Europe les travailleurs apportent déjà les préjugés de la supériorité du Blanc et d'un péril jaune; sitôt aux États-Unis, ces préjugés s'exaspèrent, tant les races y sont diverses et tant les Américains en place
1. Tôkyô Keizai Zasshi, la Revue économique de Tôkyô, 20 octo-
bre 1906.
méprisent les nouveaux venus. Le plus pressé pour ces immigrants d'Europe est de renchérir sur ce mépris dont ils ont à souffrir. Au surplus, ces Allemands, ces Italiens, ces Irlandais, ces Scandinaves sont des prolétaires qui se consolaient de l'exil par l'espérance d'une condition meilleure. Tous, comme ils le déclarent aux commissaires d'Ellis Island, viennent to better their condition. Débarqués à New-York, s'ils affrontent un long voyage de terre, encore plus fatigant et plus coûteux que le voyage de mer, pour gagner la Californie, c'est avec l'espoir d'une condition encore meilleure que celle qui les attendait dans l'Est; aussi se montrent-ils plus impatients de toute concurrence.
De par le monde, la lutte est générale entre syndiqués et non-syndiqués. Même entre ouvriers blancs on entend parler de péril jaune, péril que des Jaunes acceptent de travailler dans des conditions d'hygiène et de discipline plus mauvaises, durant de plus longues heures et pour de moindres salaires que ceux que le syndicat rouge s'efforce de maintenir. Aux États-Unis, chez les syndiqués, cette âpreté à se défendre des trahisons jaunes est développée par le péril d'un afflux annuel d'un million d'immigrants, masse souvent recrutée par contrat à l'étranger, prête à toutes les besognes, masse inorganisée, sans défense contre 1 avidité des employeurs et qui continûment remet en question l'influence acquise par les unions. Mais cette plèbe d'Europe se hâte d'entrer dans des syndicats dès qu'elle n'exerce plus les métiers inférieurs que l'Américain en place lui abandonne au début. Très vite elle exige les mêmes salaires, adopte les mêmes besoins et la même manière coûteuse de vivre.
Non seulement les Jaunes ne sont pas syndiqués et menacent les salaires de ceux qui le sont, mais encore il ne servira jamais de rien qu'ils le deviennent, si grand restera l'écart entre les salaires et les jouissances qu'ils rêvent et les salaires et les besoins qu'ont dès maintenant les Blancs syndiqués, soit que ces Jaunes aient un tempérament physique moins exigeant, soit que, jusqu'ici, ils aient été moins gâtés que les Blancs par leur civilisation, soit que leur nomadisme et leur espoir de retour au pays, fortune faite, resserrent leurs besoins tout le temps que dure leur exil. Dans l'Ouest américain, c'est un heurt entre la main-d'œuvre la plus ambitieuse du monde, la plus exigeante par ses besoins, la plus aristocratique de manières, la plus gâtée de hauts salaires, — et une main-d'œuvre humble, résistante, très capable et pourtant moins exigeante que la plus basse main- d'œuvre d'Europe. Et voilà pourquoi les Slaves de Pittsburg ou de Boston sont encore mieux traités par les syndiqués américains que ne le sont les Japonais de San Francisco.
Les Russes, le long du transsibérien ou du trans- mandchourien, traînaient en pousse-pousse des Chinois. Comme ils représentent une des plus basses valeurs du travail européen, le contact avec les Jaunes leur est aisé. L'Américain, lui, se pique de représenter la plus haute valeur du travail blanc, et c'est ce qui lui rend insupportable le contact d'un concurrent jaune. Dans l'opposition des Californiens aux Japonais, il ne faut donc pas seulement chercher le mépris général que témoignent les Anglo-Saxons à toute race qui n'est pas la leur, — le mépris des fonctionnaires anglais des Indes et de Hong-Kong pour
les indigènes, — il s'agit surtout de l'aristocratisme syndical d'Europe, que renforce la prospérité américaine 1.
— Mais, répondent les Japonais, nous n'accepterons pas toujours de travailler à vil prix; nous sommes tout disposés à gagner de gros salaires, et à respecter le tarif des syndiqués américains. — Il n'en seront que plus dangereux, répliquent les Yankees. Comme ils conserveront leur régime de vie qui coûte deux ou trois fois moins, ils économiseront ainsi deux ou trois fois plus que l'ouvrier américain. A travail égal, ils acquerront vite, grâce à leurs économies, une puissance sociale supérieure à la sienne; à moins encore que ces patriotes ne se hâtent d'envoyer dans leur Japon tout l'argent qu'ils auront drainé aux États-Unis.
Pour des Américains, fiers de leur civilisation parce que grâce à d'énormes richèsses naturelles, à la politique protectionniste2 et à l'effort d'invention
1. En 1907, les travailleurs japonais, qui protestent contre les restrictions mises à l'immigration japonaise aux États-Unis, ont exigé de leur gouvernement que les travailleurs chinois fussent exclus du Japon. Dans les deux cas c'est le même effort pour défendre un taux de salaires contre des concurrents moins exigeants. Et le trouble apporté au marché du travail américain par les 50 000 Japonais de Californie est beaucoup plus grave que la concurrence de quelques centaines de Chinois au Japon. Or le gouvernement japonais a accepté de payer ses nationaux sur les chantiers de chemin de fer, le double de ce qu'il paierait des Chinois. Comme le gouvernement américain, il croit utile de protéger ses travailleurs sur son territoire.
2. Ces Américains, les plus choyés des syndiqués blancs, se trouvent en Californie face à face avec leur pire ennemi : - We on this side of the Pacifie are the vanguard of the civilization of this Republic; as sentinels we look across the Pacifie to the reser- voir of cheap labor ». Contre les Japonais qui vivent de riz et de poisson séché etqui ne connaissent pas notre confort, comment nous
technique, elle attribue et conserve au travail de l'homme une valeur supérieure à celle qu'on lui reconnaît en Europe, c'est la forme la plus évidente d'infériorité, celle que l'on doit craindre davantage que cette infériorité d'exigences et de besoins chez les Jaunes. Aux yeux des ouvriers américains, de cette infériorité, nécessairement d'autres s'ensuivent : régimè inférieur devient le symbole de civilisation inférieure, et modicité de besoins est signe d'esclavage. Voici des ouvriers japonais qui gagnent aux États-Unis 1 dollar, 1,25, 1,50 et jusqu'à 2 dollars, par jour. Ils estiment1 qu'avec 40 cents ils peuvent très bien se tirer d'affaire; d'aucuns disent avec 30 cents. Si, comme les émigrants d'Europe, ces ouvriers japonais avaient quitté leurs pays, parce qu'ils ne pouvaient y satisfaire le goût de bien-être et de bien jouir que développe toute civilisation industrielle, aux États-Unis, ils ne tarderaient pas à prendre tous les besoins des Américains et à exiger
Hlancs pourrions-nous tenir? " Nous établissons de hauts tarifs pour protéger le travailleur américain contre les produits du travail à bas prix des étrangers. Nous, Républicains, promettons de . le protéger contre ce travail bon marché. Tiendrons-nous notre promesse en .-permettant, non pas aux produits, mais aux travailleurs les moins chers de venir le concurrencer à sa porte, à l'ombre de sa maison? »> Hayes, House of Représentatives, 23 janvier 1907. Au surplus la loi protège la main-d'œuvre américaine contre tout appel direct à la concurrence étrangère. Or la plupart des Japonais sont des contract labourers : « ils ont été poussés à émigrer aux États-Unis par des promesses d'emploi, des engagements écrits ou oraux, exprès ou implicites, en vue d'y accomplir un travail déterminé. »
1. Hokubei no Shin Nihon, Le Nouveau Japon de l'Amérique septentrionale, par Abe Iso, professeur à l'Université Waseda, l'un des avocats les plus convaincus de l'émigration japonaise aux États-Unis.
des salaires correspondants qui leur permettent de se loger, de se vêtir, de manger comme tout le monde, et à entrer dans des syndicats. Mais le Japonais, comme le Chinois, campagnard ou coolie peu gâté en son pays, inspire à l'ouvrier américain la crainte d'une humanité plus dure, plus âpre, plus ascétique. Ils se rassasient avec des aliments et des rations qui affameraient les plus gueux et les moins exigeants des Américains. Souvent ils sont plusieurs à dormir et à travailler, recroquevillés dans une chambre où un Américain manquerait d'air pour vivre et d'espace pour s'étaler.
Comme leurs besoins sont très limités, ils n'ont pas avec les ouvriers occidentaux une conscience commune de classe. Et malgré qu'ils prennent goût rapidement à la civilisation industrielle, longtemps encore ils resteront en deçà de la moyenne des besoins d'un syndiqué. Là est l'essentiel du désaccord : il y a plus que la méfiance de syndiqué à non- syndiqué, car les syndicats de l'Est ne tardent pas, sous le climat sec et froid et dans les villes où tout excite leur envie, à absorber les plus frustes des émigrants d'Europe, Italiens du Sud, Arméniens, Slaves ou Juifs. D'ouvrier américain à ouvrier japonais, il y a encore la défiance d'un syndiqué avec sa philosophie très cohérente du syndicalisme, et du genre de vie qu'elle prêche et défend, contre un homme qui ne viendra pas d'ici longtemps, sinon au syndicat, au moins à tous les besoins, à toutes les exigences matérielles et sentimentales d'un syndiqué d'Occident t.
1. Pour enrayer la concurrence des Chinois, l'Australie a essayé de leur imposer une rigoureuse surveillance dans les établisse-
L'opposition entre les civilisations américaine et japonaise, c'est donc d'abord une opposition entre deux formes de travail, qui n'impliquent ni les mêmes besoins matériels, ni la même conception d'indépendance et de bonheur. Tant que l'écart ne sera pas comblé, ce sera le devoir du Japon et des États-Unis d'intervenir pour trouver le moyen de les concilier. Dans tout pays, il faut que chaque citoyen ait sa chance et que la concurrence soit juste et possible. Il en va de même entre pays, et les ouvriers américains ont le droit d'être protégés contre les
Japonais.
Reconnaître ce droit, ce n'est pas offenser les Japonais; pas plus que les Yankees ne sont responsables des besoins qu'ils ont, les Japonais ne sont responsables des besoins qu'ils n'ont pas :- il s'agit
ments où ils travaillent, et un travail maximum de quarante-huit heures par semaine ; on a décidé que tout endroit dans lequel un ou plusieurs Chinois feraient des objets destinés à être vendus serait considéré comme une fabrique, et comme tel soumis à la loi sur les fabriques. Bien plus, les ébénistes de Victoria travaillent avec un salaire minimum déterminé par un comité d'Etat. Mais les Chinois réussissent à passer au travers de toutes les mailles de cette législation ouvrière. Ils continuent de travailler « à des heures interdites et pour des salaires inférieurs à ceux fixés ». Un autre inspecteur déclare qu'il est « improbable que l'on puisse arrêter cela, à moins d'attribuer un inspecteur à chaque homme ». Un autre : « On n'a pas encore trouvé la méthode pour contrôler effectivement ces Chinois et les forcer à observer les lois sur le travail des fabriques et sur l'hygiène. Le travailleur isolé surtout dans l'ébénisterie et la blanchisserie défie la loi avec un calme acharnement; un procès, de temps en temps, ne réussit pas du tout à la lui faire observer. » Résultat : tous les règlements faits pour assister le travailleur blanc accroissent l'efficacité de la concurrence chinoise, car le Blanc, dans sa législation sociale, oublie toujours que le Chinois n'a pas le même désir que lui de se reposer et de jouir agréablement de la vie. Bulletin of the Bureau of Labor, n° 56. Washington.
d'un écart entre deux civilisations; il faut ménager la transition pour que les individus ne souffrent pas d'un phénomène économique, dont ils ne sont pas responsables. Les questions internationales du travail prendront leur place en diplomatie. Des traités de travail ajusteront entre elles des valeurs diverses de main-d'œuvre, comme les alliances ajustent des valeurs militaires, et les traités de commerce des valeurs économiques.
N'est-il pas temps qu'une Conférence internationale vienne régler les questions d'immigration et d'émigration que l'on a trop longtemps abandonnées aux intérêts des Compagnies privées de transports? C'est le vœu qu'exprime M. Sargent, le commissaire général de l'immigration, dans son rapport pour 1906-1907. Mais autant une telle conférence serait utile pour régler les migrations humaines à travers l'Atlantique, entre l'Europe et les États-Unis, autant elle serait impuissante à régler l'immigration japonaise aux États-Unis. Ou bien elle n'établira pas de différence entre l'immigration japonaise et l'immigration européenne et elle méconnaîtra la notion de race qui, aux États-Unis, suffit à les distinguer, ou bien elle admettra que les deux immigrations ne se ressemblent pas, et les Japonais ne souscriront pas à ses décisions, car ils veulent être traités comme des Européens. Les Américains, dans leur politique d'immigration, n'ont pas la même logique que les Australiens qui ferment leurs portes non seulement aux Jaunes mais encore à presque tous les Blancs.
Plus d'un million de Blancs débarquent chaque année sur la côte atlantique des États-Unis. Pour éliminer les coolies japonais sans froisser le Japon, certains Américains pensent qu'il suffirait d'exiger des immigrants de toutes races, la possession d'un capital assez élevé. Un tel système exclurait sûrement par centaines de mille les immigrants qui viennent de l'est ou du sud de l'Europe, mais il exclurait moins sûrement les coolies japonais qui auraient peut-être avantage, vu les bénéfices qu'ils peuvent faire aux États-Unis, à emprunter à des Compagnies d'émigration le capital nécessaire1. Pour un avantage aussi douteux, les Américains se priveront-ils du million d'immigrants qui annuellement est nécessaire à leur prospérité et renonceront-ils à leur tradition d'hospitalité?
Au reste la question des rapports entre travailleurs jaunes et blancs n'est pas envisagée de même façon par les syndiqués d'Europe, protégés à distance contre la concurrence directe des Jaunes, et par les syndiqués d'Amérique et d'Australie que cette concurrence hante dans leur vie de chaque jour. On l'a bien vu au Congrès socialiste international de Suttgart en 1907. Les questions d'immigration et d'émigration qui n'avaient pas été résolues au congrès d'Amsterdam furent reprises : le conflit américain-japonais leur donnait une actualité.
Les Américains du Socialist Party protestèrent contre une stricte application du principe de solidarité humaine et réclamèrent du Congrès qu'il approuvât la politique des syndicats américains. Les
1. Jusqu'en 1907, les émigrants japonais à destination des Havvaï empruntaient 200 dollars, soit 1 000 francs aux Compagnies d 'émigration. Cf. p. 57.
Australiens et les gens du Cap soutinrent la même thèse. Ils n'eurent pas gain de cause : la majorité européenne du Congrès vota une solution humanitaire, conforme à la thèse japonaise.
Le Congrès ne peut admettre, comme moyens d'écarter le danger éventuel dont l'émigration et l'immigration menacent la classe ouvrière, d'exceptionnelles mesures, politiques ou économiques, qui seraient inefficaces et réactionnaires : restriction de la libre circulation, exclusion des individus appartenant à des nationalités ou à des races étrangères.
... Le Congrès reconnaît les difficultés créées dans beaucoup de cas au prolétariat des pays plus avancés dans leur développement capitaliste par l'immigration en masse d'ouvriers inorganisés, surtout habitués à un niveau de vie inférieur et originaires de pays d'agriculteurs et à-économie familiale, ainsi que les dangers provoqués par certaines formes d'immigration. Mais il ne voit pas de solution à ces difficultés dans l'exclusion de nationalités ou de races déterminées, — politique qui en outre est en conflit avec le principe de solidarité prolétarienne'...
Les mesures internationales que le Congrès propose pour régler les relations entre individus de races différentes, entre Jaunes et Blancs par exemple, ne diffèrent pas des mesures employées ordinairement pour régler les relations entre Blancs non syndiqués et Blancs syndiqués : journée normale de travail, salaire minimum, réglementation du sweating system et du travail à domicile, surveillance sévère de l'hygiène et des habitations. Le postulat de cette politique, c'est l'affirmation idéaliste qu'entre les
1. Internationaler So::ialisticher Kongress Stuttgart 1907. — Druck- sache, n° 10. Section IV.
races il n'y a pas d'opposition, même temporaire, qui justifie des mesures d'exception. Le Congrès recommande la « suppression de toutes les restrictions qui rendent impossibles ou plus difficiles à des nationalités ou à des races déterminées le séjour dans un pays, la jouissance des mêmes droits sociaux, politiques et économiques que les indigènes, et les droits de naturalisation ». Il décrète que pour les syndicats de tous les pays les principes suivants seront d'application générale : accès sans restriction des immigrants dans les syndicats de tous les pays; passage gratuit d'une organisation nationale dans une autre, sous condition de l'exécution complète des obligations envers l'organisation nationale. Dans les pays d'émigration, c'est encore à la seule politique syndicale qu'on remet le soin d'ajuster toutes les difficultés résultant de la soudaine mise en présence de mains- d'œuvre de nationalité et de races différentes : active propagande syndicale, accord intime des syndicats des pays d'émigration et d'immigration, enfin surveillance des agences de navigation et des bureaux d'émigration; mesures légales et administratives pour empêcher que l'émigration ne soit organisée dans l'intérêt d'entreprises capitalistes.
Syndicalistes d'outre-mer et syndicalistes d'Europe ne s'accordent pas sur l'importance qu'il faut attribuer à la notion de race dans leur politique syndicale. La ressemblance de civilisation et le parallélisme du développement industriel dans tous les pays d'Europe rendant de plus en plus facile le passage des non- syndiqués aux syndicats, les Européens appliquent à l'univers cette vérité de chez eux. Les Américains, les Australiens au contraire, affirment qu'entre un
Japonais non syndiqué et un Américain syndiqué il y a un plus grand écart qu'entre n'importe quel Blanc non syndiqué et un autre Blanc syndiqué. Le syndiqué blanc, qu'il soit américain, australien ou européen est à peu près le même sous toutes les latitudes, mais réciproquement la qualité de non- syndiqué ne suffit pas aux États-Unis, au Canada ou en Australie à assimiler un Japonais et un Allemand. Le Japonais peut être aussi habile que l' Allemand à apprendre un métier et aussi désireux que lui d'entrer dans un syndicat, pourtant il peut être légitime pour un syndicat d'accepter l'Allemand et de refuser le Japonais. Car, à l'usage, on s'aperçoit que l'ouvrier en soi n'existe pas, qu'avant d'appartenir comme ouvrier à une classe, on appartient comme homme à une civilisation; or la civilisation japonaise et la civilisation européenne n'ont pas jusqu'ici développé chez leurs individus les mêmes besoins. Et pour un Blanc syndiqué, laisser entrer dans son syndicat un Jaune qui gagnera les mêmes salaires que lui mais qui pourtant n'aura pas les mêmes besoins que lui, c'est accroître le danger de concurrence.
Ce qui aux syndiqués d'Amérique semble nécessaire et juste, apparaît comme une mesure d'exception aux syndiqués d'Europe, car ils n'admettent pas que la différence de civilisations et de races détermine entre deux hommes un écart tel que la politique syndicale d'Europe ne suffise à le combler. Avant de songer à régler le conflit économique entre Américains et Japonais, comme s'il ne s'agissait que d'un conflit de travail entre ouvriers d'Europe, il faut apprécier la force et la valeur de la notion de race.
CHAPITRE IV
LES JAPONAIS AUX ÉTATS-UNIS
L'IDÉE D'ASSIMILATION
Jugée à distance et en bloc, la civilisation japonaise a toujours séduit les imaginations d'Amérique. Le Japon moderne qui, en cinquante années, a tiré tant de force de sa culture occidentale, c'est l'Américain qui l'a éveillé de sa torpeur, conseillé, éduqué. De tous les peuples d'Orient, le Japonais, son élève, est le seul qui soit bien gouverné, qui choisisse ses représentants, vote ses lois, contrôle son commerce, décide sa politique, traite de pair avec les grandes puissances, le seul aussi, qui soit affranchi de l'emprise de l'opium. L'optimisme national des Japonais, leur foi en l'avenir, le crédit qu'ils laissent aux jeunes gens dans les affaires, plaisent aux Américains. De même qu'un étudiant de Harvard ou de Yale gagne souvent ses frais d'université, comme domestique ou comme conducteur de tramways, au Japon le kuru- maya qui vous traîne, ou le boy qui vous sert est peut-être un étudiant en médecine ou en droit.
La vie des deux pays se ressemble par l'audace, la croyance au progrès, par un élan de jeunesse. Les étudiants japonais sont assez aimés aux États-Unis; on apprécie leur ambition d'éducation américaine et de se préparer ainsi à de hauts postes en leur pays. Au Japon, le jeune Samuraï peut difficilement gagner sa vie ; les guildes d'ouvriers l'en empêchent. Il vient alors aux États-Unis, en Californie surtout, où les high- schools et les universités l'accueillent gratuitement.
Et le Japon a son histoire : l'Américain se plaît à tirer des civilisations d'Europe et d'Asie l'impression de mystérieux passé. Du vieux Japon, on admire le Bushidô et l'esprit d'honneur; le Shintoïsme et le respect des ancêtres, la révérence pour le Mikado, l'attachement à la terre japonaise; le Bouddhisme, et ses légendes, ses temples, ses fêtes et sa pitié. Lafcadio Hearn a célébré le miracle de cette vie qui des siècles durant a été vécue loin de notre monde dans les îles japonaises ; il a délicieusement détaillé les charmes de cette coquille merveilleuse avant qu'on commençât de la briser, et Whistler sut en évoquer quelques reflets.
Les victoires japonaises furent pour les Américains de nouveaux motifs d'admirer. Sous l'armure moderne du soldat japonais, l'âme du vieux Japon faisait merveille : un héroïsme, un patriotisme, une discipline d'autrefois s'adaptaient aux armements, aux sentiments d'aujourd'hui. Sur les champs de bataille les Samuraïs usaient du téléphone et du télégraphe ; les soldats observaient les plus stricts soins d'hygiène et respectaient les morts 1.
1. Sur la sympathie des Américains pour les Japonais pendant
A distance, tout cela paraît beau, émouvant. Mais voici que cette civilisation débarque en Californie, représentée par des nuées de coolies et d'artisans : elle n'inspire au contact que mépris et que crainte, non seulement aux ouvriers blancs devant la concurrence d'une valeur de travail inférieure, mais à la plupart des citoyens devant les dangers moraux, sociaux politiques que l'installation d'un grand nombre de Japonais fait courir à la civilisation américaine :
La Californie doit rester une Californie de Blancs et non pas devenir une Californie de Japonais, disent les Japono- phobes. et ils affirment que tel est l'argument principal de l'antijaponisme. Le journal, The Chronicle, répondant aux attaques des journaux de l'Est qui disent que l'antijaponisme n'est que flatterie envers les ouvriers, affirme que « si la Californie est antijaponaise, ce n'est pas seulement une question de travailleurs, c'est surtout pour empêcher qu'elle ne. devienne la propriété des Japonais.- Les Japonais arrivent comme travailleurs; puis ils sont fermiers, puis propriétaires. Aujourd'hui les Japonais, dans toutes les localités, ouvrent des magasins, y possèdent des terrains; leur influence y est considérable. Si les choses vont ainsi se développant, la Californie sera fatalement la proie des Japonais. Les Européens, en s'américanisant, deviennent de jour en jour de bons Américains, les Japonais restent toujours Japonais. En même temps que leurs entreprises s'y développent, un empire se fonde en Californie. L'antijaponisme est indispensable à la Californie pour se défendre
Ceux mêmes qui sont disposés à reconnaître que parmi les Chinois et les Japonais il y a de bons tra-
la guerre russo-japonaise, cf. Paix japonaise, Japonais et Américains, Paris, 1906.
1. Osaha Asahi, 20 mars 1007.
vailleurs, de fidèles domestiques, et qu'il est de mauvais Italiens ou de mauvais Américains comme il est de mauvais Japonais, ceux-là sont opposés à la libre entrée des Japonais. Tous avouent que leur attitude ne peut que gêner les relations avec l'Extrême- Orient : le boycottage des marchandises américaines par les marchands chinois le leur a prouvé. Pour la côte du Pacifique, sa plus grande chance de développement agricole, commercial, industriel est liée au développement de son trafic avec l'Asie et à l'immigration d'une main-d'œuvre bon marché. N'importe : « Périsse tout notre commerce avec l'Extrême-Orient, plutôt que de céder sur l'immigration et de nous laisser envahir par les Jaunes. » L'an dernier à un meeting de l'association antijaponaise, un jardinier s'écria : « Si nous n'employons pas des Japonais, nous ne pourrons pas travailler. Je gagne beaucoup d'argent dans les pruneaux; mais j'aime encore mieux que ces pruneaux pourrissent, plutôt que d'employer des Japonais 1. »
1. Éditorial du Taiyo, décembre 1906.
1
Sur la côte de Californie, à San Francisco particulièrement, les citoyens craignent que le type de citoyen américain ne se dissolve. Au recensement de 1900, 44,5 p. 100 de la population de l'État y était né ; le reste était né ailleurs, 30,8 p. 100 dans d'autres États américains, 24,7 p. 100 à l'étranger. A San Francisco, en 1900, sur une population de 342 782 personnes, un quart à peine y était né, tandis que les trois quarts étaient nés ailleurs : 140 899 aux États- Unis; 116 885 à l'étranger. San Francisco est la plus cosmopolite des cités américaines ; elle l'est plus que New-York ou Chicago où pourtant se déverse à gros bouillons l'immigration européenne; au surplus, Chicago et New-York sont situées dans des régions très peuplées et en plein centre d'américanisme agressif et assimilateur; San Francisco isolée reçoit d'Extrême- Orient une population qui, n'ayant ni le goût de s'américaniser ni le droit de se naturaliser, engendre l'anarchie : « Un bon gouvernement exige de la stabilité, de l'homogénéité et la lente et continue formation d'une opinion publique. Cela n'existe pas à
San Francisco ; et une grande masse de travailleurs orientaux non assimilés et non assimilables complique encore la situation1. » Il a suffi du cataclysme pour que la ville manifestât un désordre et une corruption telles qu'elle a étonné d'autres villes américaines, pourtant familières avec les scandales municipaux.
La crainte qu'excitent les Japonais à San Francisco est faite pour beaucoup de la crainte qu'inspirent les Chinois et leur vie à part depuis un demi-siècle, depuis que la construction du premier transcontinental les attira. Ces Chinois, si fiers de leur race, ont chez les diables étrangers un esprit de clan, et cette race qui successivement assimila les peuples d'Asie, Turcs, Mongols, Mandchous refuse de se fondre avec ce peuple américain qui depuis cent années assimile tous les peuples d'Europe. Les traitements que le Yankee, depuis vingt-cinq ans, inflige aux immigrants chinois exaspèrent cet esprit de clan. Le mot d'ordre officiel fut donné aux agents de l'immigration de décourager les Chinois quels qu'ils fussent, même les étudiants ou les marchands que la loi autorise. A la lettre, la recommandation était observée : je revois encaqués dans les geôles étroites et sales des docks, — en l'absence d'une station d'immigration, depuis longtemps promise, mais jamais construite, — les marchands aux robes soyeuses et claires, pêle-mêle avec des vauriens en guenille, subissant une détention et des interrogatoires qui les froissaient. L'isolement du ghetto fut, pendant des siècles, en chaque grande ville d'Europe, le lot d'une minorité persécutée; au
1. Address by David Starr Jordan.
milieu de San Francisco, Chinatown, avant qu'elle fût détruite, formait un ghetto d'Asie où deux couleurs dominaient : le noir des tuniques, des queues et des cuisines enfumées, le rouge vif des affiches, des ustensiles laqués, des entrailles de poisson tranchées en deux. En y débouchant à l'improviste, au sortir d'une avenue américaine, on se sentait dépaysé : ces hommes en camisoles de satinette qui mollement, sournoisement trottinaient ; les discordances de leurs voix criardes et jacasses, les dissonances de leurs orchestres qui, des heures durant, geignaient, pleuraient, vociféraient sans rythme régulier ; les contorsions des dragons qui se balançaient aux enseignes; la sarabande des grands caractères aux devantures des boutiques, et, sous les lueurs multicolores des lanternes, l'écoulement brun de foules aux odeurs fortes où graillonnaient les relents des cuisines et que pimentaient épices, parfums et fumées, — tout cela entêtait, assourdissait, hallucinait. De subites disparitions de Chinois par un couloir inaperçu évoquaient le souvenir des récits sur la ville souterraine, toute en mystérieux dédales, où vivaient entassés hommes et femmes et enfants, dérobant à la police et à la moralité yankee le spectacle de leurs crimes et de leur luxure, et l'on songeait aussi aux mœurs des taupes et des rats, bêtes à cris aigus et . à longues queues, qui par delà le pertuis où ils s'esquivent s'en vont pulluler dans de lointains terriers. On s'y aventurait avec des guides ou des policiers : l'imagination grossissait les moindres aventures de la visite. L'idée de vivre en cette Sodome révoltait 5 les Blancs.
' Dès leur arrivée aux États-Unis, les Chinois sont
traités en ennemis de la société. Comme la plupart entrent en fraude et que les commissions d'immigration ne l'ignorent point, on les tient tous pour des fraudeurs qui s'obstinent à ne pas avouer. A peine débarqués, ceux dont le cas n'est pas immédiatement clair, sont empilés dans des salles grillées et cadenassées. Coolies aux mains calleuses, riches notables aux doigts longs et pâles comme du jade, sont serrés pêle-mêle dans des pièces où il n'y a ni place ni air. Jusqu'au plafond montent les cases où ils couchent, et des couchettes supérieures, pendent de longues queues lisses.
Déjà, par cette infortune initiale, entre ces Chinois de toutes classes, l'esprit de clan est resserré. Ils comparaissent ensuite devant la commission d'enquête. On les somme de se justifier; ils ont à prouver qu'ils appartiennent aux classes des marchands, des fonctionnaires et des étudiants qui ont l'entrée libre. Pour la plupart, ce sont des coolies, qui, malgré l'acte d'exclusion, essayent de pénétrer, tant l'attrait des libertés et des salaires d'Amérique est grand sur ces miséreux pressurés par le mandarin : ils essayent de se dire marchands ou étudiants. Malheur à eux si l'on remarque leurs guenilles et les traces de corne que garde la paume de leurs mains ! Le plus souvent ils tâchent d'éviter les ports, où la surveillance est trop stricte. Jusqu'à ces toutes dernières années ils entraient par le Canada, où pendant quatre-vingt-dix jours ils étaient exemptés de payer le droit de 100 dollars; à Montréal, un ring de Chinois organisait cette importation de coolies.
La frontière américo-canadienne, sur des milliers de milles, est sans obstacles naturels : les Chinois
pourraient passer inaperçus; mais ils ont intérêt à se faire arrêter pour tâcher d'obtenir un certificat qui leur permette de résider aux États-Unis, sans risque d'être repris et chassés. Devant les commissaires de la frontière, ils prétendent qu'ils ont le droit de rentrer aux États-Unis, y étant nés. Le ring les assiste d'un soi-disant interprète, en réalité d'un conseil, et leur procure un témoin — un témoignage unique suffit — qui assure que le prévenu est né dans la ville chinoise de San Francisco. Le tour réussit le plus souvent. Si le commissaire refuse l'admission, le prévenu peut en appeler à la cour de district et, en attendant l'appel, être élargi sous caution. Cependant le ring trouve à lui substituer un Chinois qui a besoin de repartir en Chine : le premier prend les papiers du second, et le Chinois, prêt à s'en retourner, se laisse condamner; aux frais du gouvernement américain et de la compagnie de navigation il rentre en son pays sans bourse délier : le ring, les deux compères, tout le monde y gagne.
Un juge fédéral estime que si vraiment tous ces coolies chinois étaient nés aux États-Unis, il faudrait que toute Chinoise qui vivait en Amérique il y a vingt-cinq ans eût eu plus de 500 enfants1. «Ainsi des milliers de Chinois sont entrés aux États-Unis, et, sous prétexte qu'ils sont nés aux États-Unis, ont , été reconnus aptes à devenir citoyens américains, à voter. » Un inspecteur de l'immigration disait que, on un point de frontière canadienne, « sur un millier de Chinois qui furent jugés en 1902, 750 environ
1. Sur tout ccci. cf. Annual report of the Commissionner-general of Immigration, 1903.
avaient été consacrés citoyens ». Or peuvent devenir un jour citoyens non seulement ces Chinois admis sur un faux témoignage, mais encore tous les enfants qu'ils veulent bien s'attribuer.
Le gouvernement américain s'est efforcé de restreindre ces fraudes par une entente avec le Canadian Pacifie line dont les bateaux et le chemin de fer transportent les Chinois au Canada. Les Chinois, au débarquer, seront désormais remis à des officiers d'administration qui les dirigeront tout droit sur la frontière; ils n'auront plus cette liberté de quatre- vingt-dix jours pendant lesquels le ring les dressait à la fraude. Il est vrai que si le passage par le Canada devient moins aisé, les Chinois passeront par le Mexique et il ne sera guère plus aisé de surveiller l'immense frontière du sud.
Les commissaires de l'émigration demandent qu'on leur donne le même droit d'appel que le prévenu et que plus d'un témoin soit nécessaire pour établir que l'inculpé est né aux États-Uiiis : en augmentant les frais du jugement, on diminuera assez peut-être les profits du ring pour qu'il cesse ses affaires. Enfin pour éviter les substitutions de personnes et permettre de poursuivre les fraudeurs, on adopte le système Bertillon des fiches anthropométriques avec l'empreinte du pouce. En dépit de toutes ces précautions, les Américains sentent qu'ils ont été dupés et qu'ils le seront encore 1 : exaspérés, ils sont durs à tous les Chinois, même à ceux que la loi autorise à
1. Durant l'année fiscale 1906-1907, 503 Chinois qui se glissaient aux États-Unis par le Canada et surtout par le Mexique furent arrêtés ; 336 furent déportés. Seuls 961 Chinois, marchands, professeurs, etc., mais non coolies sont entrés régulièrement.
entrer : ils veulent défendre leur démocratie occidentale contre ces Asiatiques.
Car les milliers de Chinois qui chaque année par fraude gagnent le brevet de citoyens, sont des coolies adultes qui au sortir de prison ignorent tout des institutions et de la langue américaines et qui pourtant peuvent prendre part aux élections. Jusqu'ici ils ont peu voté : on ne peut donc estimer ni le nombre de ces électeurs, ni leur inclination à exercer leur droit. Le Chinois travaille silencieusement, tenacement et sait agir au bon moment. Dès qu'il se sentira assez nombreux pour que son vote soit décisif, il interviendra, et ce vote en masse fera subitement prévaloir une influence de clan. Toutes les fois qu'un intérêt sera en jeu, tous voteront pour la Chine contre les intérêts proprement américains ; dans les autres occasions, le vote collectif sera au plus offrant : ils imiteront ce qu'ils voient faire à beaucoup de citoyens américains, avec d'autant moins de scrupule qu'ils n'attachent aucune dignité à ce droit de vote. c C'est beaucoup plus qu'un problème économique ou qu'un problème de travail qui est en question. La vie politique de notre nation est menacée. Les communautés de Chinois qui se tiennent et qui ont des intérêts unifiés, peuvent par leurs votes concentrés jouer un grand rôle dans les élections. »
A l'existence de cette communauté chinoise, tel un État dans l'État, il y a aussi un danger moral. La fraude en commun renforce le lien de race. Le Chinois entré par fraude reste l'homme-lige de celui qui l'a assisté et qui continue de le couvrir. Souvent de petits établissements d'épicerie appartiennent à vingt associés chinois : chacun d'eux a soi-disant 1000 dol-
lars engagés dans une affaire qui ne rapporte presque rien, et l 'on ne voit jamais que quatre ou cinq personnes au comptoir. Les autres associés sont des coolies : la prétendue association n'est qu'un prétexte pour les empêcher d'être arrêtés et déportés. Beaucoup d'entreprises gagnent davantage à importer secrètement des coolies qu'à vendre, au plein jour, du thé, du riz et de l'huile. Entre complices ils se tiennent, et tout comme les Nègres, que traquent aussi les Blancs, il est bien rare qu'ils livrent un des leurs. Le Chinois que les Américains se plaisent à opposer au Japonais comme homme de parole dans les contrats, devient dans ces affaires d'immigration un effronté menteur. Même ceux qui sont dans leur droit, assistent la fraude, parce qu'ils s'irritent à voir toutes les mesures vexatoires pour leur race, et à se souvenir des mauvais traitements qu'on leur a fait subir.
Mais cette solidarité, cette complicité entraîne une morale de sociétés secrètes : menaces, exécutions clandestines. Ces Chinois que l'on a pourvus de faux papiers, peuvent, une fois admis, être repris, convaincus de faux, rapatriés ; aussi parfois les fait-on chanter, eux et leurs familles qui sont restées en Chine : d'où des drames si fréquents que les Chinois honnêtes en arrivent à déplorer la fraude qui fait entrer tant des leurs. Avant l'incendie on se murmurait des histoires de meurtres dans Chinatown, hors des prises de la loi américaine. Et les tentatives de corruption, les menaces ne manquent pas contre les agents de l'immigration.
Tout Chinois qui réussit à faire reconnaître qu'il est bien né aux États-Unis peut amener ou faire
venir des esclaves qu'il présente comme étant sa femme et ses enfants : la valeur marchande d'une Chinoise aux États-Unis est de 2 000 à 3 000 dollars. Les conditions de vie faites à ces communautés d'hommes y développent, avec beaucoup de vices, la traite des femmes et des enfants. Sans rechercher les causes anormales de ces mœurs anormales, l'Américain traite de libidineux, comme les Nègres, les Chinois qui sont de mœurs douteuses, faute de femmes. Que d'histoires et de légendes ne colportait- on point sur les débauches des souterrains de China- town ! Les missions se consacraient au sauvetage de l'enfance prostituée. J'ai assisté à San Francisco à une classe de jeunes Chinoises qu'une Américaine avait, après de romanesques équipées dans les déduits de la ville souterraine, dérobées à la luxure, et qu'elle gardait jalousement derrière de gros barreaux de fer par peur de ces Chinois immondes.
De bon rapport par le commerce qu'elle entretenait entre la Chine et les États-Unis, Chinatown était pourtant un défi permanent à l'opinion, ville de termites qui rongeaient la constitution démocratique, et de bêtes ignobles qui offusquaient la morale anglo- saxonne, cilé de luxure, de jeux, de fumeries d'opium et de crime. Quand le feu succéda au tremblement de terre, on n'hésita pas à la dynamiter alors qu'elle était encore épargnée par les flammes. Après l'incendie purificateur, les pasteurs et les prêtres s'opposèrent à sa reconstruction. Mais comme les Chinois menaçaient de quitter le pays et que cela aurait coûté gros, on dut tolérer la reconstruction à la même place de cette Gomorrhe,
Et les antijaponais de conclure : Que les Améri-
cains, partisans de la libre immigration japonaise se rappellent la campagne en faveur de la libre immigration des Chinois qui aboutit en 1868 au Burlin- game treaty. Le Chinois avait une âme et les prêtres ou pasteurs voulaient la sauver ; le Chinois avait de l'argent et les commerçants américains voulaient l'attirer; le travailleur chinois ne coûtait pas cher, et les économistes prédisaient monts et merveilles à qui l'emploierait. Qu'est-il advenu? L'obligation d'exclure les Chinois. Que ce précédent serve de leçon : il y a aux États-Unis présentement autant de Japonais que de Chinois (72 171 en 1900). Cette population mongole d'environ 150 000 individus, — pour plus de moitié en Californie , — est presque exclusivement composée de salariés.
Comme les Chinois, les Japonais ont l'instinct grégaire, la tendance à la vie de clan :
M. Okasaki Tsunekichi vient d'acheter 10 000 acres dans le Texas occidental; il ne cherche pas uniquement des bénéfices personnels. Il a l'intention de bâtir un bourg japonais. Nombreux sont les sans-travail japonais qui rôdent aux États-Unis. Il espère leur venir en aide, en les groupant autour de lui i. — Même dans les campagnes les plus reculées, si un Japonais lance une entreprise, d'autres Japonais accourent très nombreux, ouvrent des magasins et fondent un village 2. — Après que le tremblement de terre et le feu eurent anéanti San Francisco, les
1. Tôbei Zasshi, 10e année, nO 7. Art. de Mr. Katayama Hisomu; cité par Shinkoron, mars 1906.
2. Id., avril 1906.
Japonais se réunirent en assemblée et décidèrent d'y établir une cité japonaise 1.
Et ces groupements japonais prennent très vite un aspect oriental :
Ces temps derniers, nos colonies des États-Unis ayant prospéré, les lanternes japonaises et les feux d'artifice japonais ont été à la mode. Cette année surtout, dans les lieux habités par des émigrants japonais, on aurait pris la fête de l'Indépendance américaine pour une fête d'Orientaux. Les journaux de Californie se sont demandé : est-ce une fête américaine ou une fête orientale?... C'est l'aveu fait par eux de la prospérité des entreprises japonaises... Ce fut comme la proclamation d'indépendance d'un État asiatique... Ah! sous de nombreuses lanternes japonaises, quand pourra-t-on fêter l'anniversaire de la fondation d'un Shin Nihon 2.?
Pour ces émigrants, c'est le feu qui sur ces villages du Shin Nihon, du « Nouveau-Japon », projette le reflet du Daï Nihon, du Grand Japon d'outre-mer; feu apaisé des lanternes ballonnées et gonflées de lumière laiteuse ; feu capricieux, éphémère des fusées d'artifice zébrant ou embrasant la nuit. Alors les exilés rêvent des soirs de chez eux où des foules flâneuses errent dans les rues des théâtres, s'écrasent sur la rivière Sumida et dans le parc d'Ueno.
En Californie, comme aux Hawaï, les Japonais vivent entre eux : les riches ont leur club ; les ouvriers s'entassent dans une même chambre; c'est par équipes qu'ils travaillent; le nombre des restaurants
1. Manchyo, 21 septembre 1906.
2. Shinkoron, septembre 1905. Le Littoral occidental des États- Unis est en train de se japoniser, par Shinowara Yuho.
japonais et des marchands japonais augmente1, — preuve qu'ils ne sont pas près d'adopter les besoins et le régime des Blancs.
Et sitôt qu'un groupement japonais se forme, les Blancs lâchent pied et laissent le champ libre :
Dans la Vaca Valley, il y a peu d'années, les Japonais arrivèrent pour travailler dans les vergers ; quelque temps après, ils commencèrent de les louer puis de les acheter : maintenant la moitié des vergers de cette belle vallée est possédée ou louée par eux... La présence de quelques Japonais dans une communauté attire des boutiquiers, des commerçants, des banquiers, des savetiers, et des Japonais de tout emploi qui enlèvent aux boutiques des Blancs la clientèle de leurs compatriotes... Sur 900 Japonais, résidant à Vacaville, 150 sont marchands. Rien à faire pour le Blanc, le Japonais patronne ses compatriotes... Alors les Blancs vendent ou louent leurs vergers, leurs biens au meilleur prix qu'ils peuvent obtenir des Japonais et s'en vont. De même à San Francisco : qu'un groupe de Japonais loue une maison dans le quartier des résidences, aussitôt le prix des propriétés baisse, — parfois de 50 p. 100 — et l'exode des Blancs commence2.
Point d'entreprise qui ne soit touchée par la concurrence japonaise. Banquiers, imprimeurs, médecins, dentistes, restaurateurs, marchands, tous les métiers indispensables à une vie urbaine ont des représentants; les Japonais achètent, vendent, commercent entre eux s...
1. Nombre Nombre d'auberges Nombre de magasins japonais japonaises de restaurants en Californie. en Californie. japonais en Californie.
1904.. 224 245 98 1905.. 376 297 112 1906.. 561 462 198
d'après l'Osaka Asahi, 20 mars 1907.
2. Hayes, House of Representatives, 23 janvier 1907.
3. Id., ibii., 13 mars 1906. L'accroissement des Japs en cer-
Vie à part, morale à part, concluent les Américains. Le réquisitoire qu'ont dressé depuis quarante années contre la bassesse et la bestialité des Chinois, les discours et les rapports du Congrès, on le tourne maintenant contre le Japonais.
Comme le Chinois, il est accusé de manquer de pudeur. Contre la présence dans les public-schools de Japonais âgés de plus de vingt ans à côté de petits Blancs, leurs ennemis n'ont jamais pu établir une accusation précise, mais on disait à San Francisco : « Je n'ai pas entendu parler d'un scandale déterminé, toutefois la loi d'exclusion est bonne. Des Japonais adultes ne doivent pas fréquenter les écoles où vont des enfants blancs. Il n'y a pas de fumée sans feu. » Les Sunday papers ont raconté que dans les boar- tains comtés de Californie de 1880 à 1905 indique leur promptitude à se grouper en communautés indépendantes : silencieusement, pacifiquement mais tenacement ils gagnent l'avantage du terrain, et le gardent.
1905 1900 1890 1880 --Ilamada 4 000 1 149 184 ~ 16 Fresno 1 200 598 12 1 Los Angeles 3 500 204 36 1 Monterey 1 000 710 1 » Sacramento 2 000 1 209 51 1 San Francisco.... 8 000 1 781 590 45 San Mateo 5 000 46 9 » Santa Clara . 2 000 284 27
Santa Cruz 2 500 235 19
Solano ....... 2 000 870 26 2
Enquête entreprise en 1905 par la Japanese and Korean Exclusion League. Cf. Minutes du 1er janvier 1907. En Californie, comme aux Hawaï, on remarque chez les Japonais une tendance à déserter les campagnes et les besognes agricoles pour les villes et les métiers urbains. Ils forment à Honoloulou ou à San Francisco des colonies de 10 000 individus environ, de 7 000 environ à Seattle et à (OS Angeles, de 4 000 à Oakland.
ding houses japonais, hommes et femmes vivent dans une extraordinaire promiscuité. Aux Hawaï, les dévots Porto-Ricains se plaignent d'entrevoir dans les camps de travailleurs les Japs errer nus et se baigner, hommes et femmes ensemble. Les Américaines, comme les Européennes, sont violentes contre les mœurs des Jaunes : elles n'aiment pas les Japonais; les Blancs se plaisent trop au Japon pour qu'elles ne se méfient pas de la Japonaise ; un peu trop oublieuses des mœurs américaines ou européennes, elles frémissent à la fréquence des divorces au Japon, au nombre des concubines que souvent un homme marié y entretient, à l'abondance des Japonaises dans tous les ports d'Extrême-Orient. Les missionnaires anglo- saxons prétendent que le Japon est tout entier gagné au matérialisme, et que la grande autorité, même pour ceux qui sont convertis au christianisme, c'est Herbert Spencer.
« Il y a des Japonais tout à fait honnêtes et moraux, mais ils ne forment qu'une petite minorité de la nation, et très peu de gens de cette minorité viennent aux États-Unis. La Californie reçoit la population la plus pauvre et la plus basse du Japon, la classe des coolies, et ils apportent leurs manières de penser et de vivre 1. »
Quelles manières 1 Le cœur sensible des Yankees se soulève :
Ayant visité une douzaine de maisons habitées par des Japonais, l'inspecteur du service d'hygiène a déclaré qu'ils vivaient dans une condition si complètement opposée aux conceptions américaines de propreté et de décence qu'ils
1. Hayes, op. laud.
menacent la santé publique. Leurs habitudes malpropres avaient laissé des marques sur les murs ; des odeurs malsaines étaient insupportables 1... Des viandes impropres à la consommation sont en vente dans Chinatown; c'est là que les restaurants et boarding houses japonais se fournissent 2... Un consul américain 3 déclare que 50 p. 100 deve Japonais qui, au Japon, passent la visite devant les médecins américains avant de s'embarquer pour San Francisco sont atteints de trachoma, cette terrible maladie particulière aux Orientaux. Le mal se communique très facilement ; quiconque touche une serviette dont s'est servie une personne infectée isque d'en être victime.
A l'idée de vivre au contact avec de telles gens, un dégoût physique et moral saisit les Américains. C'en est trop : la concurrence de ce cheap Jap ne ruine- t-elle pas déjà le pays et n'y détruit-elle pas les institutions qui relèvent du travail libre? L'Américain vertueusement se lamente : il ne pourra plus assurer à sa famille un home confortable ; il ne pourra plus entretenir son église ; il ne pourra plus donner à ses enfants l'éducation qui convient à des fils de citoyens libres; il sera contraint de se désintéresser de tout, sauf de ses besoins physiques. Et, pour comble, il est témoin de l'immoralité de ces Japonais qui, le plus souvent, n'ont ni familles à soutenir, ni enfants à élever :
Des gens qui ont vécu au Japon et qui savent la langue,
1. La saleté et la misère de down-town à New-York, à quelques pas de Wall Street, des slums de Pittsburg à côté des marbres du Frick building ne révoltent pas autant les Américains. Pourtant la saleté et la misère des Hongrois, Slaves et Arméniens dépassent ce qu'on reproche aux Japonais. Il est vrai que ce sont des Blancs!
2. Hayes, op. laud.
3. Consul Miller de Yokohama.
m'ont dit qu'il n'y a pas en japonais de mot correspondant à « péché » parce qu'un esprit moyen au Japon ne conçoit pas ce qu'est le péché. Il n'y a pas de mot correspondant à notre mot « home » parce que rien dans la vie domestique au Japon ne correspond à notre home. Il n'y a pas de mot pour « privacy » (intimité) et si le terme et l'idée leur manquent, c'est que l'usage leur manque... Le travailleur qui a le respect des american ideals sur le home, la famille, les enfants, ne viendra plus en Californie si les Mongols continuent d'y pulluler. Il comprendra que cette section de notre pays ne lui convient pas. Qui peut l'en blâmer? Exposeriez-vous volontiers vos enfants, quand ils deviennent des hommes et des femmes, à ce voisinage d'Orientaux, avec leurs idées semi-barbares et la corruption de leur atmosphère morale 1 ?
1. Hayes, op. laud.
II
Et les Américains de conclure que ni économiquement, ni socialement les Japs ne peuvent ni ne veulent s'américaniser. Et les Japonais de protester : ils ne demandent qu'à entrer dans les syndicats américains, à se mêler à la société américaine, à en prendre les mœurs, les belles manières. Américanisés, ils gagneront de plus hauts salaires ; ce n'est pas volontiers qu'ils se résignent à des salaires inférieurs.
Les Chinois qui vivent aux États-Unis ne s'habillent pas comme les Américains, habitent dans des quartiers à part, s'adonnent au jeu et même au meurtre. Mais les Japonais s'habillent comme les Américains, vivent comme eux, ont une nourriture identique; ils habitent les quartiers américains et se plaisent à imiter les belles façons des Yankees i.
Les Japonais, dans leur hâte à accentuer les différences qui les séparent des Chinois, et leurs ressemblances avec les Américains, font valoir qu'ils sont très propres, beaucoup plus propres que les Chinois; et depuis que sévit l'antijaponisme, c'est à qui parmi
t. Asahi Shimbun, 23 octobre 1905. Les Japonais et les Chinois aux États-Unis.
eux insistera sur la nécessité urgente d'adopter toutes les mœurs américaines :
Si nos compatriotes ne sont pas aimés des Américains, ils doivent faire tout leur possible pour s'américaniser. S'ils ne le font pas, tout comme les Chinois ils seront contraints de se retirer... Il faut que les Japonais qui demeurent aux États-Unis y résident le plus longtemps possible et qu'ils prennent les mœurs yankees 1.
Et les Japonais sont enthousiastes d'éducation; ils s'acharnent à parler anglais ; s'ils demandent avec tant d'insistance de continuer à fréquenter les public- schools, c'est qu'ils sont avides d'apprendre les ame- rican ways. A quoi leur servira d'être isolés à l'école orientale, avec des Chinois et des Coréens? Ils retomberont dans cet asiatisme dont ils veulent se défaire et ne progresseront pas en américanisme. Les journaux des États-Unis publient fréquemment des propositions de Japonais de travailler au pair, comme domestiques, à condition qu'ils aient quelques heures, chaque jour, pour aller à l'école 2. Aux Hawaï, comme en Californie, les ouvriers n'ont qu'une hâte, c'est d'apprendre des Américains un métier. La réussite du Japon moderne est due à l'imitation par l'éducation, — surtout à l'école des États-Unis, et n'est-ce pas le vœu du gouvernement et du peuple japonais d'obtenir le droit pour leurs émigrants de se faire naturaliser américains 3?
1. Tôkyô Keizai Zasshi, 10 novembre 1906. Les Garanties de la Paix japono-américaine, par Mr. Kitazaki.
2. Les « want » columns de San Francisco étaient couvertes d'annonces dans ce genre : « Japanese young boy, honest, reliable, wants work after school for his board. »
3. Une loi fédérale de 1906 a décidé qu'il fallait désormais savoir parler anglais pour être naturalisé américain. En 1902, a paru à
Si cet américanisme des Japonais était sincère et si le conflit entre Américains et Japonais n'était qu'économique, on pourrait escompter un rapprochement assez rapide entre les deux races : les Japonais désireux d'acquérir des métiers qualifiés et de gagner de hauts salaires, curieux de manières et de langage américains, prêts à se marier à des Américaines, oublieraient, petit à petit, les îles japonaises et le Mikado; conquis par l'Amérique et ses possibilités indéfinies, ils ne résisteraient pas à l'attraction de sa civilisation industrielle : chez eux au Japon elle transforme déjà la vie 1 ; à plus forte raison agirait-elle aux États-Unis sur les goûts, les besoins, les pensées des Japonais déracinés et sur leurs enfants qui y sont nés. Pendant une ou deux générations, il y aurait de mauvais moments à passer, mais, au bout du compte, l'on pourrait prévoir une conciliation.
Le conflit n'est-il qu'économique? Le gouvernement japonais l'affirme, toutes les fois que par des notes officieuses il veut donner à croire que la guerre n'est pas à craindre2. Mais, malgré tous les démentis, c'est bien d'une question de race qu'il s'agit : les
Tôkyô, sous le titre Beikoku Rôdo Benran, un guide destiné « à encourager nos compatriotes qui traînent au Japon une existence misérable à passer l'Océan pour prendre leur part des richesses des États-Unis, destiné aussi à aider nos compatriotes qui désirent exercer là-bas une profession ». Le guide contient un manuel de conversation anglaise, à l'usage des Japonais du peuple.
t. J'ai développé ce point dans Paix japonaise. Le Paysage japonais, Routes japonaises, L'Inkyo.
2. - L'ambassadeur du Japon, le baron Kurino nous a répété ce qu'il nous a dit à diverses reprises, à savoir que la question de l'immigration aux États-Unis est considérée par son gouvernement comme une affaire économique et qu'il n'a pas l'intention de l'élargir pour en faire une question d'amour-propre. » Le Temps, 6 janvier 1908.
Américains estiment que le Japonais n'est pas assimilable, et que partout où il émigré, il conserve son caractère national et ses traditions.
Creuset immense, où si vite se fondent et s'allient en un peuple nouveau, tous les peuples d'Europe, comment l'Amérique désespère-t-elle si vite d'assimiler les Japonais? L'histoire américaine ne s'inscrit- elle pas en faux contre les distinctions de races que les Européens se plaisent à établir entre eux dans leurs querelles de nationalités et d'impérialismes? Naguère nos historiens pensaient qu'une nation sous un même gouvernement officiel, qu'un peuple parlant la même langue ou que des peuples parlant des langues qui s'apparentent pouvaient être dits de même race; ce fut une mode, avec Taine et Renan, de disserter sur les caractères de la race grecque, de la race anglaise, de la race germanique, de la race slave, d'opposer les qualités des races aryenne et sémitique. Le Bureau statistique de Washington qui établit le Census décennal ne s'embarrasse pas de toutes ces théories ou distinctions : il ne recherche pas au delà de la seconde génération les origines d'un citoyen américain; il accorde deux générations aux races d'Europe pour se fondre dans la masse américaine et pour perdre leur langue : parmi les éléments germaniques de la population des États-Unis il ne range que les personnes nées en Allemagne et la première génération des fils d'Allemands nés en Amérique. Dans les statistiques sur les îles Hawaï, tous les Européens rentrent dans le groupe Caucasians, par opposition aux Nègres et aux Jaunes.
Le peuple Américain est la preuve que les distinctions de race entre Européens ne sont que superfi-
cielles : tous ses ancêtres européens ont été assez semblables entre eux pour créer une descendance viable. Et pourtant nul peuple n'a davantage le préjugé de la race. Après une telle réussite, dans l'assimilation des immigrants d'Europe, il est naturel que la notion de Blanc ait pour l'imagination des Américains un sens et un prestige qu'elle ne peut avoir pour un Français. Entre les Blancs d'Europe, Anglais, Allemands, etc., le Français n'est qu'un type particulier, aussi, pour marquer son originalité, ne pense-t-il pas à sa qualité de Blanc et insiste-t-il sur sa qualité de Français. L'Américain, au contraire, dont les ancêtres paternels et maternels vivent depuis plusieurs générations aux États-Unis a toutes chances de résumer bien des types de Blancs (Hollandais, Irlandais, Allemands, etc.); il en est l'heureuse synthèse; il incarne l'idée générale de Blanc. Cette qualité commune à tous ses ancêtres s'exalte en lui; elle constitue son originalité : Américain, il est l'expression suprême de toutes les variétés de la race blanche, qui en sa personne fait bloc contre les races noire et jaune installées sur le même continent.
Selon lui, l'égalité devant la loi et la liberté personnelle, principes essentiels de son gouvernement, ne valent que pour des Blancs; et pour que sa supé- h riorité reste toujours évidente, il lui faut à toute force et toujours une race inférieure à mépriser :
The old debt due us for being white Ain't safe unless we stop the emission Of these new notes, whose specie base Is human nature, with no trace Of race or color or condition1.
1. Pour que la vieille dette qui nous est due, à nous Blancs, ne
Ainsi les distinctions de races que les Européens avec leur esprit provincial font valoir les uns contre les autres dans leurs contestations de frontières et dans leurs querelles de langages, les Américains cosmopolites, qui sur leur territoire rencontrent toutes les races du monde, ne les maintiennent que contre les Noirs et les Jaunes. La race, au sens anthropologique, groupe d'hommes pourvus héréditairement des mêmes caractères physiques, ils y croient : autant leur histoire leur donne confiance dans leur aptitude à assimiler les Européens, autant elle leur fait sentir leur lamentable impuissance à assimiler les races de couleurs.
L'idée de race, telle que le problème nègre l'évoque dans l'esprit des Américains, ce n'est pas une théorie, c'est un fait, une réalité : il y a des hommes noirs tous semblables les uns aux autres, tous issus d'ancêtres semblables entre eux : entre ces Noirs et les Blancs la distinction doit rester nette, absolue :
Quand on discute l'immigration japonaise en Californie, on fait appel le plus souvent à des intérêts égoïstes et à des considérations commerciales. Mais cette question devrait être résolue en s'appuyant sur des principes plus hauts, — à la lumière de notre expérience des cent dernières années. Si les Nègres dans ce pays n'étaient que 100 000, et ne vivaient que dans deux ou trois États riverains de l'Atlantique, accueillerions-nous des quantités d'émi- grants de couleur, venant d'Afrique, jusqu'à ce qu'ils se chiffrent par millions? Je crois que tout Américain qui pense répondra par la négative. Pourtant, ce cas supposé est exactement parallèle à celui qui se présente actuelle-
soit pas compromise, il faut que nous suspendions l'émission de ces nouveaux billets de banque, dont la garantie est la nature humaine, sans distinction de race, de couleur ou de condition. »
ment sur la côte du Pacifique avec l'immigration japonaise. Ayant devant lui le problème de race tel qu'il se pose dans le Sud, le peuple des États-Unis devrait refuser le droit de résidence permanente et de naturalisation à toute race qui ne peut facilement s'amalgamer avec nous 1.
Il y a un siècle, dans le sud des États-Unis les planteurs de tabac et de coton, importèrent une main-d'œuvre noire; il y a vingt ans, aux Hawaï les planteurs de sucre importèrent des Japonais. C'était faute de travailleurs blancs, mais c'est aussi qu'ils allaient à l'économie, et se souciaient peu du standard of living. Le beau résultat et la belle économie ! Exploiter des Noirs ou des Jaunes n'équivaut pas à les assimiler.
De locale qu'elle était, la terreur du problème nègre petit à petit gagne la nation entière. C'est devenu le dogme des Blancs du Sud, leur plus haut idéal de vie de maintenir contre le contact et la poussée du Noir, leur type physique, moral et intellectuel, — ce type physique qu'ils assainissent et embellissent par le sport, ce type moral et intellectuel de citoyen d'une libre démocratie qu'ils ne cessent d'exalter. Tout mariage, tout commerce entre Blancs et Noirs est condamné : le viol d'une Blanche par un Nègre, c'est le crime suprême que non seulement les lois, mais les pires supplices ne peuvent suffisamment faire expier. Les liaisons de Blancs et de Négresses qui, avant la guerre civile, étaient fréquentes, tolérées, avouables sont aujourd'hui impitoyablement condamnées par l'opinion. Il est au pouvoir d'un État d'interdire les mariages entre Blancs et Noirs. Une goutte de sang
1. Hayes, op. laud.
nègre pour une Blanche, c'est la souillure indélébile. Qui n'a pas entendu raconter aux États-Unis cette histoire? Une jeune fille se marie; l'enfant qu'elle met au monde porte des traces évidentes de sang nègre. Le mari fait faire une enquête sur les ascendants de sa femme et il apprend qu'il y a deux ou trois générations un métis entra dans la famille : la souillure dissimulée chez deux générations a reparu chez le nouveau-né. Le mari demande le divorce et l'obtient.
Les idées sur les relations avec les gens de couleur, les Américains de l'Ouest les ont empruntées aux gens du Sud'. Depuis trente années, le préjugé de race a été assez fort pour empêcher les Américains de se mêler aux Chinois et de les assimiler. De même aujourd'hui avec les Japonais :
1. « Le préjugé des races sur la côte du Pacifique n'est qu'une autre forme du problème des races dans le Sud et n'est pas seulement le fait des malandrins de San Francisco. Très ému dans mon État par « l'insoluble question », ma sympathie va à la population blanche de San Francisco. » Mr. Slayden of Texas, House of Représentatives, 10 janvier 1907. — « Comme les gens du Sud réclament pour eux le droit de régler la question de race en ses aspects locaux, et demandent que leurs intérêts et leurs conseils prévalent dans les règlements de caractère national, ils estiment que le peuple de la côte du Pacifique devrait être autorisé à traiter le problème japonais en ses aspects locaux, comme il le juge bon, et, pour les mesures nationales, à faire prévaloir ses intérêts et ses conseils, tant que l'action qu'il propose est constitutionnelle. » Mr. Simons, Senate, 16 février 1907. Et les gens de l'Ouest répondent : « Nous sommes de cœur avec le Sud... et nous disons à nos frères : « Nous vous aiderions si nous pou- « vions. Vous connaissez le problème, traitez-le de votre mieux, « dans l'intérêt de l'humanité, du bon gouvernement, de la justice « pour tous et nous ne nous en mêlerons pas; nous avons confiance « en votre honneur, votre loyauté, votre patriotisme. Mais en même « temps nous vous disons : par dieu n'encouragez pas les plans de « ceux qui, s'ils réussissaient, nous mettraient dans une situation « pire, à la longue, que celle qui vous accable ». Gearin, op. laud.
Toute tentative d'assimiler ces coolies japonais créerait des problèmes de race plus difficiles à résoudre que le problème que nos frères du Sud essayent présentement de résoudre. Quoique les Japonais viennent nombreux en Californie depuis sept ans, il n'y a pas encore de signe que des relations sociales s'établissent entre eux et aucun élément de notre population et je suis sûr, d'après ce que je sais du caractère des Japonais, que peu importe la durée de leur séjour, qu'ils soient nés sur notre sol ou au Japon, ils resteront étrangers, tout à fait Japonais, et ne deviendront pas Américains.
Entre la race jaune et la race blanche, il ne peut pas, il ne doit pas y avoir assimilation : la Bible et Spencer en ont ainsi décidé. C'est un fait que Jaunes et Blancs, comme les Nègres et les Blancs ne se mêlent pas, et si par aventure ils se mêlent que les produits de ces unions ne sont pas viables, — générations de métis, qui, sans avoir les qualités des deux races, en ont les défauts physiques et moraux. Or devant un fait, qu'il exprime le dessein de la Providence, ou qu'il soit un des effets de l'Évolution, tout Anglo-Saxon mystiquement s'incline.
« Les ministres de toutes nos religions proclament sur l'autel du mariage cette divine doctrine : « What « God hath joined together, let no man putasunder. » C'est également une doctrine divine que « What god « lias put asunder, let no man join together ». Le doigt du Tout-Puissant a souligné par des caractères évidents, différences de couleur, de caste, de sentiment, de vie, de littérature, de position géographique, bref de toutes façons, la nécessité de garder séparées les races de l'humanité2. » Leur bonheur sera mieux
1. Hayes, op. laud.
2. Id.
assuré si elles demeurent sur les continents qui leur ont été assignés par la toute Sage Providence que si on les transplante sur d'autres continents, dans un intérêt de lucre. Les Jaunes pas plus que les Nègres ne peuvent changer de peau : le léopard ne se débarrasse pas de ses taches. Les Japonais, par leur physique, leur religion leurs traditions millénaires, leurs idées sur la vie de famille sont tout à fait différents des Blancs. A supposer que leur assimilation fût aisé et rapide, serait-elle souhaitable? « Quelle force ou quelle grâce de corps ou d'esprit que nous ne possédions déjà, cette race totalement différente de nous pourrait-elle nous apporter? »
Tel est l'avis de Spencer dans la fameuse lettre qu'il écrivit jadis au baron Kaneko Kentaro et que tout le monde anglo-saxon a lue et commentée :
A votre question sur les mariages entre étrangers et Japonais, qui, dites-vous, « est très discutée actuellement par nos professeurs et nos hommes pl- ..tiques » et qui est « un problème des plus difficiles », ma réponse c'est qu'à parler raison, il n'y a pas là de difficulté. Ces mariages devraient être interdits. C'est non pas une question de philosophie sociale, mais une question de biologie. Les preuves ne manquent pas, empruntées aussi bien aux mariages entre races humaines qu'aux croisements entre animaux : sitôt que les variétés qui se mêlent divergent un peu, le résultat est immanquablement mauvais à la longue... Ma conviction est basée sur de nombreux faits, et je viens encore de la vérifier il y a une demi-heure. Je suis à la campagne en compagnie d'un homme bien connu et qui a une grande expérience des croisements entre bestiaux. Il vient de confirmer mon opinion : prenez différentes variétés de moutons, s'il y a croisements entre sujets tout à fait différents, le résultat, surtout à la seconde génération, est mauvais — c'est un incalculable mélange des traits
physiques et une constitution chaotique. Il en va de même chez les humains : les Eurasiens dans l'Inde, les métis en Amérique en sont la preuve. L'explication physiologique de cette expérience me parait être que toute variété de créature, au cours de maintes générations, acquiert une certaine adaptation constitutionnelle à une forme particulière de vie, et que toute autre variété semblablement acquiert une adaptation spéciale. Par conséquent, si vous mêlez les constitutions de deux variétés tout à fait divergentes et qui se sont adaptées à des modes de vie tout à fait divergents, vous obtenez un organisme qui n'est adapté au mode de vie ni de l'un ni de l'autre — un organisme qui ne fonctionnera pas bien, parce qu'il n'est agencé pour aucun ensemble de conditions. Donc par tous les moyens, interdisez les mariages de Japonais avec des étrangers.
Parlant au club japonais de New-York, en 1907, M. Aoki, ambassadeur du Japon aux États-Unis, engageait ses compatriotes établis en Amérique à épouser des Américaines : « Rendez-vous dignes de l'amour des filles des millionnaires américains et quand vos beaux-pères auront pu apprécier votre mérite, ils vous assisteront dans toutes les difficultés. » L'ambassadeur ne pouvait être moins heureusement inspiré : l'idée d'apaiser l'hostilité entre races par des mariages mixtes est tout juste la solution qui paraît la plus chimérique et la plus dangereuse aux Américains.
Entre Japonais, et Américains le conflit n'est donc , pas simplement économique, il est racial : c'est une \ opposition sentimentale, physique, mystique1 tout
1. • Il y a quelque chose dans ces antagonismes de race que nous ne comprenons pas — et peut-être n'est-il pas nécessaire que nous le comprenions... Les Japonais ne nous sont pas inférieurs, ils sont différents, voilà tout... Les Asiatiques et les Amé-
ensemble qui interdit les mariages mixtes. A quoi bon dès lors, que les Japonais, économiquement, socialement, réussissent à se hausser aux mêmes rangs que les Blancs? Ils n'en seront que plus dangereux pour les Américains. Plus l'écart entre les standards of living des deux peuples se comblera et plus les Jaunes et les Blancs appartiendront aux mêmes classes sociales, plus il sera difficile aux Américains de protéger l'intégrité de leur race et plus ils seront unanimes et énergiques à la défendre.
ricaines ne se marient pas, et ne se marieront jamais, sauf de rares exceptions. Nous ne pourrons jamais les absorber... » Hon. J. M. Gearin, of Oregon, Senate, 7 janvier 1907. Cf. dans The Far East, d'Henry Norman ce même mysticisme anglo-saxon : « Nous pouvons aimer le Japon, l'admirer, commercer avec lui ; pour ma part, je ne crois pas qu'il soit possible de connaître le Japon sans l'aimer et l'admirer, et le Japon peut nous aimer, nous étudier, et trafiquer avec nous. Mais l'Anglais, l'Américain, le Français, l'Allemand ne forment qu'une espèce d'humanité, et le Japonais en est une autre. Entre eux se dresse et se dressera toujours, la distinction sacrée et indéracinable de la race. »
III
Le désir des Japonais de s'américaniser est-il sincère et sans arrière-pensée? Les Américains se défient : le Chinois est moins dangereux, parce que moins curieux de langue, d'éducation, de manières, de métiers occidentaux. He keeps his place, ce que ne fait pas le Jap qui essaye de s'approprier méthodes, trucs et secrets, et qui, peu soucieux du succès immédiat étudie pour plus tard et finira par battre son maître.
Cette hâte un peu enfantine des Japonais à singer l'homme d'Occident, l'Américain ne l'interprète point comme une garantie de complète américanisation. C'est trop affecté, trop en façade pour que derrière ils ne se réservent. De leurs costumes occidentaux et de leurs american ways, on dirait vraiment que c'est un passe-partout pour mieux circuler dans le pays, inspirer confiance, entrer davantage dans l'intimité des gens, voir plus, savoir plus, — tout comme des nattes et des tuniques chinoises qu'ils revêtent en Chine1.
1. « Les Japonais peuvent entrer en intime sympathie avec les
Chinois en Chine, Américains en Amérique, Japonais toujours : sous ces déguisements, leur souplesse à prendre tous les dehors de la civilisation des pays où ils séjournent, inquiète Américains et Chinois. Cette affectation d'américanisme exaspère les Américains plutôt qu'elle ne les gagne. Les plus haïs des Nègres par the man in the street, ce ne sont pas les braves bêtes du black belt, couleur de la terre noire sur quoi ils vivent passivement courbés : c'est le Nègre endimanché qui, un pli au pantalon et les pieds vernis, s'en va à la ville faire le beau et minauder en roulant ses gros yeux, le Nègre qui joue au foot-ball ou au base-bail, et surtout le Nègre d'université. Pareillement, comme un veston ne change ni la couleur de peau ni la stature des Japonais et qu'au su de
Chinois, porter les mêmes robes, vivre de la même nourriture, habiter dans les mêmes maisons, s'adapter aisément et volontiers à l'entourage chinois et éviter ainsi de heurter les préjugés des Chinois.» Rapport du secrétaire chinois de la légation américaine à Pékin. Foreign Relations of the U. S. Washington, 1906, p. 199. A quelques kilomètres de Shanghaï, le collège japonais de Tun- Wen, fondé à la suite du traité de Simonoseki, prépare des jeunes gens à la propagande commerciale et politique en Chine. Il reçoit, au nombre de 300 chaque année, des Japonais qu'entretiennent leurs préfectures. Le programme est divisé en cycles : au terme de chacun d'eux l'élève part pour un « voyage d'investigations II. Les élèves du cycle politique laissent pousser leurs cheveux, puis les nattent et se rasent le haut du front : Chinois d'apparence, ils pourront dans leurs voyages d'informations passer partout. — Cf. une correspondance du Daily graphie, résumée par Le Temps, 9 novembre 1906, et les photographies de l'Illustration, 8 juin 1907. Aux États-Unis, un des tours les plus fréquents des Japonais était d'entrer dans une « gospel society » sous prétexte l'étudier la parole du « White man's God ». Quand ils avaient appris assez d'anglais, ils quittaient subitement le pasteur ou révérend et les laissaient scandalisés de voir que ces Bouddhistes et Shintoistes avaient feint de se christianiser « for revenue only » ou pour se préparer « to insidiously work into american ways ».
tous, chez eux ils troquent avec joie leurs jaquettes, pantalons et souliers trop ajustés pour le kimono et les savates plus lâches, comme ils conservent leur régime, dépensent peu, vivent groupés et serrent de près en tous métiers leurs concurrents américains, leur habit occidental ne paraît aux Américains qu hypocrisie espionneuse, prétentieuse, dont il faut se méfier plus que de la queue et de la tunique qui, honnêtement, de très loin signalent le Chinois. Comment prendre à la lettre leurs protestations d 'enthousiasme pour la civilisation des États-Unis, quand on sait que la vie japonaise est un paravent à deux faces? D'un côté, chemins de fer, téléphones, usines, trams électriques, sous-officiers à la manœuvre, savants à lunettes penchés sur un microscope; de l'autre, un jardin japonais, des banzai pour le Grand Japon, de petits vers au Mikado et aux fleurs, des cha-jin admirant la lune.
Qu'est-ce que ces manières des Japonais de s'humilier, de ne pas regarder en face, de se déguiser pour n'être pas reconnus? Un Américain, un typical western man — le type d'homme précisément qui est en rapport avec les Japonais — c'est un homme très sociable, familier avec les étrangers quoiqu'ils ne soient pas ses égaux, et qui met tout le monde à l'aise en prenant ses aises. Il ne veut pas qu'on l'oublie, il tient à ce qu'on l'appelle par son nom avec toutes les initiales de ses prénoms, et non pas John tout court, comme lui-même appelle indistinctement tous les Chinois. Il parle haut, rit fort, bombe, se hausse, exige qu'on le traite à son rang, plutôt un peu au-dessus, joue franc jeu, pense à haute voix, défend sans modestie sa chance, avoue
la bonne opinion qu'il a de ses capacités, respecte infiniment la valeur de son travail et exige sans plus le plus haut salaire. C'est un homme libre.
Le Japonais entre en saluant trop bas, sollicite trop humblement qu'on le prenne au pair, qu'on lui fasse le grand honneur de le laisser regarder, imiter. Il n'est pas d'humble métier qui le rebute, celui qu'on lui offre lui ira très bien; le plus petit est encore à sa taille. Tout le monde connaît aux États- Unis l'anecdote si souvent contée d'un officier de marine américain retrouvant aux Philippines, comme commandant d'un navire de guerre japonais, un boy qu'il avait jadis gardé longtemps au mess de son bord. Le fils d'un Samuraï n'hésite pas à s'engager comme domestique à Yokohama ou aux États-Unis : on l'appellera John. En Amérique, les Blancs se refusent à servir comme domestiques; à plus forte raison, ils s'y refusent à l'étranger, chez des étrangers.
Le Japonais reste silencieux, mystérieux, souriant. Sauf les officiels, il n'est jamais tout à fait à son rang ou à sa taille à l'étranger. Ce ne sont pas là les manières américaines : dans la lutte internationale, ce n'est pas fair play. Un des plus gros griefs que les Américains, — président Roosevelt, secrétaire d'État Hay ou homme de la rue — firent au Russe lors de la guerre russo-japonaise, ce fut sa duplicité, son art du mensonge, sa politique du secret. Or le Japonais vit sur une réputation d'espion incomparable, qui a fait ses preuves en Chine et Mandchourie. L'Américain le voit partout furetant, enquêtant aux Hawaï, aux Philippines, en Californie, si bien qu'avec toute leur civilisation raffinée, les Japonais ne peuvent faire qu'ils ne lui apparaissent comme des Asiatiques !
Et puis ce Japonais paraît si peu sûr de lui! L'Américain, lui, est certain que dans son pays il n'est rien qui ne soit the best in the world. Le Chinois, mandarin égaré chez les Barbares, est tellement convaincu de l'excellence de sa race qu'il ne s'inquiète guère des « diables » étrangers et reste impassible sous les quolibets. Certes les Japonais, eux aussi, sont persuadés de leur supériorité, mais leur conviction n'est guère impassible. Toujours inquiets que cette supériorité ne soit pas assez reconnue, ils vont devant un étranger jusqu'à s'humilier par orgueil. Un amour-propre maladif, la crainte qu'on ne les traite pas avec tous les égards qu'ils souhaitent, joints à la peur que la couleur de leur peau et leur faible stature n'excitent le rire, — tout conspire à les isoler, à les raidir : arrogants et brutaux ou trop aimables, au total rarement assez maîtres de soi ni assez détendus pour attirer la sympathie.
Ne parlez pas à un Japonais de la beauté de son pays et de son art, du charme de ses vieilles mœurs et de sa vie simple d'autrefois; ne lui vantez pas la nudité artistique de sa demeure ni la séduction de ses geishas, toutes choses qu'il aime tenacement, profondément et qu'il regrette à l'étranger. Le voilà gêné et qui ricane en s'excusant : il croit que vous vous moquez, que vous le louez de son passé pour n'avoir pas à lui parler de son présent ou de son avenir. Ses jardins japonais, ses maisons de bois, c'est trop petit, trop simple de style, trop pauvre de matériaux, trop modeste et trop périssable pour plaire vraiment à un Occidental qui construit d'énormes palais de blocs de pierre. L'amour du sol japo-
nais et du Mikado, c'est un sentiment sacré qu'il garde au profond de soi. C'est une passion intense, très prompte à douter des éloges, âpre à les souhaiter et qui se dissimule, s'effarouche, honteuse à s'avouer. Froissez-la au vif, comme à San Francisco, et sous les habits et manières d'emprunt, elle éclate : la douceur souriante s'est muée en arrogance brutale.
Au vrai, si le désir du Japonais de s'américaniser ne paraît aux Californiens que faux semblant, c'est qu'ils croient sentir que le Japonais ne se livre pas entièrement à l'emprise de la terre et de la civilisation américaines, qu'il se réserve et que de l'Amérique il ne veut pas tout prendre, en bloc. Il enquête, juge, distingue, ne s'abandonne jamais et jamais ne perd ni sa tête ni son cœur de Japonais. Or la nation américaine a été une œuvre d'enthousiasme et de foi. Les Européens qui l'ont faite, chassés de chez eux pour des motifs politiques, par des souffrances sociales ou par le désir d'une vie plus libre et plus large, ont en débarquant secoué la terre de leurs souliers et rompu avec leur patrie d'origine.
Pourtant ces émigrants ont souvent inquiété l'opinion américaine, toujours prête à rejeter les éléments qui, lui semble-t-il, ne peuvent ou ne veulent s'assimiler et l'hostilité contre les Jaunes n'est qu'une variété de l'hostilité générale que les gens américanisés depuis une ou deux générations ont toujours témoignée, par tout le pays, aux immigrants frais émoulus. Anglo-Saxons, à ce qu'ils croient, sitôt qu'un brevet de naturalisation les a authentiqués et qu'ils ont à peu près réussi à attraper, avec l'accent yankee, le chic du veston trop large et des souliers
trop vernis, ces Européens d'hier se gaussent des Allemands et des Irlandais encore mal débrouillés; ou bien ceux d'origine germanique, faisant bloc contre les Latins réputés superstitieux, dégénérés, sales et bavards, enveloppent, d'un mépris général, les Italiens1, tous cireurs de chaussures, les Français, tous cuisiniers, les Mexicains, les Brésiliens, et aussi les derniers venus, les faméliques de l'Europe orientale et d'Asie, Juifs, Slaves ou Arméniens. La nation américaine se recrute comme un club ou comme une de nos grandes écoles du gouvernement : the man in the street, qui se croit américain pur sang, fait payer cher aux nouveaux venus en quolibets et en regards de pitié le dignus es intrare : chez tout ce peuple, c'est l'aristocratisme protecteur et cruel des promotions vieilles d'une ou deux années pour le pauvre nouveau.
Nombreuses sont les restrictions d'argent, d'âge, de morale, de santé qui successivement ont été imposées à l'immigration. Tour à tour, les Irlandais, les Allemands, les Italiens et maintenant les Slaves, les Arméniens, tant qu'ils ont vécu groupés par races, par langues, avec leurs régimes et leurs besoins d'autrefois, ont été dénoncés comme des r •
dangers publics. Puis, comme à l'usage on s'aperçoit que les forces convergentes des public-schools, du bulletin de vote, des trade-unions et des églises r finissent par dissoudre ces noyaux compacts, par
1. Dans plusieurs villes du Mississipi, les Américains en 1907 ont voulu expulser des écoles les enfants italiens. Les Italiens, de tous les Blancs, sont les moins fiers; ils s'accommodent des travaux les moins relevés dans le sud des États-Unis, ne refusent pas d'y travailler et d'y vivre à côté de Nègres. Aussi, de la part des Blancs, sont-ils soumis à toutes sortes de vexations.
disperser ces individus dans les groupements purement américains, partis politiques, syndicats, sociétés maçonniques, groupements religieux, les preuves de cette force d'assimilation rendent confiance. Les premières brimades passées, quand les immigrants ont dépouillé leurs oripeaux bariolés et leurs accents de terroir pour se fondre le plus tôt possible dans la masse, le mépris tombe.
Mais tous ces Européens sont faits d'une même étoffe. La culture chrétienne et la vie industrielle les ont rendus individualistes, avec un vif appétit de bonheur, de confort, de puissance et ce sont les tempéraments les plus passionnés, les plus exigeants qui émigrent. Aux États-Unis, leurs instincts comprimés s'épanouissent. L'Amérique, c'est pour ces Européens la terre promise, une terre qui ressemble à celle qu'ils quittent, mais avec des espaces plus grands, des horizons plus vastes, un air plus respi- rable. Ils ne sont ni surpris, ni contrariés par le déracinement : leur formule de vie ne change pas, mais se développe; leurs patriotismes d'Europe s'éva- noufssent devant la joie d'une destinée plus large, plus forte, et leur patriotisme américain est fait de reconnaissance pour une terre et une civilisation qui ont agrandi et réalisé leurs rêves de bonheur1.
1. « Nous ne nous opposons pas à l'immigration européenne; elle est la bienvenue... Aujourd'hui, le sang du citoyen américain est le sang des peuples de l'Europe qui répandirent la civilisation par le monde et rendirent possibles les républiques. Nos arts, nos sciences, nos lois, nos institutions, notre civilisation, notre religion, nous les tenons des races blanches qui nous ont précédés dans l'histoire du monde... Nous sommes une nouvelle nation, pourtant nous ne sommes pas une race nouvelle : représentants, dans l'Extrême Ouest, de la meilleure et de la plus juste forme de gouvernement, nous pouvons faire remonter l'évolution de nos
Pour le Japonais, il n'en va pas de même. Sa civilisation n'est encore ni chrétienne, ni industrielle. Être soi, être libre, jouir d'un grand bien-être n'est pas l'essentiel de sa formule de vie. Plus que tout, il aime sa terre japonaise 1, rongée de golfes, bossuée de montagnes, aux horizons très proches, de premiers plans et de fonds très marqués, où il vit blotti et qui évoque pour lui tout le passé de sa race ; il est soumis à sa famille et à la nation, famille agrandie dont le père est le Mikado2; il l'aime du même amour que la terre japonaise, parce que son origine divine et l'antiquité de sa famille symbolisent la gloire du Japon chéri des dieux, toujours victorieux, jamais envahi; de besoins modestes, il a l'habitude de prendre la vie comme elle vient, sans se préoccuper de l'avenir 3. Son passage aux États-Unis, au lieu d'être le développement de son rêve et l'exaltation des tendances de sa race, marque une rupture dans sa vie : la civilisation qu'il va chercher ne prolonge pas celle qu'il quitte. Ce n'est pas son instinct qui l'y porte, mais
principes à travers les siècles, jusqu'au temps où l'homme commença d'apprendre à se contrôler et à obéir... La race blanche dominera le monde, non seulement par des victoires militaires mais par la culture qu'ont acquise, à force de sacrifices, tous les peuples qui nous ont précédés, — culture qui prépare les Blancs à partager les devoirs et les responsabilités des citoyens américains. - Hon. J. M. Gearin, op. laud.
1. Cf. Paix japonaise. Le Paysage japonais.
2. « Le Japonais hérite d'idées de servitude et de vasselage tout à fait opposées aux idées de responsabilité, d'autorité et de dignité du travailleur américain. Chez nous pas de classes, point de nobles ni de Samuraï, rien que le peuple (we are ail plain people). Nos travailleurs sont une partie du gouvernement, ils sont le gouvernement. Chacun son vote, chacun sa voix... » Hon. J. M. Gearin, op. laud.
3. Cf. Paix japonaise. Routes japonaises et l'Inkyo. t
sa volonté, sa curiosité, son ambition raisonnée. Cette Amérique ne lui est pas une terre de séjour, un paradis : c'est un pays d'exil, une maison d'éducation, où il ne va que pour étudier la dernière édition de la Somme des' vérités industrielles et scientifiques de la civilisation occidentale et aussi chercher les plus hauts salaires que lui puisse réserver l'industrie. Ouvriers, étudiants, hommes de science, capitalistes, soldats, marins, tous se passionnent pour tout ce qui est américain; mais tous songent aux douces heures de flânerie ou de gloire que leur assureront au Japon leurs économies ou leurs acquisitions américaines.
Car tous se réservent; aucun ne s'abandonne. De tout ce qu'il voit, chacun choisit ce qui lui convient ; le reste, il le laisse. « 11 est tout disposé à apprendre de n'importe quel instructeur tout ce qui peut lui servir ; mais tout ce qu'il apprend et acquiert est pour le Japon. Il n'a ni attachement ni affection sauf pour son peuple et pour sa terre. Son patriotisme, sa disposition à mourir joyeusement pour le Mikado est une vertu, mais qui ne le dispose pas à devenir citoyen américain. Son industrie, sa tempérance, son ambition sont des vertus, mais qui ne comptent pas pour l'Amérique 1. « Exilés pour un temps ils se retournent sans cesse vers leurs îles; c'est une race envoûtée dans une tradition et qui s'est
1. Interview de 0. A. Tweitmoe, président de la Japanese and Korean Exclusion League, publié dans The World-to-day, décembre 1906. Cf. aussi, Hon. J. Kahn (of California), House of Représentatives, 18 février 1907 « Si jamais une guerre survenait entre nous et le Japon, les sympathies, l'influence et l'aide des Japonais d'Amérique iraient à leur terre natale. -
arrangée une coquille où vivre enroulée ; tout ce qu'ils imitent, ils l'infléchissent dans leur sens propre. Aux États-Unis, ils ne se laissent conquérir ni par la terre ni par l'âme du peuple : ils admirent des grandeurs, ils méprisent l'esprit. Eux qui ne se plaisent que dans leur nature retouchée, humanisée, ils ne se laissent pas griser par les espaces énormes et la nature vierge. En missionnaires patriotes, ils viennent aux États- Unis avec le mépris de l'idéal américain et n'étudient le matérialisme américain que pour lui dérober quelques recettes qui rendront riche et fort leur Japon.
Est-il prudent de la part des Américains de tolérer dans une des régions les moins peuplées de leur territoire, une communauté de Japonais plus disposés à l'hommage lige envers le Mikado qu'au respect de la Constitution américaine? N'est-il pas contraire à leurs idées démocratiques d'accorder le droit de résidence et de naturalisation aux immigrants d'une race qui ne peut être assimilée? Les Américains méditent cet oracle de Spencer1 :
J'approuve entièrement les règlements américains destinés à entraver l'immigration des Chinois, et si cela était en mon pouvoir je réduirais ces immigrants le plus possible, car de deux choses l'une : que de nombreux Chinois aient la permission de s'installer en Amérique, ou bien, s'ils ne se mêlent pas aux Américains, ils formeront une race sujette, et sinon esclave, au moins presque esclave, ou s'ils se mêlent, ils formeront de mauvais hybrides. Dans les deux cas, que l'immigration soit importante, et
1. Lettre au baron Kaneko Kentaro, op. laud.
d'immenses calamités sociales s'ensuivront, — éventuellement la désorganisation de la Société.
Le parti des Américains est pris : « Avec notre forme de gouvernement ', une race ne peut vivre sur notre territoire légalement sujette d'une autre 2. »
Au reste, le gouvernement du Mikado fait le nécessaire pour que les émigrants japonais n'oublient pas leur pays. Il ne cesse jamais de surveiller ses nationaux, même de loin 3. L'avantage qu'il a de bien tenir le peuple en main, on l'a vu pendant la récente guerre : les soldats japonais n'étaient pas très robustes, mais ils étaient méthodiquement entraînés; la population n'était pas riche, mais elle a supporté tous les impôts de guerre, et, résignée, s'est tue, laissant à ses chefs plein crédit. Leur manque d'individualisme, leur soumission à la discipline, leur désir d'apprendre, leur entêtement à retenir et leur bonne moyenne de culture, l'habitude d'obéir chacun à son rang, d'observer la consigne, de répéter à la lettre les ordres reçus : ces qualités font qu'ils sont interchangeables, et qu'en cas de besoin, tous servent : des soldats dévoués, des cadres intelligents, voilà la force de l'armée japonaise et aussi la force de la nation. Ces avantages, le gouver-
1. La Grèce a eu ses sculpteurs, l'Angleterre a eu Shakespeare; la contribution des États-Unis à l'histoire de l'humanité, c'est sa démocratie ouverte à tous les Blancs : « Pendant des milliers d'années, les hommes d'État de tout pays se tourneront vers Washington, Jefferson, Hamilton, Franklin, Madison et les autres fondateurs de notre République, les plus grands bâtisseurs de gouvernement libre que le monde ait jamais produits. » Hon. G. G. Gilbert (of Kentucky), House of Representatives, 12 février 1907.
2. Hayes, op. laud.
3. Sur le contrôle de l'émigration par le gouvernement japonais, cf. pp. 59-60.
nement entend les maintenir à l'étranger. Shin Nihon Nouveau Japon, c'est sous ce nom que les journaux japonais groupent leurs nationaux établis sur la côte occidentale des États-Unis. De fait, c'est bien un noyau qui s'est détaché de la cellule du grand Japon, pour reformer aux États-Unis une cellule plus petite mais analogue de substance et de réactions : les marchandises que les émigrants, tant aux Hawaï qu'en Californie, font venir du Japon, l'argent qu'ils envoient, leurs retours fréquents au Japon et leurs groupements nationaux à l'étranger prouvent que le lien ne s'est pas desserré qui les unit à leur patrie. Le gouvernement du Japon ne témoignerait pas une telle sollicitude pour ses émigrauts s'il n'avait la volonté et la confiance qu'ils resteront les hommes-lige du . Mikado.
« Jusqu'à présent le gouvernement n'a jamais approuvé que des Japonais se naturalisent à l'étranger. 1 » Toutefois, par orgueil national et pour lutter contre l'anti japonisme, on conseille maintenant aux Japs, qui ne se sentent pas aimés des Américains, de ne pas faire comme les Chinois, mais de prendre les manières yankees ; et même pour calmer les appréhensions que font naître aux États-Unis ces émigrants patriotes et surtout gagner une réelle influence politique, on leur conseille de se faire naturaliser.
Quand des Italiens, des Allemands, des Irlandais, des ' Busses, des Espagnols, des Portugais ont le privilège de la naturalisation c'est insulter les Japonais que de le leur refuser, à eux seuls. Les Japonais estiment qu'ils sont un des peuples les plus civilisés du monde. Pourtant aux États-
1. Tokyo Keizai Zasshi, 20 octobre 1906.
Unis, ils n'ont pas le droit que possèdent les représentants de pauvres et secondaires nations de l'Europe... La naturalisation, en droit international est un privilège des peuples civilisés. Les Américains peuvent être naturalisés au Japon. Les Japonais ne peuvent être naturalisés en Amérique. Cela va contre le principe de réciprocité 1... Les Japonais ne viennent-ils pas d'un pays où le self government local et le gouvernement constitutionnel ont été pratiqués depuis des années? Les Américains n'accordent-ils pas après quelques années de résidence, le droit de vote, à des paysans russes opprimés depuis longtemps par un gouvernement absolu, et qui n'ont ni connaissance ni pratique du gouvernement libre 2?
Satisfaction d'amour-propre, le droit de naturalisation serait aussi pour les Japonais une arme de défense :
L'ostracisme politique et social auquel les Japonais sont condamnés en Amérique tient à ce qu'ils n'ont pas le privilège de naturalisation. S'ils l'avaient, et si trois ans après leur naturalisation ils obtenaient le droit de vote comme les Italiens, les Irlandais, les Allemands et autres peuples, le cri d'exclusion n'aurait jamais été poussé contre eux... Les Japonais sont une race éclairée; en politique, leur pouvoir peut s'affirmer trop considérable pour qu'on s'en moque. Les politiciens qui maintenant veillent aux plaisirs des Italiens, des Allemands ou des Irlandais serviraient
1. Lettre ouverte adressée au comte Hayashi, ministre des Affaires étrangères, par l'Hon. J. Kumpei Matsumoto, légiste, membre du Parlement, un des leaders des Seiyu-Kwai. Publiée par Daï Nippon, revue mensuelle de Tôkyô; citée par Amer. Rev. of Hev., march 1907.
2. K. K. Kawakami, North American Review, 21 juin 1907. Les dernières statistiques de l'immigration aux États-Unis (du 1er juillet au 30 juin 1907) renforcent l'argument japonais : les Austro-Hongrois (338 452), les Italiens (285 731), les Russes (258 943), fournissent à eux seuls les deux tiers du total des émigrants.
les Japonais avec de douces paroles et ne les toucheraient pas du doigt 1.
Ainsi, capitalistes, fermiers, marchands, tous les Japonais, que leurs intérêts fixent de manière permanente aux États-Unis ont besoin du bulletin de vote pour obtenir qu'on les traite justement et dignement. Et le nombre s'accroît des Japonais qui se fixent de manière permanente en Amérique. Depuis 1901, les Japonaises arrivent plus nombreuses 2; beaucoup d'entre elles sont venues des Hawaï où leurs enfants en naissant ont gagné le droit à la nationalisation américaine. « Parmi les enfants des Japonais vivant en Amérique, 5 000 environ auront un jour le droit de devenir citoyens des États-Unis, comme y étant nés3 ». Il faut encourager les femmes à aller aux États-Unis.
Si l'on veut réellement que les colonies japonaises du littoral américain sur le Pacifique deviennent florissantes (et il le faut à tout prix), il est nécessaire d'encourager l'émigration des femmes aux États-Unis. Le second Empire japonais ne peut être fondé uniquement par des hommes. Il n'y a pas d'exemples que des colons aient prospéré quelque part, s'ils n'ont pas emmené avec eux des femmes. Une femme qui travaille aux États-Unis peut mettre de o côté, au bout de trois ou quatre années, 1 000 à 1 500 dol- lars
D'après la Constitution des États-Unis, deux races peuvent prétendre à la naturalisation : la race blanche
1. Matsumoto, op. laud.
2. En 1901, 367 femmes arrivent pour 4 902 hommes; en 1902, J 856 pour 10 414; en 1903, 4059 pour 15 909; en 1904, 1 651 pour 12 613; en 1905, 1 226 pour 9 106.
3. Tôbei Zasshi, cité par Shinkoron, avril 1906.
4. Jogekku Sekai, août tOOO. Extrait des Souvenirs des États- Unis par Abe Iso, professeur à l'Université Waseda.
et la race noire. La Cour suprême en conclut que les Japonais n'étant ni blancs ni noirs, mais de race mongolienne, n'ont pas le privilège d'être naturalisés. « Dans quelques États, la naturalisation est permise aux Japonais.... des Japonais ont déjà obtenu des papiers pour devenir citoyens et se croient dûment naturalisés. Mais selon la Constitution des États-Unis, les lois des États sont nulles, si elles sont en conflit avec la Constitution fédérale. » Le président Roose- velt dans son message de décembre 1906 a recommandé au Congrès « qu'un acte spécial fût passé, accordant la naturalisation aux Japonais qui viennent aux États-Unis avec l'intention de devenir citoyens américains ».
Mais, promis depuis un an et demi, cet acte spécial n'a pas encore été passé. Les Japonais accusent leur gouvernement de manquer d'énergie. Au total, ils ne seraient pas si nombreux aux États-Unis à se prévaloir du droit de naturalisation. D'après une estimation japonaise on compterait parmi les Japonais des États-Unis, 1000 officiels ou étudiants, 4000 marchands ou employés, 1700 fermiers, 21 707 ouvriers agricoles, 7471 manœuvres employés sur les chantiers de chemins de fer, 7 483 domestiques, 6 000 divers. Étudiants, officiels, travailleurs retourneront très probablement au Japon, —les travailleurs sitôt qu'ils auront fait quelques économies, les étudiants et les officiers, leur mission accomplie. 1000marchands,410personnes ayant des professions libérales, 1700 fermiers, en tout 3110 Japonais sont susceptibles de demander le droit de naturalisation. Comment le leur refuser?
1. Kawakami, op. laud.
Malgré son patriotisme intense et son profond amour pour la terre du Soleil levant, le sujet du Mikado, n'est pas si différent du sujet du Kaiser qui, émigré aux États- Unis, devient en quelques années un admirateur enthousiaste de son nouveau pays, prêt à défendre tout ce qui est américain 1.
Mais l'Allemand est un Blanc, et qui aux États- Unis n'a jamais témoigné de grands sentiments de fidélité envers le Kaiser. Le Japonais est un Jaune, dont le patriotisme est exalté. N'est-ce pas encore le triomphe de l'idée japonaise qu'il veut assurer en demandant le droit à la naturalisation?
Les Japonais perdraient-ils leur nationalité... : s'ils se réunissent pour fonder un village, une bourgade, il est évident que l'intérêt du Japon ne sera pas diminué. Que ceux qui en ont le désir partent de plus en plus nombreux à l'étranger ; lorsqu'ils seront en possession d'une maison et d'un bout de terrain, ils devront travailler à promouvoir l'influence japonaise, même en perdant leur première nationalité 2... Ah! sous de nombreuses lanternes, quand pourra-t-on fêter l'anniversaire de la fondation du « Nouveau Japon »? Les Japonais des États-Unis demanderont alors au gouvernement du Mikado de bien vouloir conférer avec le gouvernement américain pour qu'ils obtiennent le droit de naturalisation. Ce sera la fin du mouvement anti- japonais; ce sera aussi le commencement de la fondation du « Nouveau Japon » 3.
i. Kawakami, op. laud.
2. Tokyo Keizai Zasshi, 20 octobre 1906.
3. Shinkoron, septembre 1905. Le Littoral occidental des États- iJLJnis est en train de se japoniser, par M. Shinowara Yuho.
IV
Trois idées sont essentielles à la civilisation américaine : le standard of living, l'assimilation des races, l'égalité démocratique. La présence des Japonais en Californie les menace toutes trois. Dans ce conflit entre Jaunes et Blancs, il n'est pas question de supériorité absolue d'une civilisation, il s'agit, non pas de savoir si les Japonais ont ou n'ont pas une culture plus réelle que les Américains, mais bien si l'écart entre les salaires et les besoins des Japonais et des ouvriers yankees ne menace pas de manière permanente le standard of living des Américains, si la différence de race ne met pas en échec l'idée d'assimilation, et si le nationalisme japonais et ses prétentions à fonder un Nouveau Japon sur territoire américain n'est pas un défi à l'idée démocratique. Le territoire qui va de l'Atlantique au Pacifique, ce sont des Blancs qui l'ont découvert, exploré, mis en valeur. Derrière cette côte du Pacifique mal peuplée, il y a 75 millions d'hommes qui pensent qu'une libre issue sur le Pacifique est nécessaire à la vie de la nation et qui veulent que cette façade qui donne toute sa valeur à l'arrière-pays reste une terre de Blancs et de
civilisation anglo-saxonne. Il y a un quart de siècle, la nation décida « to build up the Pacific states on a basis of white labor », d'organiser les États du Pacifique sur une base de travail blanc, — et de cette décision, on ne saurait dévier, « from that decision there will be no turning away1 ».
En regard des exigences des Japonais aux États- Unis, il est curieux d'énumérer les restrictions qu'ils mettent chez eux au libre séjour des étrangers, de voir comment ils appliquent le dernier paragraphe de l'article II de leur traité de 1894 avec les États-Unis, qui laisse à chacun des deux pays la faculté de régler chez soi le commerce, l'immigration, la police et la sécurité publique? Au Japon, les Américains ne sont pas admis dans les écoles publiques; ils n'ont pas la permission de posséder des terrains ou de s'engager dans des affaires de mines. Les étrangers peuvent posséder des bâtiments, mais les terrains sur quoi s'élèvent ces bâtiments, ils ne peuvent que les louer ou les mettre au nom d'un sujet japonais. Lors des traités qui supprimèrent leurs privilèges de juridiction consulaire, les Puissances étrangères stipulèrent que les baux perpétuels en faveur de leurs nationaux dans les ports ouverts « seraient confirmés, sans subir d'autres taxes ou charges que suivant la lettre expresse des baux en question ». Or, pendant la guerre russo-japonaise, le gouvernement japonais, pour faire payer plus d'impôts aux étrangers, essaya de glisser une distinction entre les terrains, francs de taxe, et les constructions soumises au droit commun. La question fut portée devant le tribunal de La Haye qui donna tort aux
1. Formule qui revient souvent dans les journaux et les revues.
Japonais. Le travailleur américain au Japon n'a pas la permission de travailler sans une licence de la préfecture du district où il réside. Cette licence ne lui serait probablement pas accordée, si la place qu'il recherche était souhaitée par un Japonais. La revision des tarifs, mise en vigueur en octobre 1906, établit un taux de 40 à 45 p. 100 sur les articles d'alimentation que consomment les étrangers, un droit très élevé sur les articles de luxe, — rubrique qui comprend de nombreux articles de première nécessité pour les étrangers. Aussitôt qu'il lui a été possible, le gouvernement japonais a converti les emprunts conclus pendant la guerre russo-japonaise, désireux de faire disparaître la clause, blessante pour l'amour-propre national, qui donnait à ces emprunts étrangers la garantie des droits de douanes.
La grande affaire de la diplomatie japonaise, depuis vingt ans, a été de regagner l'influence et les privilèges d'exterritorialité qu'elle avait été obligée de reconnaître aux Blancs dans les treaty ports ; en affaires, le Japonais travaille à reprendre aux intermédiaires européens la part prépondérante qu'ils avaient dans les importations et surtout les exportations japonaises. Les settlements étrangers, formant un État dans l'État, étaient insupportables à l'opinion japonaise et pourtant il ne s'agissait que de quelques centaines de commerçants, qui restaient en dehors de la politique, ne prenaient pas racine sur la terre japonaise et que leurs gouvernements respectifs, faute d'entente, soutenaient assez mal. Les États-Unis furent les premiers à renoncer aux privilèges d'une « Nouvelle Amérique » sur terre japonaise. Gomment les Japonais ne comprennent-ils pas que leur Shin
Nihon, leur Nouveau Japon, aux Hawaï et en Californie inquiète les Américains? Et il s'agit de 150000 travailleurs vigoureux et ambitieux prenant possession du sol, s'organisant en groupe national!
En Chine, la diplomatie japonaise a toujours été opposée à la politique des sphères d'influence, à l'accaparement économique et politique d'une région par une puissance d'Europe. N'est-ce pas une sphère d'influence aux États-Unis que les Japonais ont en tête, quand ils parlent d'un Shin Nihon? Ne pensent- ils pas à recommencer sur cette façade américaine ce qu'ils ont réussi aux Hawaï? Les Blancs délogés de leurs métiers et emplois, quittant les îles; de nouveaux immigrants blancs impossibles à recruter dans le monde entier ; planteurs et ouvriers blancs versant par orgueil de race dans l'aristocratie et l'oligarchie et ne se souciant que d'être la tête blanche qui mène des bras jaunes. Les Américains ne veulent pas en Californie d'une question de races comme dans le sud des États-Unis. Par leur seule présence, en détournant du sud pendant plus d'un demi-siècle les immigrants qui débarquaient aux États-Unis, les Nègres ont délimité une sphère où leur influence a longtemps arrêté le développement de la région et continue de troubler la vie des Blancs.
L'immigration très abondante des Slaves et des peuples les plus arriérés d'Europe, depuis quelques années, menace aussi les États-Unis, quoique moins immédiatement et moins sûrement, d'une sphère d'influence slave dans la région New-York, Massa- chussetts Pennsylvanie, Ohio, Virginie Occidentale 1.
1. Dans son rapport sur l'immigration en 1906-1907, le commis-
Faut-il escompter que Ton aura une sphère d'influence nègre, une sphère d'influence japonaise, peut-être une sphère d'influence slave, trois dépôts de limon noir, jaune et blanc formés par les flots d'émigrants, partis des trois continents, Afrique noire, Asie jaune, Europe blanche et que des frontières abruptes s'élèveront entre les habitudes, les mœurs, les langues de ces trois races qui n'auraient plus rien de commun? L'opinion des 75 millions de Blancs qui vivent actuellement aux États-Unis est unanime à refuser cet avenir et à penser que « l'exclusion du travail asiatique est aussi importante et aussi justifiée que leur adhésion à la doctrine de Monroe 1 ».
saire général, M. Sargent constate que 386 000 immigrants sont restés dans l'État de New-York, 230 000 en Pennsylvanie, 85 000 dans le Massachussetts, etc. L'afflux de ces immigrants à New-York, Philadelphie, etc., constitue, selon lui, un « gros danger ». Ils y forment des colonies, réfractaires à l'américanisme.
1. Hon. Ant. Michalek (of Illinois), House of Représentatives, 18 février 1907.
CHAPITRE V
LES JAPONAIS DANS LES AMÉRIQUES
1
L'agitation antiasiatique, surtout antijaponaisè, au Canada a les mêmes causes qu'en Californie. Entre les États américains, Californie, Oregon, Washington, et la Colombie britanique, il n'y a pas de frontière naturelle : sauf la différence de climat, mêmes rivages ciselés de criques, même pays océanique, riche en mines, en forêts, en pêcheries, même pays neuf que les Blancs commencent seulement de mettre en valeur. Pour les Japonais, côte américaine et côte canadienne, c'est toujours la côte en face et, derrière, une terre aux espaces énormes, à peine peuplée, où les émigrants peuvent venir prendre des leçons de civilisation occidentale, gagner de hauts salaires, installer des entreprises qui rapportent gros et, groupés en communautés et syndicats spéciaux, attendre patiemment le retour dans les îles natales.
Écoutons l'appel lancé à ses compatriotes par un Japonais au courant des choses canadiennes1 :
1. America, vol. X, n° 3. Pour bâtir les villages du Shin Nikon
Le Canada est trente fois plus vaste que la Grande-Bretagne, dix-huit fois plus que l'Allemagne et vingt-cinq fois plus que le Japon... Les terres cultivées ne représentent que le centième de sa superficie... Il a des plaines de 1 million de milles carrés encore en herbe. La population est de 6 millions, — soit un habitant et demi par mille carré : au Japon, 325 habitants par mille carré. Chaque année, d'Europe ou des États-Unis, viennent s'établir au Canada 170 ou 180 000 émigrants. Le gouvernement ne s'effraie pas de ce nombre, car le pays est vaste. Les émigrants japonais sont peu nombreux; il y en a 4 ou 5 000 en Colombie I... Le gouvernement canadien encourage la colonisation dans les États occidentaux, Manitoba, Saskatchewan et Alberta. Aux hommes âgés de plus de dix-huit ans et par chaque maîtresse de maison il accorde gratuitement un lot de terre d'environ 60 chobus 2, à condition que les colons y résident pendant trois ans, avec séjour effectif de 6 mois par an, et qu'ils cultivent 15 acres. Aussi les colons sont-ils très heureux. La terre est très fertile ; point n'y est besoin d'engrais. On récolte le blé, l'orge, le chanvre, la pomme de terre, etc. Le climat est excellent; il ressemble à celui de l'Hokkaïdo; il est sec et très supportable.
Les mesures prises par le Canada contre les Chinois garantissent les Japonais de la seule concurrence dont ils ne puissent triompher : depuis le 1er janvier 1904, tout immigrant chinois doit payer 500 dollars 3. Les Chinois qui ont acquis antérieurement des droits de résidence peuvent retourner en Chine pour moins d'un an, mais lorsqu'ils rentrent ils ont à payer 100 dollars. Et l'on multiplie les interdic-
(Nouveau Japon), le Canada est une terre d'espérance, par Mizu- tani Buyemon, licencié ès agriculture du Canada.
1. Le chiffre s'en est beaucoup élevé en 1907.
2. Un chobu vaut un peu moins d'un hectare.
3. Sur tout ce qui suit, cf. Monthly consular and trade reports. Washington. N° 299. August 1905, pp. 174-175.
tions : une loi récente défendait l'emploi de Chinois au fond des mines; les compagnies minières, qui protestèrent, n'eurent gain de cause qu'en dernier ressort devant le conseil privé à Londres. Dans chaque famille, presque tous les serviteurs sont Chinois : pendant la saison de la pêche du saumon, de la mi-juin à la mi-septembre, beaucoup de ces domestiques quittent leurs places pour gagner de plus hauts salaires dans les fabriques de conserves, mais on leur refuse des licences de pêcheurs et de marins.
Les Japonais, rarement domestiques, sont maîtres d'hôtels ou employés dans les hôtels, manœuvres dans les camps de bûcherons, dans les scieries de bois, sur les chantiers de chemins de fer et des travaux entrepris par les municipalités. Naturalisés sujets britanniques, s'ils le veulent, après trois années de I résidence, ils peuvent obtenir des licences de pêcheurs et de marins : un tiers des pêcheurs sont des Japonais 1. L'entrée étant fermée aux Chinois, ce sont les Japonais qui, dans ce pays neuf et peu peuplé, où les syndiqués blancs ont de grosses exigences, profitent du besoin qu'on a d'une main-d'œuvre jaune. Les capitalistes, qui ont des intérêts dans les mines, dans ( les bois ou ailleurs, pensent qu'il serait à l'avantage f de la Colombie britannique que plus de travailleurs chinois et japonais fussent admis. C'est aussi l'avis des maîtres d'hôtels et des tenanciers qui se plaignent
1. « Il y a dix ans, la pèche du saumon dans la rivière Fraser (Colombie britannique) était monopolisée par les Blancs et les Chinois; aujourd'hui les Japonais s'en sont emparés Ayant été dans la région, je me suis rendu compte que les Japonais, qui gagnaient le moins, se faisaient 300 dollars. Quelques-uns, durant la saison de pêche, gagnent 3000 dollars. » Shinjin (février 1906), art. de M. Kosaki Hirokichi reproduit dans le Shinkoron de mars 1906.
que leur personnel d'Asiatiques diminue. La construction des deux nouveaux transcontinentaux, le Grand Trunk Pacific et le Northern Canada, crée un gros appel de main-d'œuvre dans l'ouest canadien 1. Le 13 juillet 1907, le Times annonçait que 3000 Japonais allaient être amenés au Canada pour travailler au Grand Trunk Pacific.
Dès que le gouvernement américain arrêta le passage en Californie des Japonais venant des Hawaï, c'est sur le Canada que ces îles déversèrent leur trop- plein de main-d'œuvre. Les agents de l'émigration 2 tournèrent vers la Colombie britannique les Japonais qui étaient partis aux Hawaï avec l'idée de passer à la première occasion en Californie.
Lorsque les lois interdisant l'accès des États-Unis aux travailleurs japonais seront promulguées, les travailleurs résidant aux Hawaï partiront en grand nombre au Canada. Déjà 200 d'entre eux ont voulu s'embarquer par le paquebot qui a quitté Honoloulou le 15 mars 1907. Mais les cabines
1. D'après une dépêche d'Ottawa au Times, le 6 octobre 1907, le sénateur Cox, directeur du Grand Trunk Pacifie, parlant à Cal- gary, a dit que c'était faute d'ouvriers que la construction du chemin de fer n'allait pas plus vite. Dans les banques anglaises sont déposés 90 millions de francs qui doivent être dépensés par la Compagnie, mais elle ne peut se procurer des travailleurs. Les ingénieurs qui s'occupent de construire la voie entre Win- nipeg et Edmonton ne veulent pas entamer la section montagneuse, faute de bras. « Pour le bien-être du pays entier, la vraie politique est d'ouvrir les portes aux ouvriers de tous pays. C'est une erreur d'empêcher la main-d'œuvre d'entrer quand le pays souffre. A Vancouver on lui a dit que s'il vivait sur la côte, il ne parlerait pas ainsi, mais il envisage la question de manière plus large. 11 fait appel aux deux partis politiques pour retirer à cette auestion asiatique son caractère politique. »
2. Cf. p. 99-100, les annonces de ces agents que publient les journaux hawaïens.
manquant, 20 seulement purent prendre passage 1... Le 26 juillet, une certaine émotion était provoquée dans la Colombie britannique par le débarquement de 1 200 Japonais : l'agent japonais qui avait fait venir ces immigrants déclara que, parmi ses 75 000 compatriotes fixés aux Hawaï, très peu étaient contents de leur sort : comme ils ne pouvaient plus entrer aux États-Unis, ils songeaient à émigrer au Canada 2. Cette émigration est organisée par l'union japonaise des hôteliers d'Honoloulou. Chaque émigrant doit, avant de partir d'Honoloulou, payer 25 dollars, soit 125 francs, pour assurer les frais de son rapatriement au cas où son entrée au Canada serait refusée. Mais la loi sur l'immigration est appliquée avec modération, puisque sur les 1 800 immigrants débarqués le 26 juillet, 8 seulement ont été refusés; les autres, admis au Canada, sont rentrés en possession de leur dépôt de 25 dollars. L'entrepreneur de cette émigration a déclaré qu'il amènerait autant de ces travailleurs japonais qu'on le voudrait3.
Depuis un an, à mesure que les rapports entre les États-Unis et le Japon se refroidissaient, la tradition
1. Asahi Shimbun, 29 mars 1907. Les Japonais des Hawaï ont l'intention de se rendre au Canada.
2. A défaut de l'étape trop surveillée Hawaï-Etats-Unis, les Japonais ont cherché à pénétrer aux États-Unis par le Canada. Le rapport du commissaire de l'immigration déclare que du 5 janvier au 15 juin 1907, 1 494 Japonais furent admis aux États-Unis par la frontière américo-canadienne, sans compter naturellement tous ceux qui, à l'insu des agents, entrent en fraude par cette immense frontière. Depuis un an, la fraude bat son plein. Un télégramme du 19 novembre 1907 envoyé de Bellingham (Washington) annonçait que 10 Japonais qui venaient de Colombie britannique avaient été faits prisonniers par l'inspecteur de l'immigration et dirigés sur Seattle pour être renvoyés dans leur pays. En outre, 14 Japonais, qui se trouvaient illégalement dans le pays avaient été capturés depuis dix jours. La frontière de Blaine à Lumas (64 kilomètres) est surveillée, et, de juin à novembre 1907, 300 Japonais avaient été empêchés d'entrer.
. 3. Comité de l'Asie française. Bulletin. Août 1907.
de bonnes relations entre le Canada et le Japon, allié de la Grande-Bretagne, se renforçait. Peu de jours après les incidents de San Francisco, le 3 novembre 1906, à l'occasion de l'anniversaire de la naissance du Mikado et en commémoration de la conclusion du traité d'amitié, de commerce et de navigation entre le Japon et le Canada, M. Nossé, consul général du Japon à Ottawa, offrait un banquet aux autorités et notabilités canadiennes :
M. Nossé, en proposant la santé du roi Édouard, exprime l'espoir que la nouvelle convention commerciale amènera un grand développement du trafic entre les deux pays. Sir W. Laurier, proposant la santé de l'empereur du Japon en termes élogieux, rappelle que le progrès accompli par le Japon au cours de ces dernières années est dû en grande partie au sage gouvernement de l'empereur. Il exprime sa conviction que le nouveau traité sera profitable au commerce des deux pays : sir William van Horne, président du conseil d'administration du Canadian Pacific, lui disait, il y a déjà deux ans, que, dans peu d'années, le commerce entre le Canada et l'Extrême-Orient serait aussi important que le commerce entre le Canada et la Grande-Bretagne; à cette époque-là, il avait trouvé l'assertion de sir William quelque peu optimiste, mais aujourd'hui il incline à croire que la prophétie pourrait bien se vérifierl.
Dès 1887, en effet, sir William van Horne vit clairement quel était l'avenir du trafic entre le Canada et l'Asie. Il fit construire des bateaux rapides du type Empress, pour prolonger son chemin de fer transcanadien et assurer le service entre Vancouver et l'Extrême-Orient, puis il se préoccupa de leur trouver du fret. Au Japon, dès maintenant, les bois et les
1. Cité par Le Temps, 7 novembre 1906.
farines du Canada font concurrence aux bois et farines des États-Unis; mais le Canada est plus gros acheteur que vendeur : une grande partie du thé, des soies grèges et pongées qui sont importés en Amérique passe par le Dominion. Aussi les Japonais opposèrent longtemps l'hospitalité et la générosité canadiennes aux mesures et sentiments antijaponais des États-Unis.
Le Canada accorde aux Japonais le droit de naturalisation et le droit de propriété. Les impôts y sont peu nombreux. Les sentiments des habitants diffèrent de ceux des Américains et ressemblent à ceux des Anglais. Je pense que, pour des Japonais, il vaut mieux émigrer au Canada que de se rendre aux États-Unis. Toutefois il faut faire attention à ce que les travailleurs d'une classe trop inférieure n'y viennent pas en grand nombre : on pourrait le regretter plus tard. Que des capitalistes japonais y développent des. entreprises, c'est ce que nous désirons 1.
Pour bouder San Francisco, le prince FÙshimi, l'amiral Yamamoto et les Japonais de marque qui vinrent dans l'est des États-Unis en 1907 repartirent au Japon par le Canada. Ils furent unanimes à louer ses richesses, l'attrait qu'il offre aux émigrants, l'importance pour le Japon, allié de l'Angleterre, de développer les relations...
Tout à coup, au Canada comme aux États-Unis, [ l'antijaponisme vient bousculer ces traditions et ces > désirs de bons rapports.
Depuis plusieurs années, le sentiment local en Colombie britannique était aussi opposé à la venue des I Japonais qu'à la venue des Chinois. La législature
1. Mizutani Buyemon, op. laud.
provinciale avait passé trois fois un acte qui élevait à 500 dollars la taxe sur chaque immigrant japonais. Mais chaque fois le gouvernement du Dominion s'y était opposé. Un journal de Vancouver tirait de ces échecs la morale suivante : « Il faut essayer d'une autre tactique et convertir le reste du Canada à l'opinion de la Colombie, ». Pour convertir l'est du Canada, la Colombie britannique n'a pas hésité à entraver la venue des Japonais en leur rendant la vie intenable. Un des membres de la législature provinciale, M. Macpherson, résumait ainsi l'opinion de ses électeurs :
Peu importe qui ils soient, les Asiatiques doivent être arrêtés lorsqu'ils cherchent à entrer en nombre dans ce pays. Les autorités d'Ottawa seules peuvent mettre fin à cette immigration. Le gouvernement doit reconnaître que cette moitié occidentale du Canada ne doit pas être abandonnée aux Asiatiques. Les coolies japonais doivent être placés exactement sur le même plan que les coolies chinois. Je n'hésiterai certainement pas à forcer la main au gouvernement autant qu'il me sera possible de le faire. Si nous étions en mesure d'assimiler un grand nombre d'Asiatiques, je n'aurais pas tant d'objections à leur établissement dans le pays, mais notre population blanche est encore trop peu nombreuse pour neutraliser les Asiatiques. Le Canada doit rester un pays de Blancs 2...
En Colombie britannique, sur une population totale de 200000 habitants, les Japonais sont peut-être 40 000 et ils ne cessent d'arriver. Aussi, parmi les Blancs, la peur que leur pays ne devienne une « an-
1. Monthly consular and trade reports, n° 299. August 1905, pp. 174-175.
2. Cité dans le bulletin du Comité de l'Asie française. Août 1907.
nexe de l'Asie » est telle que l'antijaponisme à Vancouver est encore plus violent qu'à San Francisco t. Les Chinois sont au moins aussi nombreux, et les Hindous forment un autre élément important de la population. Les Asiatiques, dans ce pays plus d'une fois et demie grand comme la France, représentent déjà un dixième de la population et leur immigration n'en est qu'à son début. On comprend que naisse la crainte que la Colombie britannique ne reste pas une terre de Blancs. La construction du Grand Trunk Pacific Railway va ouvrir le nord du pays à la colonisation ; les Japonais vont s'offrir par milliers comme travailleurs pour la construction de la section montagneuse. Et l'on craint qu'ils ne s'installent définitivement et qu'ils ne colonisent la région à l'exclusion des colons blancs.
1. Du 1er janvier à novembre 1907, 7 700 Japonais débarquèrent en Colombie britannique et aussi 300 Chinois et 1 900 Hindous; ces Hindous viennent du Pendjab : pour la plupart, ce sont des Sikhs que l'ouest du Canada attire par son bon climat et ses hauts salaires. Ils ne quittent pas l'Inde à l'instigation de sociétés d'émigration : ceux qui ont réussi en Colombie britannique font venir leurs parenis et amis, restés au pays. Mais, à leur entrée au Canada, ils sont encore plus durement traités que les autres Asiatiques. Tandis qu'on est tenu à quelque ménagement à l'égard des Japonais, avec ces sujets de l'Empire anglais l'impunité est entière : on fait tant de difficultés à les accepter que les compagnies de navigation se lassent de les amener. Même admis, ils n'en ont pas fini avec les épreuves : rejetés de Colombie britannique dans l'État américain de Washington, repoussés de nouveau au Canada, ils errent misérablement, parfois employés aux travaux de chemin de fer, souvent sans ouvrage. A la fin de 1907, le bruit courait parmi eux que l'ambassadeur anglais à Washington, Mr. Bryce, poussait les États-Unis à passer une loi excluant les Hindous, loi qui faciliterait leur exclusion du Canada. On devine l'effet que les récits des malheurs éprouvés par leurs frères du Canada, font sur les Sikhs du Pendjab, et quelle reconnaissance ils ont à l'Empire anglais de la sollicitude qu'il témoigne à ses sujets hindous.
i
Les Japonais en effet ne redoutent pas unclimatfroid, qu'ils paraissent mieux supporter que le climat tropical de Formose ou des Philippines; leurs pêcheurs fréquentent la mer de Béring, les côtes et les rivières sibériennes et l'Alaska.
L'attitude des immigrants japonais n'est point faite pour calmer les craintes : ils ont trop laissé voir de quelle force est leur patriotisme, et de quelle nature leurs espérances :
Chaque année, à la Chambre de la Colombie britannique, des projets antijaponais sont discutés, mais la Chambre des représentants du Canada ne se livre pas à de pareilles manifestations : parce que les Japonais sont les alliés des Anglais et qu'ils sont sortis vainqueurs de la guerre contre la Russie, ils sont bien vus des Canadiens. Une entente japono-canadienne ayant été conclue, des tendances japonophiles se sont manifestées : que les Japonais utilisent ce concours de circonstances favorables pour établir, dans un pays qui n'est pas éloigné du Japon, des villages du Shin Nihon 1, du Nouveau Japon.
Pendant la guerre russo-japonaise, le long du chemin de fer Canadian Pacific, les Japonais arboraient leur drapeau national ; les Anglais ou Canadiens, selon que leur humeur du moment était surtout antirusse ou surtout loyaliste, regardaient ces manifestations d'un œil indulgent ou soupçonneux. Aux fêtes qui marquèrent la visite du prince Fushimi à Vancouver, 4 ou 5000 Japonais prirent part avec un enthousiasme nationaliste.
L'antijaponisme n'a donc pas été complètement importé de Californie en Colombie britannique : il
1. Mizutani Buyemon, op. laud.
existait à Vancouver et aux alentours depuis longtemps, et il tient aux mêmes causes profondes qu'à San Francisco. Néanmoins les manifestations antijaponaises des deux villes se ressemblent trop pour que San Francisco n'ait pas servi de modèle. On savait avant les troubles que les diverses ligues antiasiatiques de la côte se concertaient avec celle de San Francisco. C'est une semaine après le mouvement antihindou de Bellingham dans l'État américain de Washington, en septembre 1907, qu'à l'issue d'une réunion tenue à Vancouver par la ligue antijaponaise et anticoréenne, les Blancs ont attaqué les boutiques japonaises et chinoises. L'émeute fut plus violente qu'à San Francisco; les Japonais se montrèrent plus résolus à se défendre : armés de couteaux, de revolvers, de gourdins et de bouteilles, ils chargèrent la populace aux cris de Banzai1.
Tout de suite il apparut que le Japon voulait ne pas créer de difficultés au Canada ou à l'Angleterre. Le comte Okuma, dans le Hochi Shimbun, rendit justice aux autorités canadiennes qui, d'après lui, avaient fait tous leurs efforts pour réprimer les troubles et protéger les Japonais; il opposa cette attitude à celle des autorités de San Francisco, « centre de corruption et d'anarchie ». Le gouverneur général, earl Grey, et le Premier, sir W. Laurier se hâtèrent de télégraphier au maire de Vancouver pour l'inviter à
1. Le 1er janvier 1908, nouvelle bagarre entre Japonais et Blancs à Vancouver. Les Blancs inférieurs en nombre se sont enfuis, laissant plusieurs blessés, dont trois mortellement. Le Conseil municipal demande que les Japonais soient désarmés. Chaque nouvelle bagarre trouve les Japonais mieux organisés : après dix-huit mois d'antijaponisme, les Japonais, à Vancouver comme à San Francisco, se sentent mieux les coudes.
réprimer énergiquement les désordres : le gouvernement canadien décida de payer les indemnités réclamées par les Japonais, soit 10 000 dollars environ, que la ville de Vancouver devra lui rembourser.
Mais les difficultés restent entières : à l'unanimité, le congrès des Trade and labor unions du Canada, réuni à Winnipeg le 18 septembre 1907, a invité le gouvernement canadien à demander à l'Angleterre l'abrogation du traité qui autorise les Japonais à entrer au Canada. Le préambule de la résolution fait observer que si l'immigration des Asiatiques dans la Colombie britannique continue, la main-d'œuvre blanche sera bientôt supplantée dans les mines, les pêcheries et les chantiers de bois et que la province sera définitivement perdue pour la confédération. Il est certain que les travailleurs de Colombie britannique ne désarmeront pas : ou ils seront écoutés par le gouvernement fédéral du Canada, ou les désordres reprendront.
Sir W. Laurier a répondu que le traité dont on demande la dénonciation date de treize années; qu'il a été ratifié à l'unanimité par le parlement canadien ; que les troubles de Vancouver ont été motivés moins par la présence des seuls Japonais que par celle des Asiatiques en général, et que, avant de prendre aucune décision, le gouvernement croit devoir s'enquérir des causes de l'affluence d'Orientaux, qui depuis quelque temps grandit.
Le 26 septembre 1907,àToronto, devant the Canadian manufaclurers association, sir Wilfried parla du besoin pressant qu'a l'ouest du Dominion de travailleurs agricoles et annonça que le gouvernement d'Ottawa ne proposerait pas au parlement impérial l'abrogation
du traité avec le Japon. Par contre, le 25 septembre, à Vancouver, M. R. L. Borden, leader de l'opposition, disait qu'il était conforme au sentiment de tout Canadien, de faire passer avant tout calcul de commerce et de prospérité matérielle cette considération : « La Colombie britannique doit rester une province du Canada, dominée et gouvernée par des hommes en les veines de qui coule le sang des ancêtres anglais. »
M. Lemieux, ministre des postes du Canada, arriva vers la mi-novembre 1907 à Tôkyô pour essayer de régler cette question de l'immigration japonaise. Mais il était impossible que le problème fût définitivement réglé pour le Canada, sans qu'il le fût du même coup pour les États-Unis : les situations sont parallèles.
Le Canada était même en moins bonne situation que les États-Unis pour obtenir ce qu'il souhaitait. Lorsque, sur sa demande, il participa au traité anglo- japonais de 1894, qui primitivement ne s'appliquait ni au Dominion, ni à l'Australie, ni aux autres possessions anglaises, il accepta, sous son entière responsabilité, l'article 1 qui assure aux deux pays la libre entrée de leurs nationaux l'un chez l'autre, article que les Américains dans leur traité avec le Japon en 1894 eurent soin de modifier par une clause qui réservait aux deux pays le droit de réglementer l'immigration sur leurs territoires.
A moins de dénoncer ce traité et de courir les risques commerciaux et politiques d'une telle rupture, les Canadiens ne pouvaient que prier le Japon de bien vouloir arrêter lui-même l'émigration de ses nationaux vers le Dominion. En janvier 1907, M. Lemieux, rendit compte à la Chambre des communes de sa
mission au Japon : il lut une lettre du comte Hayashi qui déclarait que le gouvernement japonais n'insisterait pas sur la jouissance complète des droits et privilèges accordés par le traité de 1894 aux citoyens japonais au Canada, puisque les stipulations de ce traité s'y heurtent à des conditions spéciales. Le - gouvernement japonais a décidé de prendre des mesures pour restreindre l'émigration au Canada, autant que cela est compatible avec l'esprit du traité et la dignité de l'État. Au cours des négociations, des règlements très sévères, accompagnés d'instructions aux gouverneurs locaux et aux consuls japonais, ont été élaborés et loyalement mis en vigueur. La compagnie d'immigration responsable de l'afflux des immigrants en Colombie britannique a été supprimée.
Que vaut pour le Canada cette promesse japonaise? Comme il ne peut que laisser entrer et résider librement sur son territoire les Japonais qui y abordent, le succès de la mesure dépendra de la manière dont les fonctionnaires japonais appliqueront leurs règlements i.
1. De graves difficultés subsistent en Colombie britannique. Comment traiter les Japonais qui continuent d'arriver? Le premier mouvement est de les mettre en prison et en effet on télégraphiait, le 21 février 1908, de Vancouver au Times qu'un certain nombre de Japonais débarqués à Victoria. y étaient détenus pour infraction à la loi d'immigration votée par la législature provinciale. Mais le chief-justice a décidé que la loi provinciale sur l'immigration ne s'appliquait pas aux Japonais parce qu'elle va à l'encontre des traités, et deux des Japonais arrêtés ont été remis en liberté. Le gouvernement de la Colombie britannique va faire appel à la cour suprême. Le gouvernement de Dominion se trouve désarmé, entre les Japonais qui forts dé leur traité ne veulent pas être inquiétés quand ils viennent directement du Japon, et la Colombie britannique qui cherche à empêcher les
Or le gouvernement de Tôkyô ne peut empêcher les 60 000 Japonais des Hawaï de passer au Canada 1, et à supposer qu'il veuille vraiment arrêter l'émigration de ses nationaux dans l' Amérique du Nord, en interrompant tout départ vers les Hawaï, y réussira- t-iI2?
Japonais d'entrer soit par des lois d'exception, soit par des manifestations hostiles.
1. Rapportant une interview qu'il eut à San Francisco, avec M. Aoki, ex-ambassadeur du Japon, le correspondant de The Tribune, le 5 janvier 1908, écrivait : . Plus de 300 Japonais sont arrivés, hier à Vancouver, venant de la frontière américaine et plus de 1 200 autres doivent venir d'Honoloulou durant le mois de janvier. Toutes les places à bord des steamers australiens partant de ce port pendant les 6 premiers mois de l'année sont prises par des Japonais. En théorie, le gouvernement de Tôkyô n'exerce aucun contrôle sur ses sujets vivant à Honoloulou et ne peut les empêcher d'émigrer. » Le gouvernement du Canada, ainsi menacé, vient d'amender certains articles de la loi d'immigration : les émi- grants entrant au Canada devront venir directement de leur pays d'origine ou de leur pays d'adoption. Cette loi, qui est générale s'applique aux Japonais venant des Hawaï ou du Mexique.
2. Comme le cas est le même que pour les Etats-Unis, cf. ch. vi, p. 345-352. Comme les Japonais jugent qu'ils sont indispensables dans l'ouest du Canada, ils n'obéiront pas volontiers à l'interdiction d'y émigrer. « Le développement du Canada est dû en grande partie aux travailleurs japonais » observe le comte Okuma. Interview dans l'Asahi Shimbun, t5 novembre 1907, à propos de l'arrivée à Tôkyô de M. Lemieux.
II
Dans le reste des Amériques, l'émigration japonaise inquiétera un jour prochain les Etats-Unis; jusqu'ici la doctrine de Monroe surveillait l'Europe à travers l'Atlantique; elle aura quelque jour à se tourner vers le Pacifique contre le Japon.
Les États-Unis entretenaient et développaient leur flotte dans l'Atlantique pour faire front aux ambitions européennes sur l'Amérique centrale et l'Amérique du Sud, et le président Roosevelt présentait le développement de la marine comme une conséquence des obligations nouvelles que créait aux États-Unis la nécessité du big slick pour faire, à la place de l'Europe, la besogne de police que l'anarchie latine exige par moments. Le transfert de la flotte améri- caine dans le Pacifique indique un changement dans l'importance attribuée aux problèmes extérieurs : l'Extrême-Orient et la question des races d'abord ; l'Amérique du Sud et l'Europe après. En l'absence de la flotte, c'est par le bon vouloir de l'Europe que la doctrine de Monroe sur tout le front de l'Atlantique sera respectée, et l'on fait crédit de sagesse aux répu-
bliques latines : il le faut bien, car l'escadre étant dans le Pacifique, comment, en cas de troubles, pourrait-on mettre à la raison Cuba, Saint-Domingue, Haïti ou le Vénézuéla?
Deux questions nouvelles se posent aux rêveurs de panaméricanisme :
1° Les républiques latines, dont le gouvernement et l'opinion sont hostiles aux États-Unis, ne chercheront-elles pas l'appui du Japon contre l'ingérence yankee qui ne cesse de croître dans leurs affaires? Récemment on écrivait de Bogota à un journal de New-York, The Tribune, qu'en Colombie l'opinion, antiaméricaine depuis la révolution de Panama, souhaitait qu'une influence japonaise dans l'Amérique du Sud s'opposât à l'avance des Yankees : ce n'est pas autrement qu'à Calcutta ou à la Mecque, depuis leur victoire, les Japonais sont devenus les héros symboliques du désir d'émancipation. A Caracas, le même symbole sera sans doute accueilli par tous ceux qui ont à se plaindre du joug américain.
2° Mais quelque jour, dans cette population sud- américaine si jalouse de la richesse et de l'influence acquises chez elle par des étrangers et qui désire que chez elle ces étrangers peinent à son profit plutôt qu'au leur, lorsque les Japonais, par leur énergie, leur patriotisme, leurs exigences et leur réussite, seront devenus aussi impopulaires qu'ils le sont présentement en Californie, l'antijaponisme, tout comme au cours du xixe siècle la crainte de l'Europe, ne réveillera-t-il pas les sentiments de solidarité panaméricaine?
Les Japonais commencent à peine d'émigrer dans
l'Amérique centrale et méridionale : l'antijaponisme n'est pas encore de mise. Mais ils se préparent à y affluer et les républiques latines paraissent décidées à les attirer : « Nos compatriotes sont boycottés aux États-Unis; ils ne peuvent se rendre en Australie. Exception faite de la Corée et de la Mandchourie, en quels pays peuvent émigrer les Japonais? Il est nécessaire qu'ils se portent vers l'Amérique du Sud où les richesses abondent, où les bras manquent i. » D'autant plus que le Japon s'est engagé à empêcher ses nationaux de partir aux États-Unis, au Canada, aux Hawaï : « Étant donné le rapport délicat qui présentement existe entre la question de l'émigration et nos affaires diplomatiques, il ne semble pas qu'il y ait de pays plus favorable à l'émigration des Japonais que l'Amérique du Sud 2. »
C'est toujours le même besoin de prendre pied sur la côte en face, de faire valoir leurs droits sur les territoires neufs de l'hémisphère ouest, et d'y justifier leur emprise par le triomphe du plus apte, d'y chercher, avec de plus hauts salaires, les expériences nouvelles qui les instruiront en occidentalisme, d'agir en missionnaires patriotes qui gagnent des Shin Nihon au commerce et à l'influence du Daï Nihon. Les Européens se sont taillé des sphères d influence en Chine, en Asie orientale; les Américains ont pris les Philippines : oubliant, qu'ils ont toujours protesté contre les appétits des Européens en Extrême-
1. Osaka Shimpo. Les nouveaux territoires de l'Amérique méridionale. Récit de M. Shiraishi Motojiro, administrateur de la Toyo Kisen Kaisha, à son retour de l'Amérique du Sud.
2. Japan Times, décembre 1907. Communiqué sur l'entrevue des représentants des Compagnies d'émigration avec le comte Hayashi.
Orient et qu'ils luttent pour les en évincer, les Japonais n'ont rien de plus pressé que de rouvrir cette politique de sphères d'influence dans les deux Amériques.
Au moment où le Japon cherche à placer des émi- grants, les républiques latines cherchent à s'en procurer. Moins de révolutions, une politique plus stable, l'envie chez les plus sérieuses de ces républiques, comme l'Argentine, de dépasser d'ici un siècle les États-Unis, l'émulation qui saisit le Brésil, le Chili ou le Pérou à voir l'Argentine se développer et qui de proche en proche gagne ces États latins, jaloux les uns des autres : tout contribue à éveiller présentement sur ce continent des rêves de grandeur. Les richesses naturelles y abondent; mais les capitaux et les bras manquent pour les exploiter. Actuellement le Mexique, l'Argentine, le Brésil et le Pérou dressent le bilan de leurs ressources, prennent le monde à témoin de leur sagesse et de leur avenir pour trouver en Europe, — en France surtout, — des capitaux. Et comme la main-d'œuvre d'Europe tarde à venir vers les Eldorados du Nouveau Monde, la mode y est présentement de s'adresser à l'Extrême- Orient. Capitaux inépuisables d'Europe, travailleurs innombrables d'Extrême-Orient, que les Sud-Américains réussissent à combiner sur leurs territoires ces deux forces d'est et d'ouest, et, comme intermédiaires, qu'ils se réservent les molles besognes de contrôle : ils prélèveront sur l'argent européen et le travail jaune heureusement combinés un courtage rentable. Eux à l'entreprise commune ils apporteront ce qui coûte le moins d'effort et ce qui vaut du respect à quiconque le possède : le sol. Et ce faisant, à l'abri de l'ingérence yankee dont ils sauront ainsi se
passer, d'ici cinquante années ils deviendront plus gros que les États-Unis. Tel est le plan : voyons-en l'ébauche.
Le Mexique, plus de deux fois grand comme le Japon, est riche en matières premières, en mines de houilles, en terres fertiles. Et pourtant sa population est peu nombreuse. La politique du président de la République du Mexique est d'introduire capitaux et émigrants étrangers pour développer le pays 1... Depuis longtemps les Chinois sont venus s'y établir. Ces temps derniers, de nombreux Japonais ont songé à y émigrer. Depuis le mois de décembre 1906, la Toyo Imin Gwaisha et la Kumamoto Sho- kumin Gwaisha y ont envoyé 1 000 émigrants. Quoique florissante, cette émigration n'est pas suffisante. Voici de quels privilèges le gouvernement encourage les émigrants, à partir du moment où on leur permet de débarquer : pendant dix ans, exemption du service militaire ; exemption de tous les impôts, sauf ceux des villes et des villages; exemption des droits d'importation sur les denrées alimentaires qui n'existent pas au Mexique, sur les outils agricoles, les chevaux et les bœufs employés au labour; exemption des droits d'exportation sur les marchandises fabriquées par les émigrants; subventions aux entreprises industrielles ou agricoles; exemption des frais pour la délivrance des certificats; remboursement des frais de voyage; frais d'entretien pendant cinquante jours sur le terrain choisi par l'im- migiant; matériaux de construction pour l'habitation, semences, etc. Les terres du Mexique peuvent être divisées en trois classes : 1° terres propres à la culture 562 160 kq.; 2° forêts 14850 kq.; 3° terres non exploitées 1265 500 kq 2.
1. Toho Kyokwaiho, n° 142. La situation au Mexique, par M. Sugi- mura Tosaichi, ministre plénipotentiaire et envoyé extraordinaire du Japon au Mexique.
2. Taiheiyo, vol. VI, n° 4. Émigrez en grand nombre au Mexique, par M. Sugimura Tosaichi.
La longue frontière de terre commune au Mexique et aux États-Unis est un autre attrait pour le Japonais; déjà par cette frontière, la fraude a commencé, depuis que les Américains ont fermé leurs ports. Si les ports canadiens se ferment aussi, au Mexique, seul guichet par où se glisser désormais dans l'Amérique du Nord, l'affluence japonaise augmentera1. Un peu malgré lui et même si les Japonais ne lui créent aucune difficulté, le gouvernement du Mexique sera peut-être obligé, quand la fraude sera patente, de prendre à la demande des États-Unis des mesures analogues à celles que les
1. Le 30 juillet 1907, l'agence Havas recevait de Washington la dépêche suivante : « Le State department a engagé des négociations avec le Mexique au sujet de l'immigration de coolies japonais aux États-Unis par la frontière du Mexique. Cette immigration a pris des proportions telles que les inspecteurs ne peuvent plus l'arrêter. On croit que le Mexique va imposer une taxe élevée sur les Japonais entrant sur son territoire, comme l'avait fait le Canada pour les Chinois. » Le rapport du commissaire de l'immigration indique que du 5 janvier au 15 juin 1907, 1 548 Japonais furent admis par la frontière mexicaine. Le 12 décembre 1907, de Washington on télégraphiait à l'Evening Post : « En dépit de l'extrême vigilance des agents de l'immigration le long de la frontière mexicaine, on estime que depuis trois ou quatre mois près de 20 000 travailleurs japonais se sont introduits dans le Texas, New Mexico et Arizona. Selon les renseignements reçus ces Japonais sont pour la plupart des hommes qui ont été importés pour travailler sur les chemins de fer mexicains. A peine ont-ils pris leurs pelles et leurs pioches sur les chantiers qu'ils les abandonnent, et, quand l'employeur a le dos tourné, ils gagnent le Rio Grande. Le Bureau américain de l'immigration a sur la frontière autant d'inspecteurs que la subvention du Congrès lui en accorde, mais il est impossible de garder des rivières et des déserts sur des centaines de milles. » Le 21 janvier 1908, le comte Hayashi a dit que le ministère des Affaires étrangères se proposait de défendre l'émigration japonaise au Mexique, et estimant que toute personne qui y envoie des émigrants a l'intention de les aider à entrer aux États-Unis, de la traiter comme un délinquant.
Canadiens ont prises naguère contre le Chinois qui se servait de leur territoire pour gagner les États- Unis : un droit d'entrée de quelques. centaines de dollars et la suppression de la tolérance de séjour pendant trois mois. Ainsi la question japonaise au Mexique, comme au Canada, est liée à la fortune de l'émigration japonaise aux États-Unis.
Vers l'Amérique du Sud, l'exode des Japonais commence à peine, créé par une compagnie de navigation japonaise, Toyo Kisen Kaisha, qu'aident des compagnies d'émigration, et que soutient et encourage le gouvernement du Mikado : grand mouvement d'ensemble, méthodiquement conçu en ses fins et moyens et qui, grâce à la discipline japonaise, a toutes chances de se développer et de durer.
« La Toyo Kisen Kaisha a commencé de diriger ses navires vers les ports de l'Amérique méridionale. Le dessein de cette grande compagnie est d'attirer l'attention des émigrants japonais sur ce continent qui possède lui aussi de vastes territoires, propres à être colonisés1. » Vu les dispositions présentes des États- Unis, « il vaut mieux, dans l'intérêt même du Japon, dire qu'il existe ailleurs de vastes terres qui attendent les émigrants et les y diriger 2 ». Sans doute, pour l'ouvrier, les États-Unis et leur civilisation industrielle conserveront leur attrait; mais, « pour les émigrants qui ne sont pas des ouvriers, les pays de l'Amérique du Sud sont excellents. C'est un fait d'ex-
1. Tôkyô Keizai Zasshi, 20 octobre 1906 : Les Émigrants japonais et l'Amérique du Sud.
2. Osaka Shimpo, 24 mars 1907 : La Situation dans l'Amérique du Sud.
périence que ce sont les Japonais demeurant à l'étranger, et surtout les émigrants, qui ont contribué à développer l'industrie et le commerce du Japon. L'Amérique centrale et l'Amérique méridionale n'étant pas encore entrées dans la sphère du commerce japonais, y envoyer des émigrants est chose excellente pour nous 1 ».
Mais le mouvement est à créer. On se heurte à des préventions, venant de l'ignorance :
Les personnes qui ont songé à partir pour le Chili ou la République Argentine sont très rares.Le public ignore ces pays et les gens instruits ne prennent pas la peine de l'en instruire. Lorsqu'un émigrant désire s'expatrier dans l'Amérique du Sud et qu'il demande un passeport, on le lui délivre sur-le-champ. Les fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères ne s'y opposent pas, mais, comme ils ne sont pas au courant de la situation dans l'Amérique du Sud, ils ne savent que répondre ni que faire quand on leur demande des renseignements. Que le ministère des Affaires étrangères envoie des personnes enquêter sur ces pays, cela coûtera cher, mais puisque d'une telle initiative résulteront des relations meilleures entre le Japon et ces États américains, reculer devant une dépense d'argent serait regrettable 2... En outre, il faudrait établir des consulats ou légations dans ces diverses républiques. Au Chili et en Argentine les Japonais n'en ont pas : survient une affaire, le gouvernement est obligé de s'adresser à des diplomates étrangers. En Argentine, c'était le ministre du Brésil qui défendait les intérêts japonais... Que ces intérêts n'aient pas été protégés avec toute la sollicitude qu'ils .méritent, peut-on en douter 3?..
1. Osaka Shimpo, 24 mars 1907 : La Situation dans l'Amérique du Sud.
2. Une somme de 30 000 yen a été inscrite au budget de 1908 pour couvrir les frais des enquêtes déjà entreprises.
3. Toyo Keizai Shimpo, 15 novembre 1900.
Pour décider les émigrants à partir il ne suffit pas d'éclairer leur ignorance, il faut rapprocher les distances :
Jusqu'aujourd'hui, de Hong-Kong, plusieurs fois l'an, des voiliers partaient pour Callao. Les Chinois avaient organisé un service de paquebots, mais, après un ou deux essais, ils abandonnèrent leur entreprise. Aussi les personnes, qui d'Extrême-Orient désiraient se rendre dans l'Amérique du Sud, avaient à gagner d'abord les États-Unis, puis de là à se diriger, non sans détours, vers le sud : on mettait quarante-six ou quarante-sept jours de Yokohama à Callao. Avec le nouveau service de la Toyo Kisen Kaisha, ce sera une affaire de trente-six ou trente-sept jours 1... Le gouvernement impérial s'est rendu compte que cette ligne est nécessaire au développement de l'émigration et du commerce japonais. Il paraît qu'il est décidé à la subventionner. Bientôt l'Amérique du Sud sera un champ favorable à l'émigration japonaise, quand les moyens de communication seront devenus aussi bons qu'ils le sont entre le Japon et l'Amérique du Nord 2... C'est pour développer l'influence japonaise que notre compagnie s'est décidée à organiser un service direct avec l'Amérique du Sud. Les navires qui prennent la mer, ce sont, pour user d'une comparaison militaire, les éclaireurs en avant-garde de l'armée. Les éclaireurs sont souvent tués ou faits prisonniers... Mais lorsque la guerre est commencée, les citoyens s'empressent, par des versements volontaires, d'entretenir le fonds de guerre; de même nos compatriotes doivent nous aider en nous fournissant beaucoup d'émigrants et en développant les échanges 3... Le commerce du Japon avec l'Amérique du Sud n'existe pas encore.
1. Tôkyô Keizai Zasshi, 9 février 1907 : Les Émigrants vers l'Amérique du Sud et les marchandises japonaises, par Ito Kôjiro.
2. Toyo Keizai Shimpo, 25 mars 1907.
3. Tôkyd' Keizai Zasshi, 20 octobre 1906 : L'Amérique du Sud et le Mouvement antijaponais de l'Amérique du Nord, par Tsukahara Shuzo, vice-président de la Toyo Kisen Kaisha.
Quatre voyages ont déjà été entrepris par les navires de notre compagnie, mais chaque fois, à peine étaient-ils chargés de 150 ou 200 tonnes de marchandises et, comme passagers ordinaires, d'un ou deux Japonais. Organiser ce service, c'était peut-être trop se hâter. Toutefois, si, sous prétexte que le commerce n'est pas satisfaisant, on le néglige, d'autres s'en empareront; aussi notre compagnie a-t-elle devancé toutes les autres... Lorsque l'on commença de lancer ce service, la question avait été agitée si nous ne devions pas prendre nous-mêmes l'initiative d'établir le commerce. On y renonça, car la Toyo Kisen Kaisha eût fait concurrence aux négociants japonais. Mais s'ils hésitent encore, la compagnie s'y décidera... Que nos négociants fassent des sacrifices, qu'ils visitent l'Amérique du Sud et se rendent compte de ce que nous avançons : l'Amérique méridionale est une terre d'avenir pour notre commerce 1.
La prospérité de cette ligne japonaise entre l'Extrême-Orient et l'Amérique du Sud ne sera pas seu-
1. Tôkyô Keizai Zasshi, 3 novembre 1906 : Le Commerce avec l'Amérique et la ligne de navigation vers l'Amérique du Sud, par Shiraishi Motojiro. Pour transformer en service régulier sa ligne de l'Amérique du Sud, la Toyo Kisen Kaisha a commandé aux chantiers Mitsubishi à Nagasaki 3 navires de 12 000 tonnes; le premier devait être prêt en novembre 1907, les deux -autres en mai 1908. Ils devaient remplacer sur la ligne de San Francisco les trois navires actuellement en service et qui auraient été alors affectés à la ligne de l'Amérique du Sud. Mais il est question d'une fusion de la Toyo Kisen Kaisha avec la Nippon Yusen Kaisha. Les frais d'établissement des deux compagnies sont énormes, et leur trafic ne se développe pas aussi rapidement que leur tonnage. Le Taiyo de novembre 1907 annonçait même que la Toyo Kisen Kaisha allait suspendre son service de l'Amérique du Sud. Suspension temporaire, sans doute, jusqu'au moment ou le mouvement d'émigration vers les républiques latines sera plus développé. Car à juger par le communiqué de l'entrevue entre les représentants des compagnies d'émigration et le comte Hayashi, (cf. p. 252) et aussi par le contrat passé entre le Japon et la compagnie dés Chargeurs réunis (cf. p. 274) l'idée de pousser des émigrants vers l'Amérique du Sud n'est pas abandonnée.
lement alimentée par le commerce et les émigrants japonais :
Le nombre des Chinois qui, au Pérou, exploitent les mines ou cultivent la canne à sucre dépasse 60 000. A Lima, les Chinois sont employés dans de grands magasins d'épices. Les marchandises leur sont expédiées deux ou ' trois fois l'an par les commerçants de Hong-Kong qui nolisent alors un navire d'environ 3 000 tonnes. C'est maintenant la Toyo Kisen Kaisha qui transporte ce fret de Hong- Kong. Les marchands chinois trouvent un gros avantage à l'établissement de cette ligne vers l'Amérique méridionale
Ainsi l'établissement d'un courant d'émigation et de commerce japonais vers l'Amérique du Sud se présente comme une entreprise nationale : une compagnie de navigation et des compagnies d'émigration en ayant pris l'initiative sont encouragées et subventionnées par le gouvernement du Mikado qui, pour renseigner, protéger, encadrer sujets et marchandises du Japon, doit avoir là-bas des consulats et des légations. Pour cette croisade, on mobilise la nation; elle doit répondre à l'appel, verser ses capitaux au fonds de guerre; que toutes les forces vives donnent, ouvriers, agriculteurs, commerçants, qu'ils s'emploient à promouvoir outre-mer l'influence du Japon.
Et soigneusement l'on prépare cette œuvre d'opti- cisme, d'audace, -de discipline ; il faut convaincre les masses, trouver le fret en hommes et en marchandises qui alimentera la ligne. Les richesses de l'Amérique du Sud sont complémentaires de celles du Japon : là- bas d'immenses territoires, encore inexploités quoique
1. Toyo Keizai Shimpo. La Prospérité de la ligne japonaise vers l'Amérique du Sud, 15 juillet 1906.
très riches, faute de bras; au Japon toutes les terres occupées, tant il y a de bras. Pour le plus grand avantage réciproque des deux pays, qu'ils échangent leurs richesses. C'est non pas en restant au Japon que le peuple a chance d'atteindre un jour les fortunes fabuleuses des magnats de l'hémisphère ouest, mais en envoyant là-bas les masses d'hommes disponibles. Et ce capital en hommes, sa vraie richesse, le Japon ne le place pas, comme les nations européennes, à fonds perdus : il garde sur lui la haute main, il en touche soigneusement les revenus — revenus centuples de ce qu'il rapporterait au Japon, — et, le moment venu, sait l'y faire rentrer.
Dans l'Amérique du Sud, faute de Blancs, les Jaunes sont les bienvenus. Sans doute, « le gouvernement péruvien accueille favorablement les ouvriers blancs et n'aime pas trop les travailleurs jaunes. Mais les affaires de ce pays ne sont pas assez développées pour qu'on y fasse appel à la main-d'œuvre blanche; aussi sera-t-il obligé de recourir aux émigrants d'Extrême-Orient. Si donc le ministre des Affaires étrangères et les compagnies d'émigration faisaient tous leurs efforts, ce pays pourrait devenir un second Hawaï t ».
En ces terres de l'Amérique du Sud sur le Pacifique, reliées maintenant par un service direct avec le Japon et la Chine, il est clair que la main-d'œuvre extrême-orientale peut venir plus aisément, à moins de frais que la main-d'œuvre d'Europe. Distance et facilités de communications mises à part, il faut
1. Toyo Keizai Shimpo. La Situation présente de l'émigration au Pérou, 5 novembre 1906.
qu'un pays soit déjà très prospère, très industrialisé pour attirer des émigrants blancs, main-d'œuvre aristocratique qui, en pays tropicaux ou semi-tropicaux, ne peut se plaire ni au gros œuvre de la terre, ni au contact des races qu'elle traite en inférieures. C'est l'énergie neuve et peu gâtée des Jaunes qui convient à ces terres vierges : « Au Pérou sauf les Nègres, les Chinois et les Japonais, aucun immigrant n'a réussi.... Présentement, pour avoir des immigrants, il doit recourir à l'Extrême-Orient, car aucun moyen direct de communication n'existe avec d'autres terres à émigrants. Les Péruviens n'aiment pas les Chinois : ils sont donc obligés de recourir à des travailleurs japonais 1. »
A l'exemple des États-Unis, les Péruviens en viendront-ils à fermer leur pays aux Japonais ? Cela n'est pas à redouter : « Au Pérou, comme dans la plupart des pays de l'Amérique du Sud, les gouvernements sont faibles, ils ne pourront donc jamais refuser, avec une grande énergie, d'accepter des immigrants japonais 2... Les habitants n'ayant pas grande activité, ces lieux sont particulièrement propices aux Japonais pour y travailler 3. » Donc point de craintes à avoir et le moment est venu d'y émigrer :
Pendant longtemps ces pays ont été ébranlés par des guerres civiles qui en retardèrent le développement, mais le calme s'est rétabli. Pour avoir des travailleurs, ces pays accordent le passage gratuit sur les chemins de fer et les
1. Toyo Keizai Shimpo, 25 mars 1907.
2. Tôkyô Keizai Zasshi. Les Émigrants japonais et l'Amérique du Sud, 20 octobre 1906.
3. L'Amérique du Sud et le Mouvement antijaponais de l'Amérique du Nord, par Tsukahara Shuzo, op. laud.
bateaux et louent gratuitement des terres 1... Ils désirent surtout des émigrants qui viennent avec l'idée de rester longtemps; il ne faut donc pas que les émigrants se sauvent au Japon après avoir réalisé une certaine fortune, mais qu'ils demeurent dans ces pays, afin d'y créer un Shin Nihon2... Au Pérou, selon la constitution, les Japonais auront le droit d'acheter des terres, des champs, des maisons, d'exploiter des propriétés et des mines. Les enfants pourront s'instruire gratuitement dans les écoles publiques et à leur majorité rester Japonais. Aux personnes résidant plus de deux ans, le droit de naturalisation sera accordé 3.
Ces pays sont riches mais déserts ; le gouvernement est faible ; il n'y a pas d'opinion publique fortement organisée : l'installation méthodique des Japonais et l'organisation d'un Shin Nihon n'a donc pas à craindre de protestations semblables à l'antijaponisme de Californie, ni de mesures antijaponaises. Et l'on rassure les émigrants sur le climat, qui, « dans ces régions, est fort agréable : la température y est chaude et non rigoureuse comme en Mandchourie 4... Les émigrants, qui souvent ignorent les principes de l'hygiène, sont parfois les victimes du béri-béTl, de la dysenterie, des fièvres. Mais ceux qui feront attention n'auront rien à redouter... Somme toute, on peut dire que le climat du Pérou ressemble à celui du Japon et qu'il n'est pas hostile aux Japonais 5... »
Enfin, comme derniers conseils généraux : « On
1. Osaka Shimpo. Les nouveaux Territoires de l'Amérique du Sud, 15 mars 1907.
2. Id., ibid.
3. Toyo Keizai Shimpo, 25 mars 1907.
4. Tdkyd Keizai Zasshi, 20 octobre 1906.
5. Osaka Shimpo. Les nouveaux Territoires de l'Amérique du Sud, t5 mars 1907.
parle espagnol dans l'Amérique du Sud et c'est là un inconvénient pour les Japonais. Il faut attribuer à leur ignorance de la langue les difficultés qui se sont élevées naguère entre nos émigrants et les Péruviens. En admettant que ce soit chose difficile pour les travailleurs d'apprendre l'espagnol, il faudrait au moins que les inspecteurs le sussent un peu 1. »
Aux commerçants, on recommande de bien faire attention que les droits de douane dans l'Amérique du Sud sont fort élevés : « Les marchandises sont taxées d'après leur prix de revient. Il faut bien distinguer le poids de la boîte et le poids des marchandises. De plus, sur certaines marchandises, on prélève des droits d'après la longueur évaluée en centimètres : aussi doit-on l'indiquer en espagnol sur les caisses... Il .convient d'envoyer quelqu'un de sûr en Amérique du Sud et qui sache l'espagnol. Il convient d'emballer les marchandises de telle sorte que l'humidité ne les dégrade pas. Dans les lettres, les prospectus, les listes de prix, employer, l'espagnol. Adopter, comme les Français, les Anglais, les Allemands, la méthode des paiements à longues échéances ; fabriquer des marchandises qui puissent convenir aux habitants de ces pays 2. »
C'est au Pérou que sont allés les premiers émigrants :
1. Osaka Shimpo. Les nouveaux Territoires de l'Amérique du Sud, 15 mars 1907.
2. Tôkyô Keizai Zasshi, 9 février 1907. Les Emigrants pour l'Amérique du Sud et les marchandises japonaises.
Le Pérou est l'une des plus riches de toutes les terres voisines du Pacique. La première fois que des émigrants japonais sont partis en Amérique du Sud, ce fut dans la trente-deuxième année de Meiji (1899). Le 28 février, 800 émigrants quittèrent Kobé et le 3 avril ils arrivèrent à Callao. La deuxième fois, plus de 1100 Japonais quittèrent Kobé, en juin de la trente-sixième année (1903). Ils furent employés dans des plantations de sucre, pas loin de la mer. Par jour le salaire était de 1 sol. Le coût de la vie par mois s'élevait à 7 ou 10 sols, aussi pouvaient-ils mettre de côté chaque mois 15 ou 18 yen... Le 16 octobre 1906 (trente-neuvième année du Meiji), la compagnie d'émigration de la ville de Morioka a fait partir 800 émigrants qui s'embarquèrent à Yokohama : ce fut la troisième fournée. En janvier 1907, 200 autres émigrants prirent passage à bord du Kasado Maru de la Toyo Kisen Kaisha. Parle même paquebot, la compagnie Meiji Shokumin envoya 270 ou 280 émigrants, munis de contrats pour cultiver le caoutchouc 1.
Le Pérou, avec son désir de grands travaux et de rapide développement, est un bon champ d'entreprises :
Comme les bras y manquent encore plus que dans les autres républiques, les salaires sont plus élevés. Les travailleurs agricoles peuvent gagner par jour de 70 sous à 1 sol 20 sous. C'est de cette catégorie d'ouvriers qu'on a surtout besoin. Les mécaniciens, forgerons, ouvriers d'art, peuvent gagner facilement de 2 à 4 sols par jour. Sur le littoral, on récolte le sucre, le coton, le riz, le tabac, le café, le blé, le maïs, les olives, des fruits, des légumes, etc. Les produits principaux sont le café, le sucre, le coton. A l'intérieur du pays, on trouve des bois de construction, des herbes médicinales, des herbes pour la parfumerie, des fibres d'arbres, du caoutchouc, mais le sucre est la
1. Toyo Keizai Shimpo, 25 mars 1907.
principale ressource du littoral. Sa culture couvre plus de 200000 acres de terrain, pour moitié seulement bien soignés. En 1903, on a exporté 125 662 tonnes de sucre. La culture du café a été entreprise par la Peruvian Corporation. Le gouvernement lui a concédé 2 750 000 acres. Toutefois, faute de travailleurs et de communications, la moitié de cette terre n'est pas cultivée. L'industrie du chanvre jaune, de l'agave se développe. Avec les fibres on tissera des étoffes, des sacs, cordes, filets, nattes. De la canne à sucre dérivera le raffinage et la distillerie. Outre les cotonnades, on peut encore fabriquer là-bas du papier, du panama, des chaussures, des bougies, du tabac, des allumettes, des savons, des selles de cavalier, des huiles, des engrais... Les marchandises japonaises et chinoises sont vendues à Lima par de nombreux Chinois. Ils gagnent gros à ce commerce. Ces marchandises sont très appréciées par les Péruviens et seront bien vite à la mode. Les Japonais qui ont des magasins à Lima sont MM. Tachibana, Tani, Morimura et Kawamura 4... Les objets japonais n'étant pas coûteux se vendront à merveille dans l'Amérique du Sud. Nous y écoulons actuellement des porcelaines, des laques, des bambous, des crêpes de coton, des mouchoirs de soie, des nattes, des stores. Si les articles japonais ne jouissent pas encore d'une grande vogue, c est que nous n'envoyons pas jusqu'à présent les objets de premier choix. Exportons des marchandises solides et bon marché elles se vendront certainement
Cette arrivée des Japonais et de la camelote japonaise à Callao rappelle les échanges du début du xviie siècle : Callao et Acapulco au Mexique furent les premiers ports de l'hémisphère ouest avec qui les Espagnols de Manille, puis les Japonais commer-
1. Toyo Keizai Shimpo. La Situation présente de l'émigration au Pérou. 5 novembre 1906......
2. Tôkyô Keizai Zasshi, 9 février 1907. Les Emigrants par J Amérique du Sud et les marchandises japonaises.
cèrent. Les marchandises qu'ils envoyaient alors sont les mêmes qu'aujourd'hui, « des épices, des drogues, des porcelaines chinoises ou japonaises, des calicots, des soies ». Les Japonais espèrent que leurs produits auront sur la concurrence européenne, le même avantage qu'autrefois ils eurent sur la concurrence espagnole :
Les articles de l'Extrême-Orient sont non seulement mieux accommodés au climat chaud, et plus plaisants que ceux de l'Europe, mais ils peuvent être vendus à plus bas prix; et les profits qu'on en tire sont, si considérables qu'ils enrichissent ceux qui les apportent de Manille et ceux qui les vendent en Nouvelle Espagne... Quand la flotte arrive d'Europe à Vera-Cruz, elle trouve souvent les besoins du peuple déjà pourvus par des articles meilleur marché et préférables '.
L'exode des Japonais vers Callao depuis 1899 n'est donc que la reprise d'un mouvement esquissé il y a près de trois siècles. Ils reviennent en nombre au Mexique et au Pérou comme jadis. Et ils y viennent, maintenant que leur pays s'est haussé au ,rang de grande puissance, avec des ambitions d'influence : « D'après ce que j'ai appris des ministres et des capitalistes du Pérou, si les émigrants japonais s'établissent à perpétuité dans le pays, ils seront les bienvenus... Mais s'ils y viennent en grand nombre et que, pour des riens, ils provoquent des désordres, on ne peut pas dire que l'antijaponisme ne s'y développera pas. C'est un point à surveiller. Il ne faut donc pas que ces émigrants se sauvent au Japon aussitôt
1. Cit6 par Murdoch et Yamagata. A history of Japan during the century of early foreign intercourse (1542-1651). Kob6, p. 601.
fortune faite ; il faut qu'ils demeurent au Pérou afin d'y créer un Shin Nihon 1 ».
Il est à penser que ces Japonais du Pérou, même naturalisés, même fixés dans le pays depuis longtemps ne rompront jamais les liens qui les rattachent à leur terre japonaise, à leur Mikado : telle est bien la pensée du journal, qui leur enseigne déjà comment envoyer au Japon leurs économies : « Il faut s'adresser à la Compagnie W. R. Grace, de Lima, qui transmet l'argent à son agence de San Francisco. Là, il est remis à l'agence de la Yokohama Specie Bank qui l'expédie au Japon 2. »
« Au Chili, — disait, le 15 mars 1907, M. Shiraishi Motojiro 3, administrateur de la Toyo Kisen Kaiska, après un voyage dans l'Amérique du Sud, —il n'existe pas un seul émigrant japonais ; les Chiliens ignorent si nos émigrants sont bons ou mauvais. Voici ce que m'ont dit les ministres : « Nous désirons vivement des « émigrants, mais s'ils étaient d'humeur aussi vive que « le sont, dit-on, vos Japonais, des désagréments et
1. Osaka Shimpo, 15 mars 1907.
2. Toyo Keizai Shimpo, 5 novembre 1906. Dans un livre récent, Le Pérou contemporain, Paris, 1907, un Péruvien, M. Garcia Calderon explique que le Pérou, comme les autres républiques sudaméri- caines, est menacé dans son patrimoine latin, son indépendance politique et économique par le panaméricanisme yankee et l'expansion du Japon. Le remède, selon lui, c'est un rapprochement avec « l'Angleterre, la France et l'Espagne unies en Europe ». Le commerce anglais, la culture françaisé, la population espagnole, voilà ce qu'il faut à ces républiques latines, qui, craignant de se trouver prises entre Américains et Japonais, commencent de penser que la défiance à l'égard de l'Europe et le désir de l'exclure des affaires américaines sont des sentiments anachroniques.
3. Osaka Shimpo, 15 mars 1907.
« des troubles seraient à craindre. Si ce n'est pas le cas, « nous accueillerons avec plaisir vos compatriotes. »
En ville et à la campagne les travailleurs manquent; les salaires sont très hauts et les salariés d'humeur très indépendante. La main-d'œuvre est si rare que quiconque veut travailler fixe son prix. « Des ouvriers ordinaires sont payés 8 ou 10 pesos par jour, soit 2,40 ou 3 dollars. Le salaire courant est 5 ou 6 pesos, et les ouvriers qualifiés sont payés en proportion. Même à ces prix il est impossible d'avoir assez d'hommes 1 ».
Pendant deux ou trois années au moins, la reconstruction de Valparaiso exigerait 10 000 hommes : on ne sait où les trouver. Pour nourrir les travailleurs des villes et des mines à des prix raisonnables, il faudrait une classe agricole beaucoup plus nombreuse. Où prendre ces émigrants? Dans l'Argentine voisine? Mais l'Argentine manque aussi de bras. En Europe? L'Europe est trop éloignée, et les Européens qui viennent au Chili sont plutôt commerçants, ingénieurs, mineurs qu'agriculteurs et ouvriers. Reste l'Extrême-Orient. Au début de 1907, un homme d'affaires chilien était au Japon pour placer des nitrates, développer les relations commerciales entre les deux pays et, comme représentant du gouvernement de Santiago, encourager l'émigration japonaise vers le Chili. Le gouvernement offre 40 acres de bonne terre à chaque colon, 20 acres de plus pour chaque fils de dix-huit ans et au-dessus, une paire de bœufs, un jeu d'instruments aratoires et 15 dollars comptant par
1. Sur tout ceci, cf. un rapport du consul américain à Valparaiso dans Monthly consular and trade reports, n° 310. March 1907.
mois la première année : « Cela doit suffire pour engager le fermier japonais à quitter sa petite ferme de moins d'un acre et à venir au Chili ; au surplus le monopole de la pêche dans un pays de 3 000 milles de côtes très poissonneuses et qui n'a pas de pêcheurs est un attrait pour un peuple de pêcheurs comme les Japonais1. »
Un traité de commerce fut projeté entre le Japon et le Chili dès 1897 tandis que M. Hoshi était ministre du Japon à Washington. Mais la ratification en fut différée à cause de la situation politique du Chili et n'eut lieu qu'en juin 1906; les signatures furent échangées en septembre 1906 à Washington. L'article III, le plus intéressant, garantit aux sujets et citoyens des deux pays la liberté de naviguer, de débarquer avec marchandises, de résider, de louer des maisons, de commercer, bref tous les privilèges et immunités qui ont déjà été accordés ou pourront être accordés par l'un et l'autre peuple à l'Europe ou aux États-Unis. Importations et exportations des deux pays ne seront pas soumises à des droits plus élevés que les marchandises d'Europe et des États- Unis. Un article additionnel réserve à chaque peuple le privilège de la nation la plus favorisée, mais une réserve est faite : « Sont exceptés dç la stipulation qui précède, toutes les faveurs, privilèges ou immunités concernant le commerce ou la navigation que le Japon a déjà accordés ou peut accorder à toute nation asiatique indépendante, aussi bien que les faveurs, privilèges et immunités que le Chili a déjà accordés ou peut accorder aux Républiques de l'Amérique latine ».
1. Monthly consular and trade reports, n° 310, p. 174.
L'opinion au Japon s'est félicitée de la conclusion de ce traité1. A plus d'un titre il est significatif. Ébauché en 1897, au lendemain de la victoire du Japon sur la Chine, il est repris dix ans plus tard, après la victoire du Japon sur la Russie. Signé à Washington — lieu de rencontre des Américains du Sud et des Japonais, en l'absence d'une représentation diplomatique du Japon dans tous les États de l'Amérique du Sud, — il est le type des traités que le Japon veut conclure avec les autres républiques latines; il souligne la volonté du Japon de développer son commerce avec le Chili et d'y envoyer ses émigrants et plus généralement son désir de concurrencer les Européens et les Yankees dans l'Amérique du Sud. Enfin il reconnaît la situation spéciale du Japon parmi les nations indépendantes de l'Asie et la situation spéciale du Chili parmi les républiques de l'Amérique latine.
La Toyo Kisen Kaisha a résolu de prolonger sa ligne de Callao jusqu'au Chili pour y transporter des travailleurs et en rapporter du nitrate de soude. Une dépêche de Santiago du 1er septembre' annonçait que le vapeur japonais Kasado Maru avait débarqué à Iquique 130 immigrants, dont 50 Chinois et 80 Japonais :
L'aspect de ces Japonais est très satisfaisant; ils sont tous bien habillés et n'ont pas l'air d'ouvriers. Ils sont descendus au meilleur hôtel de la ville. C'est donc la première entrée d'immigrants japonais au Chili; mais on annonce que d'autres viendront plus nombreux, par les prochains voyages du vapeur. Ce mouvement d'émigration
1. Cf. Sun Trade Journal, décembre 1906.
2. Publiée dans Le Figaro.
est favorisé par le Mikado lui-même. Les matelots sont tous japonais et les officiers parlent couramment'l'espagnol ; le Mikado avait imposé cette dernière condition à la Compagnie maritime 1.
1. Quelques Chiliens s'émeuvent déjà de ce débarquement de Japonais. L'American Review of reviews de novembre 1907 cite un curieux article paru dans le Mercurio de Valparaiso sous la signature de Mr. Augustin Edwards qui, comme membre du Congrès, ministre des Affaires étrangères, ministre en Espagne et Italie, a pris une part importante dans les affaires chiliennes. 11 est le propriétaire et le directeur des six principaux journaux chiliens.
« Le manque de main-d'œuvre entrave les principales industries du Chili, plus particulièrement l'exploitation du cuivre et du nitrate. Comme remède, un parti politique a conseillé une immigration asiatique. Les nouvelles que les journaux des États- Unis nous apportent lui donneront à penser. Les opinions du comte Okuma dans un article publié,, il y a quelques semaines, dans le Tôkyô Keizai Zasshi sont une menace pour la tranquillité du Mexique, du Pérou et du Chili. Il préfère, dit-il, que l'on dirige l'émigration japonaise vers le Chili, le Mexique et le Pérou, plutôt que vers le Brésil, parce que ces pays seront plus faciles à comprendre dans la sphère d'influence du Japon. Le comte Okuma rend un grand service à l'Amérique et surtout au Chili en lui révélant de tels projets. Il estime que le Chili sera un bon asile pour l'excès de population du Japon, et il décrit le brillant avenir que nous aurions si notre côte, dans sa longueur, servait de station navale au Japon, dont les forces navales et militaires ne sont pas des forces de parade.
« ... La doctrine de Monroe a longtemps excité en Europe et dans les républiques de l'Amérique du Sud une jalousie et des soupçons immérités. Bien qu'elle ne vise pas spécifiquement les tentatives d'empiétement de la part d'une puissance asiatique nul doute qu'elle ne devienne une pièce de la politique des États- Unis à l'égard de l'Asie et je prétends que, sur ce point, les États- Unis seront soutenus par l'Europe et par les républiques de ce continent. Elle servira de lien à une union panaméricaine qui s'étendra du détroit de Bering au cap Horn, limite infranchissable aux ambitions exagérées des compatriotes du comte Okuma. Les puissances européennes ont reconnu notre indépendance et cherchent seulement sur notre territoire .une expansion commerciale; nous les accueillons cordialement avec l'amitié qui unit de vieux et de jeunes membres d'une même famille. Contre les Asiatiques au contraire, la doctrine de Monroe est le programme com-
Au Brésil, avant la guerre contre la Russie, le Japon était déjà représenté par un chargé d'affaires, qui, en l'absence de citoyens ou de sujets japonais à protéger, avait pour mission d'étudier les provinces du sud du Brésil, en vue d'y diriger une émigration japonaise. Il avait déjà visité la province de Silo Paulo quand la guerre éclata. Temporairement abandonnée, l'idée vient d'être reprise.
Depuis l'enquête qu'il a entreprise en 1902 sur ses nationaux de la province de Sâo Paulo, le gouvernement italien empêche de nouveaux départs de ses émigrants aux frais de cette province. Quelle main- d'œuvre suppléera ces Italiens, au service du tyran du Brésil, King Coffee? En hâte, il faut aviser. Des Européens? Mais de tous les Européens, en pays semi-tropicaux, les Italiens sont les plus résistants et les moins fiers des travailleurs, et voilà qu'ils ne viennent plus. Les Chinois? Mais depuis vingt ou trente années qu'ils sont au Brésil, ils n'y ont pas réussi comme travailleurs. Ce sont des fainéants, disent certains Brésiliens ; ce sont des commerçants, affirment les autres : fainéants ou commerçants, c'est tout comme, pour des Brésiliens désireux surtout de trouver des étrangers qui se donnent la peine de gratter leur sol. Et l'on pense alors aux Japonais : population travailleuse, de besoins modiques, c'est ce qu'il faut aux planteurs intéressés dans le café de
mun et nécessaire à tous les Américains. S'il est encore un pays sur ce continent qui se défie de cette doctrine, qu'il entende l'avertissement du comte Okuma : les forces militaires et navales du Japon ne sont pas des forces de parade et la côte occidentale de l'Amérique du Sud est dans la sphère d'influence du Japon; alors le grand peuple des États-Unis qui a défini la doctrine de Monroe sera traité comme notre meilleur ami et notre allié le plus solide. »
Sâo Paulo ou le caoutchouc de l'Amazone. « Avec le capital français et la main-d'œuvre japonaise, le Brésil ferait merveille », me disait récemment un sénateur brésilien.
Après les négociations menées par le secrétaire Niura, chargé d'affaires du Japon au Brésil, un traité de commerce a été signé entre le Japon et le Brésil, analogue au traité signé avec le Chili, et il a été décidé que la ligne de la Toyo Kisen Kaisha, prolongée de Callao, par Valparaiso et Buenos-Ayres, jusqu'au Brésil, amènerait des coolies japonais 1.
L'arrivée de ces émigrants déterminera d'importants changements dans l'économie et le commerce du Brésil. L'un d'eux sera sans doute la culture du riz sur de vastes territoires encore déserts. Il n'y a pas de raison pour que le Brésil ne devienne pas un des plus grands pays producteurs de riz dans le monde. Le développement d'un commerce direct entre le Japon et le Brésil accroîtra ' l'usage du café en Extrême-Orient et la vente au Brésil de nouveautés japonaises à bon marché, meubles, jouets, bibelots. L'examen des marchandises dans les boutiques, qui vendent des articles chinois et japonais, prouve que, ou bien le Japon ou la Chine sont en train d'exporter des articles plus légers et meilleur marché que leurs articles ordinaires, ou que des concurrents européens flattent le goût des Brésiliens pour les nouveautés en leur envoyant des imitations d'articles japonais à très bas prix : - poupées, masques, boîtes de laque2, etc.
Des rizières au Brésil; les Japonais, humanité du thé, au service de King Coffee ; l'usage du café se géné-
1. La Compagnie française, les Chargeurs Réunis, a passé, à la fin de 1907, un contrat pour transporter par milliers les émigrants : japonais au Brésil.
2. Monthly consular and trade reports, n dzu, May HIUJ, p. i.
ralisant peut-être chez les Extrême-Orientaux, quels changements dans l'économie du monde ces migrations de Japonais ne détermineront-elles pas un jour!
La question ouvrière dans l'Etat brésilien de Sâo Paulo présente de curieuses analogies avec le problème de la main-d'œuvre aux îles Hawaï. Ici le sucre, là le café, deux cultures maîtresses du sol, qui ne tolèrent de rivale qu'autant qu'elle est strictement indispensable à la subsistance de leurs serfs; un régime de grandes propriétés, de vastes plantations possédées par de riches indigènes, Hawaïens et Pau- listes, aristocrates jaloux de leur terre, et qui empêchent que ne se forme dans leurs deux pays une classe de petits propriétaires, attachée au sol et disposée à se naturaliser. Mêmes épisodes dans l'histoire de la formation artificielle d'une main-d'œuvre : aussitôt après la suppression du travail servile, aux Hawaï les indigènes, à Sâo Paulo les Nègres se détournent de l'agriculture, courent aux villes, et s'éteignent petit à petit; les planteurs et l'État des deux pays subventionnent une immigration d'étrangers, et un peuple réussit à dominer le marché du travail : aux Hawaï, les Japonais, à Sâo Paulo, les Italiens. Mêmes qualités et mêmes défauts chez ces prolétaires ruraux : d'une part, les Italiens et les Japonais sont des agriculteurs habiles, soigneux, durs au travail, disposés à accepter la situation d'ouvriers salariés, assez peu désireux de se fixer dans le pays, d'y acquérir de la terre et d'y vivre en petits propriétaires indépendants; ils ont le goût de la vie en communautés, l'habitude du travail en famille ou en association, chaque groupe se chargeant de l'entretien de milliers
de cannes à sucre ou de pieds de café, acceptant par contrat d'être rétribué selon l'étendue de la plantation à cultiver et selon le rendement de la récolte. D'autre part, les Italiens de Sâo Paulo et les Japonais des Hawaï ont le même défaut d'instabilité, de nomadisme, — défaut qui tient à leur qualité de salariés non fixés au sol — ; ils se déplacent de plantation à plantation, jusqu'au moment où ils peuvent réaliser leur rêve qui est d'envoyer de l'argent au pays et mieux encore, les économies amassées, d'y retourner eux-mêmes. Par moments les planteurs paulistes s'inquiètent, — comme les Hawaïens au sujet des Japonais, — de voir ces milliers d'Italiens excursionnistes se dérober à l'assimilation.
La seule différence entre les problèmes de main- d'œuvre aux Hawaï et à Sao Paulo tenait jusqu'ici à la différence des races : les Italiens sont plus proches des Brésiliens que les Japonais ne le sont des Blancs des Hawaï ; mais voici que cette différence va disparaître : les Italiens partent nombreux de Santos et n'y arrivent plus ; on parle de les remplacer par des Japonais... Les difficultés sociales et politiques que la main-d'œuvre japonaise au service de King Sugar a créées aux Américains des Hawaï, une fois au service de King Coffee, elle les créera aux Brésiliens de Sâo Paulo
1. D'après le Hochi 'Shimbun, « M. Midzuno, président de la compagnie d'émigration Kyokuku a conclu en novembre 1907 un contrat avec l'État de Sâo Paulo : il amènera 3 000 Japonais liés pour trois ans par contrat, à partir de 1908. Par familles de 3 à 10 personnes, ils seront employés sur les plantations de café. Les frais de voyage et le prix du chemin de fer leur seront payés. D'avril à novembre, chaque année, ces Japonais seront engagés par le Gouvernement, et pendant cette période ils devront se
Les journaux japonais parlent aussi de l'Argentine comme d'une bonne terre où émigrer : pays immense, peu peuplé; sans doute, comme le Brésil, il a le désavantage d'être plus proche de l'Europe que du Japon; il n'est pas sur la côte en face; mais il est compris dans les escales de la ligne Japon- Brésil ; dans dix ans l'ouverture du canal de Panama rapprochera Brésil et Argentine des ports japonais, et en Argentine, déclare un journal de Tôkyô, le climat, les mœurs-du pays et le régime gouvernemental ne sont pas pour nous inquiéter
retirer dans un établissement spécialement construit pour eux. Là, ils recevront 25 arpents de terre payables en 10 versements annuels; ils devront s'établir au Brésil comme colons permanents. M. Midzuno a conclu un contrat analogue avec le gouvernement de Rio-de-Janeiro : 500 familles, de 4 personnes en moyenne, seront admises chaque année à partir de 1909... On est à peu près certain que le gouvernement japonais donnera son consentement à ces projets. »
1. Toyo Keizai Shimpo, 15 novembre 1906. Espérances japonaises en Amérique du Sud, par Shiraishi Motojiro. »
III
Ils se leurrent, ces Sud-Américains, s'ils croient que leur élégant projet de faire travailler sous leurs yeux, pour leur plus grand avantage personnel, les capitaux européens et les bras asiatiques ne leur réserve, quoi qu'ils fassent, que des profits. En vain déjà ont-ils essayé de s'assurer l'impunité du côté des capitalistes d'Europe en faisant condamner l'emploi de la force et en imposant l'arbitrage obligatoire pour le recouvrement des dettes ; l'Europe ne paraît pas disposée à risquer là-bas ses capitaux et à s'interdire en même temps le moyen le plus sûr de les recouvrer. De même, que les Latins d'Amérique s'avisent de mésuser du capital en hommes que le Japon va leur envoyer, le gouvernement japonais interviendra et il n'hésitera pas à profiter de leur faiblesse pour leur forcer la main. La débilité de ces gouvernements sud-américains, la mollesse de ces populations hybrides, les journaux japonais les ont déjà signalées comme des garanties de réussite pour le mouvement d'émigration et de colonisation qu'ils prônent. Que pourra bien faire un de ces États contre une mise en
demeure du Japon, à la suite de mesures ou de mouvements antijaponais analogues à ceux de San Francisco ou de Vancouver? Ce que le Japon n'a pas toléré d'un pays de 85 millions d'habitants, il le tolérera encore moins du Pérou ou du Chili.
Si donc telle est la volonté du Japon, personne ne peut empêcher que ne se pose dans l'Amérique du Sud la question de sphère d'influence, de Shin Nihon, à quoi paraît devoir aboutir en tout pays l'immigration japonaise. Personne, sauf les Américains du Nord; car, supposons que les Japonais réussissent un jour à former un S h in Nihon au Pérou : les États- Unis se sentiront presque aussi menacés et lésés que si les Japonais y avaient réussi en Californie. Plus simplement, qu'un conflit entre le Japon et quelque république sud-américaine menace de se terminer par une occupation même temporaire d'une portion de territoire américain par le Japon : l'opinion aux État-Unis, lors du différend anglo-vénézuélien sous le président Cleveland, ou plus récemment lors du blocus du Vénézuéla par l'Angleterre et l'Allemagne, les craintes que lui a toujours inspirées le Deutschtum au Brésil ne permettent point de douter que les Américains interdiront aux Japonais ce qu'ils ont toujours interdit aux Européens.
En vain fera-t-on remarquer que le cas n'est pas exactement le même : s'adressant à l'Europe, les États-Unis justifient la doctrine de Monroe par leur non-intervention en ses affaires; à l'égard du Japon comme de la Chine, il n'y a plus la même réciprocité, car, posséder les Philippines au-devant de la côte chinoise et près de Formose, c'est un peu comme si les Américains avaient acquis de l'Espagne les Cana-
ries. Dès lors le Japon, au contraire des Puissances européennes, n'est-il pas libéré d'une stricte observation de la doctrine de Monroe et n'a-t-il pas le droit d'installer de Nouveaux Japons en des coins de l'hémisphère ouest?
La conclusion est logique, mais les Américains ne s'embarrassent pas de logique. Ils tiennent ferme à la doctrine de Monroe, à l'intangibilité de l'hémisphère ouest : ils ne permettront jamais au Japon de prendre ce qu'ils refusent à l'Allemagne. Leur occupation des Philippines date de dix années. Le Japon l'a acceptée alors, et il doit reconnaître ce fait accompli, tout comme les États-Unis tolèrent la possession de la Jamaïque par l'Angleterre, de la Martinique par la France.
L'émigration des Japonais vers l'hémisphère ouest prépare aux Américains d'autres conflits. A 500 milles des Kouriles japonaises, les Aléoutiennes américaines peuvent fournir la base navale la plus rapprochée à la fois du Japon et des États-Unis. Elles sont voisines de l'Alaska dont le président Roosevelt faisait dans son message du 3 décembre 1906 cette description attrayante pour des voisins en quête de terres et de richesses comme le sont les Japonais : « Depuis que nous l'avons acquis, ce pays a fourni au gouvernement américain un revenu de il millions de dollars et a produit près de 300 millions de dollars en or, fourrures et poissons. Bien mis en valeur, ce sera une terre de colonisation. »
Au-devant de l'Alaska et des Aléoutiennes, tantôt à terre sur les îles américaines, Pribilof ou Saint-Paul,
tantôt vaguant en quête de nourriture par la mer de Béring, à l'aller et au retour de leur annuel pèlerinage vers le sud, les troupeaux de phoques forment la plus tentante des proies. Et les pêcheurs japonais, depuis quelques années, prennent en maraude leur part aux massacres barbares que le président Roosevelt a décrits :
La destruction des phoques à fourrure des îles Pribilof, tandis qu'ils sont à la mer, continue. Le troupeau, qui, selon les évaluations officielles faites en 1874, comptait 4 700 000 bêtes et qui en 1891 se montait à 1000 000, a maintenant été réduit à 180 000... La destruction a été accélérée ces dernières années par des vaisseauxjaponais. Comme ils ne sont pas même liés par les insuffisantes restrictions prescrites par le Tribunal de Paris, ils ne font pas attention à la saison de pêche ou à la limite interdite de 60 milles autour des îles Pribilof, et accomplissent leur besogne jusque sur les îles mêmes. Les 16 et 17 juillet 1906, les équipages de plusieurs bateaux japonais firent des incursions sur l'île Saint-Paul, et avant d'être repoussés, par nos gardes trop peu nombreux et trop peu armés, ils tuèrent plusieurs centaines de phoques et emportèrent les peaux. Presque tous les phoques tués étaient des femelles et cela fut accompli avec une effroyable barbarie. Beaucoup des phoques ont été dépiautés vifs; on en trouva beaucoup à moitié écorchés et encore vivants. Les razzieurs n'ont été repoussés qu'à coups de feu : 5 furent tués, 2 blessés, 12 prisonniers y compris les 2 blessés. Ceux qui ont été pris ont été jugés et condamnés à la prison... Des représentations sur cet incident ont été faites au gouvernement du Japon et nous sommes assurés que toutes les mesures possibles seront prises pour empêcher tout retour de cet outrage.
En 1907, à plusieurs reprises, de tels incidents se sont reproduits.
A une extrémité opposée du Pacifique, les Philippines sont d'un grand intérêt stratégique pour le Japon, non seulement à cause de leur proximité de Formose et de la côte méridionale de la Chine, mais aussi parce qu'elles commandent le Pacifique oriental, sur la route que suivent les paquebots qui, partant de Kobé, vont par Shanghaï et Hong-Kong dans l'Insu- linde et en Australie1.
L'établissement de colonies japonaises autour de l'Amérique du Sud et d'une ligne régulière de navigation entre Yokohama-Kobé et Callao-Valparaiso-Cap Horn obligera le Japon, pour la protection de ses sujets et de son commerce d'outre-mer, à chercher au milieu du Pacifique des points de relâche et des stations de charbon. Aux Hawaï, la lutte est déjà engagée. Les îles de la Polynésie ont acquis une importance stratégique depuis que l'Australie et la Nouvelle-Zélande se sont développées et que les États- Unis ont commencé leur mouvement d'expansion : autour des Samoa, placées sur la ligne transpacifique Vancouver - San Francisco - Hawaï - Nouvelle-Zélande- Australie, les ambitions anglaises, américaines, allemandes se sont heurtées et ajustées à grand'peine. A Tahiti, terre française qu'unit à San Francisco une ligne américaine, l'Oceanic Ss. Co., les États-Unis ne cessent de fortifier leur influence économique. Pour le Japon aussi, en quête de territoires peu peuplés à coloniser, ces îles de la Polynésie, où la race indigène
1. Le Nippon Yusen Kaisha a une ligne vers l'Australie. Les journaux de Tôkyô signalent souvent la Malaisie comme une terre où les émigrants japonais devraient se hâter de prendre pied, car l'Allemagne, disent-ils, convoite Bornéo et Java. Le péril japonais est vivement redouté en Hollande.
est en régression, depuis qu'elle est entrée en contact avec les Blancs, vont prendre une grande valeur. Il est certain que, dès maintenant, les Japonais s'occupent des problèmes de navigation transpacifique et des changements qu'y apportera l'ouverture du canal de Panama : ils portent un intérêt très vif à Tahiti 1.
Au total, sur toutes les terres insulaires du Pacifique que coupent ou que côtoient les deux lignes obliques de navigation, — américaine, du nord-est au sud-ouest, japonaise du nord-ouest au sud-est, — partout où ces deux lignes se croiseront, aux Hawaï comme dans les îles polynésiennes, l'impérieux besoin où les Japonais et les Américains sont de trouver des reposoirs à leur essor transpacifique attisera leur rivalité.
1. En Nouvelle-Calédonie, la Compagnie du nickel importa, il y a quelques années, un millier de travailleurs japonais. Ils se fâchèrent avec la Compagnie, se mirent à errer dans l'île, puis retournèrent à l'exploitation du nickel. La Compagnie qui emploie actuellement 300 ou 400 Japonais veut en importer de nouveaux. C'est la meilleure main-d'œuvre qu'elle puisse se procurer dans le Pacifique.
CHAPITRE VI
ÉTATS-UNIS ET JAPON
Le 16 décembre 1907, 16 cuirassés américains, après avoir été passés en revue à Hampton-Roads par le président Roosevelt, sont partis pour le Pacifique, sous le commandemant du contre-amiral Evans. Démentie d'abord, puis justifiée maladroitement, énergiquement confirmée enfin, la nouvelle, depuis sa publication au début de juillet 1907, a été anxieusement commentée. Croisière d'entraînement ou démonstration au bénéfice des Californiens : quel Américain se fie encore à ces prétextes? Les houles et les espaces atlantiques suffisaient jusqu'ici à éprouver matériel et équipages; à qui fera-t-on croire qu'un voyage de 14000 milles, entrepris, en temps de paix, par une escadre active, dûment préparée et réparée, marchant à 10 nœuds, pouvant s'arrêter pour char- bonner dans les ports ou les baies d'un continent toujours proche, va constituer une expérience si hardie et si neuve qu'elle justifie cinquante millions de dépenses et un complet changement dans l'organisa-
tion navale des États-Unis? Le rivage californien est américain aussi bien que le rivage du Massachussetts ; mais pourquoi transférer d'un coup, sur cette côte que quelques croiseurs suffisaient à protéger, toute la flotte américaine, et cela au moment où les relations des États-Unis avec le Japon n'étaient pas normales? Le gouvernement fédéral avait-il de si pressants motifs d'être agréable aux gens de San Francisco?
Départ de la flotte, élection prochaine d'un président : les adversaires de M. Roosevelt n'ont pas manqué de rapprocher ces deux faits : « La croisière dans le Pacifique ne marque-t-elle pas l'ouverture de la campagne présidentielle? » demandait The World. Les bateaux arriveront à San Francisco vers la mi- avril 1908 et feront leurs tirs d'essai au moment où l'on commencera d'élire les délégués à la Convention nationale, qui choisira le candidat républicain à la Présidence : la visite de la flotte en divers États du Pacifique pourra regagner des voix au parti républicain. En cas de complications internationales, la réélection de M. Roosevelt serait acclamée. Des milliers d'orateurs, des milliers de journalistes surgiraient pour expliquer aux électeurs qu'en cette crise ils doivent conserver leur président ou élire son candidat... « Quelle différence d'ouvrir une campagne présidentielle avec des discours ou de l'ouvrir à coups de canons, tonnés par 16 cuirassés de premier rang! »
Approuvé par tous les journaux de l'Ouest, par le New- York Herald et ses correspondants de province et par les feuilles jingoïstes de M. Hearst, ce projet a été critiqué violemment par les grands journaux conservateurs de New-York, The Times, The World, The Evening Post, et surtout the Sun : « Envoyez la flotte
dans le Pacifique, car la guerre est inévitable et il faut être prêt. » — « Si vous faites partir la flotte, la guerre devient inévitable : c'est une provocation, une mesure d'agression. » Dans les deux thèses, envoi de la flotte et guerre furent termes toujours liés.
En février 1907, à une délégation de San Francisco, le président Roosevelt laissait entendre que si la réintégration des Japonais, exclus des public-schools, n'était pas accordée, une guerre avec le Japon était à craindre : « Pourquoi n'envoyez-vous pas la flotte? demandèrent les Californiens. — Cet envoi précipiterait la guerre », répliqua le Président. Il faut donc croire que des raisons très graves — attitude du Japon dans les négociations pour réglementer l'émigration; absence de tout effort de Tôkyô pour arrêter les départs des coolies vers les pays adjacents des États-Unis — ont imposé en juillet 1907 au président Roosevelt cette mesure extrême qu'il repoussait en février; mais n'est-il pas à craindre que les représentants de l'Ouest au Congrès ne demandent avec un renouveau de fermeté des lois d'exclusion contre les Japonais, que les ligues antiasiatiques, encouragées par cet envoi de la flotte, ne rouvrent une campagne de meetings et de pétitions, agréable aux Blancs sans travail et que les agitateurs de San Francisco ne profitent de la présence de milliers de marins pour reprendre leurs manifestations antijaponaises?
A Washington, le monde officiel — sauf les marins — ne croit pas à la guerre : Japonais et Américains, de si bons amis! Mais on agit comme si l'on croyait qu'on est à la merci d'un incident et qu'il ne faudrait pas, pris au dépourvu, comme jadis la Chine ou naguère la Russie, laisser aux Japonais le choix du
moment ; on dit que toutes les précautions s'imposent d'ici dix ans, jusqu'à l'ouverture de Panama.
Cette expérience doit démontrer la possibilité de transférer une flotte très importante d'un océan dans l'autre. Les bateaux rentreront ensuite dans l'Atlantique. Mais le gouvernement juge qu'il importe d'augmenter considérablement les forces navales. Que l'on mesure le chemin parcouru en dix mois ! Dans son message du 3 décembre 1906, le président Roo- sevelt disait :
Je ne demande pas que nous continuions à accroître notre marine. Je demande simplement que sa force actuelle soit maintenue. Cela ne se peut que si nous remplaçons les bateaux démodés et fatigués par de nouvelles et bonnes unités, égales aux navires en service de n'importe quelle marine étrangère.
Et voici que, parlant à Cairo (Illinois) en octobre 1907, le Président déclare que les guerres modernes ne durent pas assez longtemps, pour que les belligérants aient le temps de construire un seul cuirassé :
Donc tenons-nous prêts, ayons une forte marine et rendons évident que si nous désirons la paix, c'est que nous la considérons comme un bien, et non par faiblesse et timidité. Nous avons sur deux océans des côtes très étendues. Pour repousser toute attaque, il leur faut des fortifications. Mais le meilleur moyen de parer une attaque est de frapper soi-même. Aucun combat ne fut jamais gagné sans frapper et nous ne pouvons frapper qu'avec notre marine. C'est en temps de paix que nous devons construire une marine et entraîner les équipages. Une fois que la guerre a éclaté, il est trop tard pour rien faire.
Le 3 décembre 1907, dans son message il ajoutait :
La construction chaque année d'un cuirassé du type le plus perfectionné ne ferait que maintenir notre flotte dans sa puissance actuelle. Cela ne suffit pas. A mon avis, nous devrions, cette année, voter les crédits de quatre cuirassés d'escadres 1.
Il est donc apparu au Président que la marine américaine, maintenue à sa force présente était insuffisante ; la paix sur le Pacifique, tout comme la paix sur l'Atlantique, exige la présence d'une flotte prête à frapper. Les marins se réjouissent : deux paix, deux flottes. Puisque le gouvernement veut se faire voter de nouveaux cuirassés, le mieux, à coup sûr, ne serait-il pas après avoir envoyé les vaisseaux dans le Pacifique, de les y laisser, puis de demander au Congrès une flotte atlantique. Pourquoi la flotte reviendrait-elle au bout de quelques mois? Pendant dix années au moins, il faudra qu'elle stationne là-bas entière : la sécurité du territoire américain l'exige. D'ailleurs, que la flotte reste dans le Pacifique, ou qu'elle revienne dans l'Atlantique, peu importe, sa croisière a démontré que deux flottes sont nécessaires.
1. Le budget de 1908-1909 prévoit 180 millions d'augmentation pour la guerre et 130 millions pour la marine. Le programme de constructions neuves,présenté au Congrès américain par le secrétaire de la Marine dans son rapport annuel comporte pour la prochaine année budgétaire (1908-1909) les mises en chantier de 4 grands cuirassés, 4 éclaireurs, 10 contre-torpilleurs, 4 sous- marins, 1 navire à munitions, 1 navire atelier, 2 navires pose- torpilles, 4 charbonniers, soit 346 350000 francs de dépenses. Grâce à l'effort de 1901 et 1902, les États-Unis ont pris la deuxième place parmi les puissances navales ; le nouveau programme, s'il est voté par le Congrès, permettra aux États-Unis de garder leur rang, malgré l'accroissement projeté de la marine allemande.
Mégalomanie du président Roosevelt, calcul de politique Intérieure, ou bien réellement mesure de précaution, quelle qu'ait été la raison de ce mystérieux envoi de la flotte, le parti une fois pris, on s'y est tenu, décidé à se payer le luxe coûteux d'une belle démonstration. Mais ce départ, comment les Japonais allaient-ils le considérer? La guerre depuis un an et « demi a été évitée : pourra-t-elle être évitée dans un avenir prochain?
1
Tous les bruits de guerre n'ont été que propos sensationnels et controuvés. Il n'y eut même pas de frottement entre les deux gouvernements... Mais la question était : quels sentiments chez les deux peuples vont résulter du traitement infligé aux Japonais par les Américains? Quel va être l'effet sur ce peuple fier, sensible, grandement civilisé, de la discourtoisie, des insultes, des affirmations d'infériorité et des injures qu'on lui prodigue dans les colonnes des journaux américains et dans les réunions publiques? Quel sera l'effet sur notre peuple des réponses qu'un ressentiment naturel inspire aux Japonais?... Ce ne sont plus les ministères des Affaires étrangères, les ambassadeurs ou les ministres qui rompent ou maintiennent l'état de paix : ce sont les peuples, par leur conduite réciproque
La guerre entre le Japon et les États-Unis serait un crime contre la civilisation moderne; ce serait une folie. Ni le peuple du Japon, ni le peuple des États-Unis ne désire la guerre. Les gouvernements des deux pays feraient l'impossible pour éviter une telle catastrophe. Ni l'un ni
1. Address delivered by M. Root, secretary of State, before the first annual meeting of the American Society of International Law, held in Washington in april 1907. Publi6e par The American Journal of International Law.
l'autre n'y gagnerait. J'ai plaisir à assurer le peuple du Japon que la bonne volonté du peuple américain à son égard est toujours aussi chaleureuse et que la prétendue rupture de leurs amicales relations ne trouve aucune créance dans l'opinion publique des États-Unis
Dès le début de la crise, il fut évident que les Américains n'attaqueraient pas. Le 25 octobre 1906, le gouvernement de Washington fit savoir à Tôkyô qu'il ferait rendre entière justice aux élèves exclus. De toute son énergie coutumière, le président Roose- velt, publiquement2, donna tort aux Californiens et entonna un dithyrambe en l'honneur du peuple japonais : « L'hostilité a été limitée à quelques localités ; néanmoins le déshonneur retombe sur le peuple américain tout entier et les conséquences peuvent en être extrêmement graves ». Il rappelait la formidable expansion du Japon depuis un demi-siècle : « Rien ne lui peut être comparé; rien n'en approche dans l'histoire du monde civilisé ». Il évoquait l'antiquité de la civilisation japonaise, « plus ancienne que la civilisation des nations du Nord de l'Europe, de qui, pour la plus grande part, nous descendons »; et il Jouait cet empire « grand dans les arts de la guerre et dans les arts de la paix, grand par son développement militaire, industriel et artistique », et il en vantait les généraux, les amiraux, les soldats, les marins, le commerce, l'organisation de la Croix- Rouge pendant la guerre, et encore la courtoisie
1. Discours prononcé par M. Taft, secretary of War, au banquet qui lui fut offert le 1er octobre 1907, par la Municipalité et la Chambre de commerce de Tôkyô.
2. Message du 4 décembre 1906, et, en janvier 1907, lettre qui transmettait au Congrès le rapport du secrétaire Metcalf.
populaire. L'orgueil des Japonais fut très flatté de ces éloges et aussi du projet présidentiel de leur accorder le droit de naturalisation. Ils ne doutèrent plus qu'ils n'eussent raison contre les Californiens et ils se mirent en frais de politesse, de désintéressement, pour payer de retour ce panégyrique.
Tandis que le gouvernement de Washington ne cessait de traiter d'absurdes les bruits de guerre, l'opinion américaine passait par des soubresauts de confiance, puis d'inquiétude. L'antijaponisme violent resta localisé en Californie et en quelques points de l'Ouest; mais les gens'du Sud ne blâmaient pas les Californiens. Démocrates, ils ne pouvaient approuver le président Roosevelt et son administration républicaine. Anciens maîtres d'esclaves que hante toujours le problème nègre, ils défendaient le prestige des Blancs contre les prétentions des gens de couleur : le sénateur Tillman, ex-gouverneur de la Caroline du Sud, déclarait que « le niveau intellectuel des Japonais n'est guère plus élevé que celui des Noirs ». Fils des combattants de la guerre civile, ces Sudistes, qui, en chacun de leurs États, s'appliquent à retirer aux Nègres les droits civils et à les exclure des écoles où fréquentent les enfants blancs, approuvaient la Californie de défendre sa souveraineté contre le pouvoir fédéral et d'exclure les Jaunes de ses public-schools 1.
1. Le Board of .Education de Savannah (Géorgie) a décidé d'exclure de l'école du soir un jeune Japonais, qui avait été récemment admis. Pour éviter tout incident international, cette exclusion s'est faite sous le prétexte que l'écolier japonais était trop âgé pour suivre les cours. Les représentants au Congrès des États du Sud et de la côte du Pacifique ont lié partie et s'engagent à se soutenir dans toutes les mesures inspirées par la question de races : loi d'exclusion des Japonais, lois dirigées contre les Nègres.
A cet antijaponisme régional, l'exaltation irresponsable des journaux donna par le pays une grande diffusion : pareil excitement saisit toujours aux États- Unis la yellow press et son public, lors d'une difficulté internationale, et l'occasion était belle de flatter à la fois chauvins et prolétaires en partant en guerre contre les Jaunes. D'autant plus belle que la presse populaire du Japon donnait la réplique : assez violente dès le début, puis, un instant, matée, elle se reprit à crier en février quand la solution de l'incident scolaire traînait, en mars lorsqu'elle apprit que satisfaction était achetée au prix d'une interdiction d'émigrer aux États-Unis, en mai lors des nouvelles attaques contre les restaurants japonais de San Francisco, à la fin de juin à propos du refus de renouveler les autorisations des bureaux de placement japonais et de la nouvelle que la flotte américaine serait concentrée dans le Pacifique. Des journaux, tel que le Hochi Shimbun, décrivaient les tourments physiques et moraux que les Japonais enduraient aux États-Unis; des hommes qui naguère avaient excité l'opinion contre la Russie, le professeur Tomizu, le comte Okuma, parlèrent haut et net contre les États-Unis. On prêta au vicomte Tani, chef de l'opposition à la Chambre des pairs, la déclaration suivante : « La persécution des Japonais à San Francisco est intolérable. Si la diplomatie ne réussit pas à obtenir une solution satisfaisante, le seul recours sera un appel aux armes. Nous y sommes fermement décidés. » Et la commission exécutive du parti progressiste vota le 10 juin cette résolution :
Les actes antijaponais ne sont pas passagers. Le gouvernement de Washington doit être tenu responsable de ne
pas empêcher de pareils attentats. L'attitude du gouvernement japonais à l'égard du gouvernement américain a été jusqu'ici peu satisfaisante. Il est nécessaire de prendre des mesures pour maintenir la dignité nationale et assurer de façon permanente la sauvegarde des droits et des biens de nos nationaux en Amérique.
Le 12 juillet, The Seoul Press, feuille officieuse du marquis Ito, avertissait les Américains : « Parmi les Japonais il y a des Jingoës, qu'excite cette fâcheuse question de San Francisco. Peut-être sont-ils disposés à regarder la visite d'une escadre américaine avec la même inimitié qui accueillit, il y a dix ans, la visite de l'amiral Ting et de son escadre, avant la guerre contre la Chine. »
Mais le gouvernement du Mikado ne tarda pas à faire taire ces mécontents. Le 13 juin 1907, il enjoignait aux journaux de s'abstenir, sur cette affaire américaine, de toute publication, qui pût agiter l'opinion. Et la consigne fut encore plus stricte dès le moment où fut publié le projet d'envoyer la flotte américaine dans le Pacifique. D'ordre supérieur, en septembre, les journaux et le peuple accueillirent avec enthousiasme le secrétaire Taft, « candidat républicain aux prochaines élections présidentielles et représentant de ces Américains qui travaillent à sauvegarder les bonnes relations traditionnelles entre les États-Unis et le Japon... Si les cuirassés américains viennent au Japon, le peuple leur prodiguera les souhaits de bienvenue1 ».
Que signifie cette modération unanime? Résignation définitive ou recueillement passager? Certains
1. Asahi Shimbun, éditorial, 10 octobre 1907.
journaux américains se sont hâtés de triompher : à les entendre, la seule menace de l'envoi de la flotte aurait suffi à mettre ces Samuraïs à la raison. Conclusion un peu hâtive, pour qui connaît les Japonais, leur dissimulation souriante, la soumission de toutes les classes aux ordres du gouvernement : même s'ils croient la guerre fatale, leur souci de ne pas paraître la souhaiter est aussi vraisemblable que la résignation; dans un article du Taiyo, où il se moque de l'idée d'une guerre, le Dr. S. Nakamura n'hésite pas à prédire en terminant qu'au cas où la guerre malheureusement éclaterait, le Japon serait le vainqueur.
Cet avantage de diriger la presse et l'opinion à son gré, le gouvernement américain ne l'eut jamais. Développé peu à peu par les déclarations belliqueuses des représentants et sénateurs de Californie, par les interviews de révérends missionnaires, qui au débarqué avertissaient leurs compatriotes des préparatifs du Japon, par les fausses nouvelles, — le capitaine R. P. Hobson, le héros de Santiago de Cuba, disait avoir vu l'ultimatum du Japon, — Yexci- tement fut à son comble en juillet quand il fut certain que la flotte américaine partirait. Ce fut à qui se féliciterait de cette flotte, presque neuve, à qui parlerait de la renforcer et, comme de juste, de faire mieux en turbines et canons que les Anglais avec leur Dreadnought.
Mr. Dooley 1, le Tartarin de Chicago, s'est réveillé un beau matin. Manchettes sanglantes en tête des
1. Cf. Mr. Dooley in peace and in war. Mr. Dooley, le jingoïste hâbleur d'origine irlandaise, est un type populaire aux États-Unis depuis la guerre contre l'Espagne,
journaux : une Armada de cuirassés et son train d'escadre renouvelant autour des Amériques le raid fameux de l'Oregon et promenant les stars and stripes d'escale en escale, Trinidad, Rio-de-Janeiro, Punta Arenas, Callao, Magdalena-Bay, avant de se joindre aux 3 cuirassés, aux 12 croiseurs cuirassés, à la douzaine de contre-torpilleurs du Pacifique; les arsenaux haletant jour et nuit pour parer et gaver les monstres ; 253 000 tonnes de charbon pour les 254 000 chevaux de force; du bœuf congelé plein deux navires d'approvisionnement, des œufs séchés équivalant à 36000 douzaines, des légumes conservés représentant 270000 livres de légumes frais. Constatations moins réjouissantes : les cales sèches manquant sur le Puget Sound et, faute de charbonniers et de transports, malgré l'avantage de 50 p. 100, offert par le Président aux compagnies américaines, l'obligation pénible à l'amour-propre national de noliser des convoyeurs anglais pour ravitailler la flotte à toutes les étapes et jusque dans la baie de San Francisco; les cuirassés mal protégés au-dessus de leur ligne de flottaison, et si bas sur l'eau qu'ils ne pourraient tirer par mer forte, et marchant à toute vitesse; les tourelles communiquant avec les magasins à projectiles par des puits ouverts où rien ne retarderait l'incendie et l'explosion; les officiers de la flotte trop âgés dans les grades supérieurs et, faute d'exercices et de manœuvres, peu rompus à la stratégie1; les équi-
1. Cf. dans Mc. Clure's Magazine, janvier 1908, The needs of our Navy, par H. Reutherdahl. A la suite de cet article et d'autres attaques dirigées contre les Bureaux, l'amiral Brownson, chef de la Navigation au ministère de la Marine a donné sa démission. Une lettre du président Roosevelt le blâma d'avoir démissionné plutôt que d'obéir aux ordres de ses supérieurs.
pages que Ton est obligé de consigner, tant ils montrent de dispositions à s'esquiver; des espions japonais partout : domestiques que l'on surprend sur les cuirassés à noter le système régulateur des feux d'artillerie, envoyés secrets qui achètent les plans de mobilisation; enfin, après la fièvre et les quelques déceptions des préparatifs, l'apothéose : la baie d'aspect formidable, spectacle sans précédent dans l'histoire des États-Unis, même en temps de guerre; sous le soleil, les 16 cuirassés peints en blanc, décorés du grand pavois; le pavillon de l'amiral Evans, de fighting Bob flottant au mât du Connecticut ; les états- majors qui viennent saluer le Président, puis à toute vitesse, au son des musiques, aux tonnerres des salves alternées des batteries de terre et des navires, l'escadre, panachée de fumée, s'élançant sans souci des conséquences de sa croisière : quel sujet d'orgueil pour le cœur patriote et l'imagination alerte de Mr. Dooley 1 !
1. Malgré les espions japonais, qui, disait-on, pullulaient sur les côtes sud-américaines, malgré les mines flottantes qu'ils avaient déposées dans le détroit de Magellan et leur vaisseau-fantôme, le Kasato-Maru qu'on aurait vu patrouiller le long des côtes du Chili, l'attaque que les autorités de Washington redoutèrent de la part de la « nation qui a la réputation de frapper d'abord et de déclarer la guerre ensuite » ne se produisit pas et la flotte admirée, fêtée aux escales brésilienne, argentine, chilienne et péruvienne, poursuivit sa route sans incidents. Cette croisière a pris le caractère d'une démonstration panaméricaine. « N'avait-elle pas surtout pour but, a déclaré M. Takahira, ambassadeur du Japon à Washington, d'impressionner les républiques sud-américaines par le spectacle de la puissance maritime des États-Unis? » Et les journaux américains ont remarqué qu'elle complétait l'oeuvre du Congrès panaméricain de Rio-de-Janeiro et du voyage du secrétaire d'État Root. Des télégrammes cordiaux ont été échangés entre les présidents du Brésil et du Pérou et le président Roose-
M. Taft, le pacificateur, qui sut heureusement négocier à Rome l'achat des terres appartenant aux moines des Philippines, qui apaisa la révolution cubaine et aplanit les difficultés à Panama, M. Taft eut beau rendre visite à Tôkyô, y recevoir un bel accueil du Mikado, des ministres, du peuple, et prononcer des paroles de paix; il y eut une différence entre son voyage de juillet 1905 et ce voyage de septembre 1907. Naguère l'amitié la plus sereine : maintenant « un petit nuage qui assombrit une amitié de cinquante ans ». Et tandis qu'il affirmait que « le plus grand tremblement de terre du siècle ne pourrait ébranler cette amitié, », le président Roose- velt, en deux discours, réclamait le droit pour les États-Unis d'envoyer leur flotte en Californie. « Ministre de la Paix », « Président de la Guerre » ont dit les journaux. Malgré cette visite de M. Taft, on envoyait la flotte, c'était donc que l'accord des diplomates n'était ni proche, ni tout à fait sûr, et les immuables formules de l'optimisme officiel pouvaient signifier simplement que les deux adversaires se préoccupaient de se concilier les neutres en ne prenant pas l'attitude d'agresseur.
A la fin de décembre 1907 et en janvier 1908 une campagne de nouvelles fausses ou inexactes aux États-Unis et surtout en Europe, donna à croire à l'homme de la rue que la guerre était imminente : les cuirassés américains iraient aux Philippines ; les des-
velt et l'on a parlé dans les banquets de solidarité panaméri- caine. Peut-être, quelque jour, une escadre japonaise viendra- t-elle à son tour visiter les pays de l'Amérique du Sud où le gouvernement du Mikado pousse maintenant ses émigrants et cherche à développer son commerce.
troyers ne quitteraient plus l'escadre, par crainte d'une surprise; des canons, des torpilles, des mines sous-marines étaient transportés en hâte aux Philippines; un discours du comte Okuma menaçait la domination anglaise aux Indes; le vicomte Aoki, avant de s'embarquer pour le Japon, avait déclaré que le Japon considérerait comme une provocation une loi américaine excluant les émigrants japonais; le gouvernement de Washington adressait une « remontrance » au gouvernement de Tôkyô au sujet de l'augmentation des immigrants japonais aux États- Unis; les représentants de la Californie au Congrès insistaient sur la nécessité de voter une loi d'exclusion ; l'ambassadeur des États-Unis à Tôkyô, M. O'Brien, disait-on, avait soumis au gouvernement japonais un projet de convention aux termes duquel celui-ci prendrait l'engagement écrit de limiter l'immigration japonaise aux États-Unis à un chiffre fixé pour chaque année, mais le gouvernement japonais considérait, comme une atteinte à sa dignité, un tel engagement écrit; le Japon, à son tour, aurait demandé au gouvernement des États-Unis l'engage- ment écrit qu'il ne serait pas voté de loi d'exclusion contre les Japonais; la flotte japonaise avait été répartie de manière menaçante pour les États-Unis; des réservistes japonais étaient rappelés d'Amérique ; des espions japonais étaient arrêtés en Oregon....
Ce n'était pas que l'opinion américaine fût enthousiaste et unanime à souhaiter la guerre contre le Japon, comme il y a dix ans contre l'Espagne. Alors, avec ses cris hystériques de « War! War! », elle força la main au gouvernement. Aujourd'hui, elle
pense à une guerre que l'adversaire pourra quelque jour lui imposer, sans qu'elle en choisisse le moment; elle « s'entraîne » à ce qu'elle considère un peu comme l'inévitable.
Le plus fort calmant du chauvinisme yankee sera toujours le risque d'une défaite initiale et la grande difficulté d'une revanche. En cette guerre navale, les territoires des belligérants n'auraient pas à craindre l'invasion ; mais que deviendraient les colonies éloignées des États-Unis? A moins que la guerre n'éclate seulement après la mobilisation des flottes américaines à Cavite, les Philippines sont exposées à un coup de main : la base japonaise de Makung dans l'archipel des Pescadores n'est guère plus distante de Manille que ne l'était de Port-Arthur Sasebo, base navale des Japonais pendant la guerre contre la Russie. Les Philippines ne peuvent être défendues que par les escadres américaines : les soldats indigènes ne sont ni assez sûrs, ni assez instruits pour résister à un envahisseur bien organisé, et les quelque dix mille hommes du corps d'occupation, dispersés dans toutes les îles, ne suffiraient pas à repousser le débarquement d'un ennemi maître de la mer. Or, à supposer qu'elle y fût déjà concentrée, il serait bien difficile d'entretenir toute la flotte américaine aux Philippines : surcroît énorme de dépenses, un long séjour en ce climat tropical serait impopulaire parmi les équipages. Les îles n'ont pas de base suffisamment équipée pour une pareille armée navale. Comme troupes de terre, 4000 hommes
environ autour de Manille, où les Japonais peuvent jeter 25000 hommes! et pour augmenter cette garnison, il faudrait refondre tout le système militaire des États-Unis. Un crédit de 6 500 000 dollars a été affecté en février 1908 à la construction de défenses dans la baie de Manille ; mais, à 50 kilomètres au nord- ouest, s'ouvre la baie de Subic et, à 160 kilomètres, Ligayen, où l'ennemi pourrait débarquer et, de là, gagner la capitale sans difficulté. On a bien commencé de protéger la baie de Subie, mais « les défenses côtières d'Hawaï, des Philippines et du canal de Panama sont encore incomplètes, déclarait M. Taft, en février 1908, à l'occasion de l'anniversaire de Washington. En cas de guerre, nous payerions cher tout retard. Nous améliorons peu à peu nos moyens de défense, qui seront supérieurs à ce qu'ils ont jamais été, pourvu que nous évitions toute guerre d'ici à dix ans ».
Maitres des Philippines et de l'île de Guam, les Japonais seraient désormais inattaquables dans le Pacifique occidental. A quinze jours de mer de toute base d'opérations américaine, ayant leurs forces rassemblées et appuyées, ils demeureraient probablement sur la défensive, assurés contre tout risque de revanche : car, à supposer même que les Hawaï restassent aux États-Unis, comment une flotte américaine pourrait-elle, sans points de relâche, gagner les Philippines et risquer de s'y heurter à toute la flotte japonaise? Il lui faudrait charbonner en plein océan. Et même si les Japonais étaient alors forcés d'évacuer les Philippines, ils y détruiraient arsenaux et approvisionnements, empêchant ainsi la flotte américaine de s'y refaire.
Les Japonais s'empareraient probablement des Hawaï, avant que les renforts américains n'y parvinssent. Les îles actuellement ne sont pas sérieusement fortifiées et leur garnison est insuffisante. En 1900 déjà, on y comptait 43 753 Japonais mâles ayant plus de dix-huit ans, soit 51,39 p. 100 de la population capable de se battre : avant même l'arrivée d'une escadre japonaise, les îles seraient acquises au Japon et le Soleil levant y flotterait. Plus encore que la prise des Philippines, cette prise des Hawaï, centre du Pacifique oriental, pèserait sur la suite de la guerre : la base navale des États-Unis serait encore reportée de 2 200 milles en arrière, et, fortifiées par les Japonais, ces îles ceinturées de récifs où l'on ne peut débarquer qu'en quelques passes, seraient très difficiles à regagner.
Perdant, en cas de défaite, tous les points d'appui nécessaires à leur expansion économique et politique au travers du Pacifique, quels avantages les Américains auraient-ils à attendre d'une victoire? Les Philippines suffisent à leur vocation coloniale : ils ne souhaitent pas Formose. Ils pourraient imposer une revision du traité de 1894 et interdire aux coolies japonais l'entrée des États-Unis; mais le risque des entrées en fraude resterait aussi fort et exigerait du Bureau de l'immigration les mêmes mesures de précaution.
L'Est des États-Unis est hostile à la guerre : la Nouvelle Angleterre traite une telle éventualité d'absurde. New-York et le pays entier sont présentement absorbés par la campagne présidentielle et par les suites de la crise financière et économique : un conflit armé, dont le début au moins risquerait de
n'être pas heureux, paralyserait encore plus le crédit. Banques vidées de dépôts, circulation de billets de la Trésorérie et émission d'obligations de Panama pour obtenir du public américain et des banques étrangères le numéraire indispensable à la reprise des affaires ; ce n'est pas le moment que l'État américain choisirait de propos délibéré pour se lancer dans une guerre navale qui exigerait d'énormes disponibilités d'or et un grand crédit sur les places étrangères. Les gens de l'Ouest, eux-mêmes, éprouvent le besoin de rassurer leurs compatriotes : « Ne craignez rien, affirment-ils; montrez-vous et les Japonais ne bougeront pas. »
Le Japon est un utile fournisseur et un bon client des États-Unis. Qu'il vienne à manquer tout à coup : les soyeux de l'Est américain seront gênés; le Sud n'écoulera plus au Japon son coton et son tabac; le Middle West, son pétrole, ses fers, ses aciers et ses machines; l'Ouest, sa farine. Jusqu'ici tout progrès économique du Japon a profité directement aux exportateurs américains. En 1876 les exportations du Japon s'élevaient à 22 millions de dollars et les importations qu'il tirait des États-Unis à 1 700 000 dollars : pour chaque dollar d'exportations, il dépensait 8 cents en Amérique. En 1905 ses exportations furent de 160 millions de dollars environ, et ses importations venant des États-Unis, 38 millions de dollars : pour chaque dollar gagné, le Japon a dépensé 24 cents chez les Yankees.
Il est vrai que le gouvernement du Mikado, par législation, tarif, subsides, prêts aux banquiers, industriels et commerçants, comme par ses experts scientifiques et commerciaux, est décidé à faire du
Japon un grand pays d'industrie. Cette politique économique est inquiétante pour les Américains, exportateurs sur les marchés chinois : l'étatisme au Japon a donné sa mesure comme organisateur de victoires. Des salaires encore très bas, — malgré leur augmentation de 150 p. 100 de 1887 à 1903, — et la proximité des marchés orientaux assurent en outre au commerce japonais l'avantage dans certaines spécialités : fils de coton, cotonnades communes, porcelaines, allumettes, etc. Mais les États-Unis ne peuvent rien là contre, et leurs consuls estiment qu'il y aurait intérêt pour les industriels américains à faire fabriquer la partie la plus simple et la plus grossière de leurs produits à Tôkyô ou à Osaka : « Il y a beaucoup plus à gagner pour les États-Unis à travailler en harmonie avec le, Japon pour le commerce de l'Extrême-Orient qu'en inaugurant une politique d'opposition têtue et de concurrence aveugle... La grand'route que suit le commerce américain vers l'Orient passe par le Japon », déclarait récemment à un consul1 un grand industriel des États-Unis. Sa situation géographique, l'organisation de ses chemins de fer en Corée et dans le sud de la Mandchourie, leurs raccordements avec les lignes de la Chine du Nord, sa navigation côtière et fluviale en Chine, l'habileté de ses commis, leur connaissance des langues et des usages assurent-au Japonais le rôle de courtier et de roulier en Extrême-Orient. Les États-Unis, plus forts par leurs capitaux, leurs matières premières et l'équipement de leur industrie
1. H. B. Miller, consul général des États-Unis à Yokohama.
que par l'organisation de leur commerce d'exportation, ont intérêt à ne pas se mettre mal avec ce placier. Une guerre entre les deux pays arrêterait les échanges de l'Amérique avec la Chine : les escadres japonaises garderaient aisément tous les détroits par où les bateaux américains pourraient gagner le continent asiatique.
II
La guerre ou la paix dépend du Japon : la guerre ne peut éclater que si le Japon attaque. Or, pour les Japonais, blessés dans leur orgueil de peuple victorieux, l'occasion était belle, ces mois derniers, de surprendre et de battre leur ennemi dans le Pacifique nord.
En novembre 1905, deux mois après le traité de Portsmouth, on disait dans l'entourage du Mikado que la prochaine guerre serait avec les États-Unis. A Portsmouth, tandis que les plénipotentiaires russes étaient soutenus par la sympathie yankee, les Japonais sentirent que les États-Unis ne les approuvaient pas et durent rabattre de leurs prétentions. La Russie éliminée, rien ne dissimula plus le face à face dans le Pacifique nord. Des journalistes japonais — le professeur Tomizu en particulier — assimilèrent la construction du canal de Panama à la construction du Transsibérien : c'était le même effort des Blancs, qu'ils vinssent de l'Est ou de l'Ouest, pour se rapprocher des marchés et des capitales de l'Asie orientale que le Japon entend dominer. Ne fallait-il pas
profiter de l'élan de victoire pour éliminer le dernier grand rival? L'idée d'une lutte nécessaire à entamer quelque jour contre les États-Unis était déjà dans l'imagination japonaise plus d'un an avant que naquît l'incident des écoles. Comment dès lors la guerre a-t-elle été évitée au cours de cette année de crise?
Ce n'est pas faute que de vieux griefs n'aient été amèrement évoqués. Les Japonais ont rappelé la fin de non-recevoir énergique qui fut opposée à leurs protestations, lors de l'annexion des Hawaï, — si énergique qu'elle leur ôta l'envie de protester aussi fort contre l'occupation des Philippines :
Les Américains appliquent la doctrine de Monroe, lorsque les besoins de leur pays l'exigent. L'impérialisme américain ne diffère pas de l'impérialisme allemand 1... Aux États-Unis, c'est la république; en Russie c'est l'absolutisme; toutefois le caractère des deux peuples paraît identique : le centre du monde c'est eux; y a-t-il quelque bénéfice à récolter? Ils veulent l'accaparer. Une fois leurs desseins arrêtés, ces deux peuples vont droit devant eux, sans se gêner le moins du monde, écrasant au hasard les résistances. Les Américains nous semblent même en cela surpasser les Russes 2.
Parce que les Américains ont volé les Philippines, ils peuvent croire que nous aussi nous voulons confisquer la Mandchourie. Les États-Unis disent que le tarif douanier du Japon a été inspiré par des sentiments xénophobes, c'est pourquoi il est si dur. Notre conduite ne diffère pas de la conduite des États-Unis qui frappent les produits japonais de taxes exorbitantes 3...
1. Yorodzu Chôho, 27 septembre. L'Esprit de conquête des Américains.
2. Toyo Keizai ShimpQ, nO 389.
3. Tôkyô Keizai Zasshi, 3 novembre. Les États-Unis, hier bons, aujourd'hui mauvais.
Le gouvernement des États-Unis ne fait rien pour prévenir les violences contre les Japonais. Les actes récents des Américains contredisent leurs principes de liberté et d'égalité. Selon les Américains, leur liberté et leurs droits limitent la liberté et les droits des autres, mais la réciproque n'est pas vraie. Nous voudrions que dans les nouveaux dictionnaires américains on ajoutât aux mots de liberté et de droit la phrase suivante : It means one side. Nous croyons que les actes récents des Américains ont pour causes la jalousie et la peur sans raison... Si les Américains craignent la concurrence, pourquoi n'ont-ils pas, dès le début, fermé les portes de leur pays ? Admettre les Japonais, puis les molester et vouloir les chasser, tout en proclamant les principes de liberté, d'égalité, de fraternité, n'est-ce pas se conduire en fous 1.
Et les journaux japonais de remarquer que, pour le gouvernement du président Roosevelt, l'impérialisme est un moyen de détourner l'attention publique de son absolutisme à l'intérieur :
Dès maintenant, il est plus que probable que la république américaine, suivant les déplorables règles de la vie privée des Américains, commettra des actes d'agression analogues à ceux dont ses citoyens se rendent journellement coupables. Pour la paix de l'Extrême-Orient cette politique des États-Unis est très inquiétante. Nous devons ouvrir les yeux et surveiller avec soin les événements sur les côtes orientales du Pacifique 2.
Jusqu'en février 1907 et tant qu'il ne s'agit que de régler l'affaire des écoles, le gouvernement japonais
1. Toyo Keizai Shimpo, 3 novembre.
2. Id., Ibid.
sut profiter de ce qu'il avait le beau rôle pour se montrer très modéré. Comme naguère lorsqu'il préparait la guerre contre la Russie, il prit à témoin le monde civilisé que toutes les bonnes raisons étaient de son côté. Les genro et l'Empereur, dont ils ne sont que les -agents, montrèrent une fois de plus qu'ils étaient capables de gouverner sans l'opinion publique, — cette opinion qui, mobilisée comme la force militaire, reste toujours dans la main du gouvernement et qu'il peut déchaîner si la discussion diplomatique l'exige.
Sans pitié ni relâche, on mit le doigt sur le point faible de la Constitution américaine : « Le conflit n'est pas entre le Japon et les États-Unis, répétait-on, non pas même entre le gouvernement de Washington et l'État de Californie, mais simplement entre le pouvoir fédéral et le Board of Education de San Francisco. » C'était transformer le conflit international en un simple conflit entre Américains, rejeter sur Washington tout le poids de la question et, témoin impartial mais exigeant, presser la solution. Dès le début de l'incident, le gouvernement de Washington fut contraint d'avouer que, responsable envers le Japon, il était sans l'autorité nécessaire pour forcer le Board of Education coupable. Le président Roosevelt publia sa détresse :
Une des grandes difficultés'que nous trouvons à remplir nos obligations internationales tient à ce que les statuts des États-Unis sont tout à fait inadéquats. On a négligé de donner au gouvernement national un pouvoir assez ample par le moyen des tribunaux et par l'emploi de l'Armée et de la Marine pour protéger les étrangers dans les droits qui leur sont reconnus par des traités solennels.
La question ainsi posée à leur avantage et satisfaction leur étant presque assurée, les Japonais se mirent en frais de pitié : « Il faut plaindre l'impuissance de cette nation à arranger le différend. Si réellement elle ne le pouvait, nous serions contraints de protéger les droits de nos nationaux par la force armée 1. » A leur tour, ils déplorèrent l'anachronisme de la Constitution américaine :
Les différents États possèdentde si nombreux droits que, lorsque se produit un mouvement anti étranger, le gou vernement fédéral, quoique le jugeant mauvais, ne peut le conjurer. Évidemment le président Roosevelt a beaucoup de sympathie pour le Japon. Il fait tous ses efforts pour aplanir les difficultés, mais on dirait qu'il est incapable d'y remédier. Le gouvernement japonais, eu égard à cette sympathie et à ces efforts, n'a qu'à attendre 2... Comme les États-Unis et le Japon entretiennent des rapports spéciaux, nous avons négligé ce qui était notre intérêt; nous n'avons pas dit les paroles que nous aurions pu dire...; au reste, diplomatiquement, cette conduite n'est pas maladroite 8.
Et l'on combla d'éloges le Président : « Quoiqu'il n'ait pas atteint cinquante-deux ans, ses actions suffisent à emplir une ou deux pages de l'histoire universelle. Son esprit est clair, magnifique et juste comme l'éclat de la lune dans le ciel. Cette clarté, les nations la voient avec joie. L'habileté de son bras est pareil au sabre japonais que l'on vient d'aiguiser. Tous les diables, en l'entendant parler, cherchent à
1. Manchyo. 28 septembre.
2. Taiyo, janvier 1907. La Question de l'Antijaponiàme. Opinion de M. le baron Kato Hiroyuki.
3. Taiyo, février 1907. L'État actuel de l'Antijaponisme.
s'enfuir 1. » Chaque fois qu'il prenait vigoureusement le parti des Japonais, on l'encourageait; on soulignait « la différence entre l'attitude si énergique du Président et celle de son peuple ». Suprême compliment : « C'est à croire que M. Roosevelt est un diplomate japonais 2. »
Pour ne pas donner au monde le spectacle de son impuissance, le gouvernement de Washington était tenu d'obtenir justice de la Californie. Le Japon n'avait qu'à patienter : « Le gouvernement américain a les mêmes idées que nous. Nous n'avons qu'à observer sa conduite et attendre les résultats de son action... Je ne veux pas dire que nous les attendions indéfiniment... Si la solution était défavorable, l'incident tournerait en un conflit; c'est l'antijaponismc qui en deviendrait alors le sujet et, à dater de ce moment, une intervention diplomatique pourrait s'exercer 3. »
On vit alors le successeur du président Mac Kinley qui, dix années auparavant, pour menacer l'Espagne avec plus d'autorité, avait insisté sur le caractère national du pouvoir fédéral, être obligé cette fois d'insister sur le caractère fédéral du gouvernement national pour s'excuser de ne pouvoir faire observer un traité que la constitution des États-Unis reconnaît pourtant comme la loi suprême du pays. Il fut obligé de négocier, de puissance à puissance, avec le Board of Education de San Francisco dont il ne
1. Tôkyô Keizai Zasshi, 10 novembre. Les Garanties d'une Paix japono-américaine, par M. Kitazaki.
2. Taiyo, février 1907.
3. Déclarations du comte Hayashi, ministre des Affaires étrangères, à la Chambre des représentants, le 29 janvier 1907. Citées in extenso par l'Asahi Shimbun du 1er février.
pouvait casser la décision. A cette commission municipale, il dépêcha un ambassadeur extraordinaire, le secrélaire Metcalf, chargé de lui faire observer que son attitude « compromettait les intérêts commerciaux des États-Unis, non seulement au Japon, mais en Chine et en Extrême-Orient », chargé aussi de l'émouvoir en rappelant que « le Japon, par l'intermédiaire de la Croix-Rouge, avait envoyé plus de 100 000 dollars pour venir en aide aux gens de San Francisco après le tremblement de terre et le feu ». Au lieu d'exiger de ses citoyens l'obéissance à la loi, le gouvernement les priait de bien vouloir la respecter, et il prêtait ses conseils à des étrangers pour réclamer des tribunaux américains qu'ils assurassent le respect de cette loi. Étrange world-power qui a « the ships, the men and the money too » et qui, cinq mois durant, négocie avec une de ses villes parce qu'elle met un pays de 80 millions d'habitants en danger de guerre ! étrange pouvoir mondial qui n'est pas maître chez soi ! quel crédit peuvent inspirer ses traités et ses alliances dont les stipulations sont à la merci des décisions ou des gestes d'un comité ou d'une foule irresponsables?
Un Japonais, dans une lettre adressée au Sun, le 31 octobre 1906, rappelait ironiquement deux cas où, avant la révolution du Meiji, le gouvernement central du Japon fut incapable d'obliger une province à satisfaire un étranger contre une violation de traité. Dans le premier cas (meurtre d'un Anglais qui avait coupé le cortège d'un daïmyo de Satsuma), le Shôgun avait répondu aux observations de Londres qu'il était sans autorité pour exiger satisfaction : un vaisseau de guerre anglais força le daïmyo à payer une indem-
nité. Même sanction, après qu'un navire de guerre américain eût été bombardé en passant le détroit de Simonoseki. Pareillement les Japonais surent obtenir des excuses du gouvernement chinois qui avait décliné toute responsabilité pour les outrages et les meurtres commis par quelques Chinois de Formose. Conclusion :
Ces trois incidents prouvent combien il est désastreux pour le gouvernement central d'un pays d'être incapable de contrôler un pouvoir local. Le gouvernement du Shôgun fut renversé peu d'années après qu'il eut prouvé son impuissance à l'égard des gouvernements locaux des daï- myos; la Chine eut à payer une indemnité et à faire des concessions humiliantes *.
Le Japon était donc certain que sur la question des écoles il aurait gain de cause, sans qu'il fût besoin d'un appel aux soldats. D'ailleurs, l'opposition signalée si souvent par les Japonais entre les sentiments corrects ou sympathiques des autres régions des États-Unis aurait gêné les Japonais s'ils avaient voulu la guerre : en bonne logique ils auraient dû la déclarer au seul peuple de Californie, et même aux seuls habitants de San Francisco.
Le 13 mars 1907, le Board of Education de San Francisco annulait l'ordre de séparer les enfants japonais des enfants blancs. Le 15, les enfants japonais réintégrèrent leurs public-schools respectives. Les plaintes en justice furent retirées et certains articles du règlement de l'instruction publique réformés : les enfants âgés de plus de neuf ans ne pourront pas
1. Cité par Tgnotus dans un article de The North American Review (décembre 1906) intitulé : Is the United States a world power?
entrer dans la classe élémentaire; les enfants âgés de plus de seize ans ne seront admis dans aucune classe de n'importe quelle école primaire ; les enfants qui veulent suivre un cours, quel qu'il soit, seront tenus de prouver par examen qu'ils connaissent suffisamment l'anglais. Des écoles spéciales seront créées pour les enfants d'origine étrangère qui n auront pas cette connaissance.
Ce règlement n'a satisfait personne ni les Californiens, ni le gouvernement fédéral des États-Unis ni les Japonais. Les Californiens parurent l emporter : ils cédèrent sur la question des écoles, mais volontai' rement, sans que la loi ou la force les ait contraints de reconnaître officiellement que les droits accordés par un traité international à un étranger doivent avoir le pas sur les libertés qui lui sont accordées ou les défenses qui lui sont faites par un État. D 'ailleurs cette question des écoles ne fut jamais qu 'un prétexte pour forcer le reste des États-Unis à s'occuper du péril japonais, et le président Roose- velt paya les concessions scolaires des Californiens de l'assurance que l'immigration japonaise serait arrêtée. Mais en 1906-1907, et dans les mois qui ont suivi l'arrangement de février 1907 le nombre des immigrants japonais aux États-Unis a plus que doublé sur 1905-1906. Et les Californiens de prétendre qu'ils ont consenti un marché de dupes : dépuis le départ de la flotte pour le Pacifique, ils pressent leurs représentants au Congrès de présenter de nouveau un bill d'exclusion 1.
1. A une réunion de la Japanese and Korean Exclusion League, Cf. Minutes (mars 1907), le président de la ligue M. 0. A. Tveitmoe parla ainsi de l'Immigration bill du 20 février : « Il est peu satis-
De l'arrangement des écoles, le gouvernement fédéral des États-Unis n'a guère lieu non plus d'être satisfait : c'est par négociations qu'il a obtenu des Californiens qu'ils retirassent leur mesure antijaponaise ; il n'a pas imposé son droit absolu à être obéi quand il exige qu'un traité international ne soit pas violé par une loi d'un État. « Il sera dangereux dorénavant de traiter svec le gouvernement fédéral et sa réputation baissera par le monde 1. » Au surplus la mesure qui devait suffire à entraver l'immigration japonaise a été impuissante, et le gouvernement fédéral en est réduit à rèmettre au Japon le soin d'arrêter cette immigration.
Enfin le gouvernement japonais obtient satisfaction
faisant et il est inefficace, mais j'ai été informé que c'est une mesure provisoire pour remédier à une situation critique, et qu'il doit être suivi d'un acte d'exclusion réelle et complète des Japonais : le président Roosevelt s'est engagé à soutenir une telle mesure. » Dès 1906, deux bills avaient été déposés à la Chambre des représentants par MM. Me Kinlay et Hayes, représentants de la Californie, réclamant l'extension aux Japonais et aux Coréens du Chinese ëxclusion act. En février 1907, on demanda aux antijaponais de suspendre leur campagne en faveur de l'exclusion sous prétexte « que des négociations étaient en train pour un nouveau traité entre les États-Unis et le Japon; qu'un effort était fait pour que le Japon consentit à une clause dudit traité d'après laquelle il s'engagerait à empêcher ses sujets de la classe ouvrière d'émi- grer aux États-Unis. La suspension de toute démarche des Californiens était essentielle pour le succès de ces négociations ".
Depuis un an qu'elles durent elles n'ont pas encore abouti. De nouveau, on en parle : « D'après les informations données par l'ambassadeur des États-Unis, M. O'Brien au State department, le gouvernement japonais penserait à un traité d'entente avec les Etats-Unis : il restreindrait lui-même l'émigration, car il ne désire pas qu'un débat survienne au Parlement américain sur l'exclusion des Japonais... » Asahi Shimbun 9 décembre 1906. Le président Roosevelt a fait savoir qu'il mettrait son veto à toute loi d'exclusion votée par le Congrès.
1. Osaka Asahi, 19 mars 1907.
sur la blessante question des écoles et sur l'interprétation de la clause de la nation la plus favorisée ; l'anti- japonisme des Californiens a été renié par les autorités fédérales; la dignité du Japon sur ce point est sauve. Mais l'affaire des écoles arrangée, restait à régler le problème beaucoup plus important de l'émigration.
En vertu de l'article 2 du traité conclu avec le Japon en 1894, les États-Unis ont pu prendre l'initiative de limiter l'immigration japonaise : « Les stipulations de cet article et du précédent ne modifient en rien les lois, ordonnances et règlements qui concèrnent le commerce, l'immigration des travailleurs, la police, la sécurité publique, aussi bien ceux qui sont présentement en vigueur que ceux qui pourront être institués dans l'un ou l'autre pays. » En droit international, une nation est libre d'exclure de chez elle des émigrants étrangers ou d'en restreindre la venue.
Il était impossible d'étendre aux Japonais l'acte d'exclusion des Chinois, et pourtant il fallait empêcher les coolies japonais de passer des Hawaï en Californie.. Or, en janvier-février 1907, le Sénat et la Chambre des représentants à Washington élaboraient une loi générale sur l'immigration destinée à protéger la côte de l'Atlantique contre l'afflux des Européens de qualité médiocre, Slaves, Arméniens, Juifs, etc. : le Sénat avait voté l'exclusion des illettrés, mesure trop radicale que la Chambre refusait d'accepter 1.
1. Cf. The North American Review, 7 décembre 1906. Pending Immigration bills, by R. De C. Ward.
On pensa que, par une simple modification du bill, l'exclusion des Japonais pourrait être assurée.
Pour que la solution fût prompte, le sénateur Lodge et ses partisans cédèrent sur l'exclusion des illettrés. On se félicita que trois importantes questions eussent été résolues d'un seul coup : la question des écoles en Californie, la question de la main-d'œuvre japonaise, le différend qui empêchait l' Immigration bill de devenir une loi. Discuté par les démocrates du Sénat, sous prétexte qu'il accordait une trop grande autorité au président Roosevelt, le projet fut tout de même accepté au Sénat le 16 février et à la Chambre le 18, à une très forte majorité. Le Président, le 14 mars 1907, décréta qu'il serait appliqué :
Les personnes ayant un passeport délivré par leur gouvernement pour aller dans les îles soumises aux États- Unis (Hawaï et Philippines), la zone du canal de Panama ou dans d'autres pays tels que le Mexique, si elles désirent venir aux États-Unis pourront s'en voir refuser l'entrée quand leur venue sera jugée nuisible aux travailleurs blancs par le président des États-Unis... Les Japonais ne sont pas spécialement désignés par ce texte, mais comme le projet est déposé pour régler la question des écoles, il est clair que les Japonais sont visés, et aussi parce que dans les passeports que les pays étrangers accordent à leurs émigrants, il n'est pas stipulé que ces émigrants vont s'établir en un lieu désigné, tandis que les passeports japonais désignent expressément que les émigrants japonais se rendent aux Hawaï, colonie américaine !... Les
1. Osaka Asahi, 18 mars 1907. Un Arrangement malheureux. Cf. les remarques du sénateur Culberson au Sénat, 16 février 1907 : « Le sénateur du Massachussetts (Mr. Lodge) a suggéré que la législation proposée sur les passeports ne mentionnât pas les Japonais ; mais le sénateur ne niera pas qu'elle est dirigée contre les Japonais. » • ...1
Japonais qui atterriront aux États-Unis sans passeports spéciaux pour les États-Unis seront traités de même manière que ceux que leur passeport désigne comme se rendant aux Hawaï, au Canada, au Mexique. Les Japonais, ayant des passeports réguliers pour les États-Unis, pourront y pénétrer à condition qu'ils n'appartiennent pas à la classe des travailleurs. Les Japonais qui demeurent aux États-Unis devront, à partir du 1er juillet 1907, au reçu d'un ordre américain, produire leurs preuves qu'ils ont le droit de demeurer aux États-Unis 1.
Les Japonais, ne pouvaient protester contre la forme de cette mesure 2, toutefois, dans le Taiyo3, le Dr S. Nakamura, professeur de loi internationale au Gakusiu-in, école des pairs, demanda qu'en cas de revision du traité américain-japonais fût supprimé la clause de l'article 2 qui l'avait rendue possible. Quant au fonds, les Japonais, depuis un an que durent les négociations, ne l'ont pas encore accepté. La mesure ne désigne pas les Japonais, mais, au su de tous,
1. Yomiuri Shimbun, 30 mars 1907. Les Lois d'exclusion des Japonais.
2. Le droit de régler chez soi l'immigration étrangère, les Japonais eux-mêmes l'appliquent, aux dépens d'Asiatiques, leurs frères. Un arrêté impérial de 1899 interdit à tout étranger, qu'il soit Européen, Américain ou Chinois, de travailler au Japon comme ouvrier dans l'agriculture, les pêcheries, les mines, les usines ou dans d'autres industries, en dehors des étroites concessions établies par les traités antérieurs, sauf en vertu d'une autorisation spéciale des autorités sur les lieux. Or cette autorisation n'est jamais accordée. L'article 5 de l'arrêté porte que tout Chinois ayant travaillé sans autorisation est passible d'expulsion. Ces temps derniers, certains entrepreneurs japonais ont pris à leur service un nombre considérable d'ouvriers chinois qu'ils employaient dans des mines ou sur les chemins de fer de l'Etat japonais. Ces entrepreneurs, ayant omis de se munir de l'autorisation nécessaire, les ouvriers chinois ont été expulsés et obligés de rentrer chez eux.
3. Cit6 par American Review of Reviews, octobre 1907.
elle est dirigée contre eux : elle fut votée pour obtenir des Californiens le retrait de la mesure des écoles. Or le gouvernement et l'opinion publique au Japon ne veulent pas une convention qui restreint les mouvements des travailleurs japonais parce que Japonais; les règlements américains de l'immigration doivent n'établir aucune mesure, qui ne soit pas appliquée aux immigrants d'Europe, comme elle l'est aux Japonais.
Quelles sont au juste les idées, les ambitions du' Japon touchant l'émigration de son peuple?
Il ne peut pas ne pas reconnaître le bien fondé des réclamations américaines contre la concurrence du cheap Jap; il a intérêt à détourner de l'Amérique ceux de ses nationaux qu'il est préférable de ne pas y voir. Être représenté à l'étranger par des miséreux ou des mauvais sujets est contraire au bon renom du Japon, or beaucoup de ceux qui viennent en Amérique ne sont pas les meilleurs représentants de leur race. Le mouvement d'émigration est trop récent pour que les premiers partis n'aient pas été les plus pauvres ou les moins recommandables. La plupart des travailleurs sont des manœuvres venus des villes de la mer intérieure, Okayama et Osaka. Avant d'arriver en Californie, ils ont goûté aux Hawaï d'un régime de mi-esclavage, qui ne les a pas améliorés; en Californie ils s'encanaillent davantage. Les journaux japonais le reconnaissent, mais naturellement en rejettent la responsabilité sur le milieu américain :
Pour la vie matérielle, habitation, alimentation, habil-
lement, la Californie l'emporte sur les pays d'Europe ; pour sa civilisation intellectuelle, cet État est en retard sur le Japon. La Californie ressemble à l'Hokkaïdo : c'est une terre neuve, encore inexploitée. Les capitalistes californiens sont non pas des gentlemen, mais des spéculateurs ; les ouvriers californiens sont des vagabonds, venus on ne sait comment d'Irlande, d'Italie, d'Allemagne. Les Californiens sont grossiers; leur caractère est vil; ils n'ont devant les yeux que le veau d'or. Des Japonais entrent-ils à leur service? A leur tour, ils deviennent des gens sans aveu. Loin de se civiliser, ils se perdent aux États-Unis1.
Les Japonais qui ont encouragé l'émigration aux États- • Unis sont des criminels. Chaque mois, en faisant valoir les avantages de l'Amérique, ils trompent des jeunes gens, qui, au Japon, auraient réussi. Pour avoir écouté ces conseilleurs, en Amérique, ils deviennent esclaves de caractère; leur cœur devient léger, ils pensent aux femmes, à l'alcool, au jeu; enfin ils deviennent des vagabonds... Sans autre idée que d'acquérir de l'or, ils sont gardiens d'enfants, cuisiniers, chez des Américains. Pour 50 ou 60 dollars, ils se font appeler John, Mary, sont traités en esclaves et jusque dans leur parler deviennent esclaves... Ils vont en une semaine dépenser dans la ville chinoise l'argent amassé trois mois durant. Aux États-Unis, il n'y a pas de règle pour les Japonais. Si des hommes de trente à quarante ans qui portent moustache se conduisent mal parce qu'ils trouvent un endroit où tout est permis, à plus forte raison les jeunes. Ces jeunes gens, qui, malgré père, mère, frères, voisins et amis, ont peine à se bien conduire au Japon, sitôt qu'ils arrivent aux États-Unis où aucune règle n'existe, où ils n'ont plus ni père, ni mère, ni maîtres, ni voisins, mais seulement des amis vagabonds, on comprend qu'ils ne réussissent pas... Pour le développement des sciences, de l'instruction, des universités, la Californie est inférieure au Japon... Lorsque les étudiants japonais ont
1. Shinkoron, n° 9. La ^Civilisation en Californie est moins avancée qu'au Japon.
achevé leurs études dans les universités californiennes et qu'ils rentrent au Japon, à peine peuvent-ils prétendre à la place d'interprète dans un hôtel pour étrangers 1... Sur la terre du Nouveau Japon, il n'y a pas de gens plus gênants que les demi-étudiants. La plupart sont venus aux États- Unis par caprice. S'ils veulent faire leurs études, ils n'ont pas assez d'argent. S'ils désirent travailler, leur corps se refuse aux besognes pénibles. Ils n'ont ni l'endurance ni l'énergie nécessaires pour entreprendre des travaux difficiles; ils tombent dans un désespoir sans issue; les jeunes gens d'avenir deviennent d'incorrigibles joueurs. La réputation des Japonais est ainsi avilie par des gens ayant de l'instruction 2.
Les semi-étudiants, même au Japon, forment la partie la moins intéressante de la population. A peine adolescents, les voilà orgueilleux, turbulents, infaillibles, qui tranchent sur tout. Ouvertement ils méprisent les Européens et la civilisation occidentale, qu'ils travaillent pourtant à acquérir; ils se mettent en grève et se révoltent contre leurs maitres, posent des conditions aux officiels qui les dirigent, sont difficiles à manier et à contenir. Comment au loin, livrés à eux-mêmes, pourraient-ils faire grand honneur au Japon?
Plus généralement, c'est un fait, depuis longtemps constaté, que le Japonais du commun ne s'améliore pas quand il vit hors de son pays. Sitôt qu 'à l étranger il est affranchi de la stricte discipline de la famille et de l'État japonais, sitôt qu'il ne vit plus dans ses îles et que les paysages évocateurs de tout le passé de sa race ne lui parlent plus, ne l'encadrent plus, il s'éman-
1. N'allez pas en Amérique, par Inouye Keijiro.
2. Shinkoron. Réponse a des jeunes gens qui désirent aller eu Amérique.
cipe et s'abandonne aux instincts les moins relevés. Dans tous les ports de l'Extrême-Orient, il a une réputation de brutalité et de mauvaise vie. Il l'avait déjà, lors de son premier mouvement d'expansion au début du xviie siècle : on refusait alors aux Japonais la permission de débarquer avec des armes dans aucun port de l'Inde tant « leur fureur et leur audace les font craindre, partout où ils viennent1 m.
Les Japonais, loin de leur milieu social et de leurs paysages moralisateurs, c'est comme un peloton de recrues qui, hors de la caserne, pendant une pause ou en bordée, crient fort, bousculent le civil et s'amusent à tout casser jusqu'à ce que le coup de sifflet des sous-officiers ramène ces émancipés sous la discipline du rang.
En Corée, en Mandchourie, les émigrants japonais ne sont pas non plus les meilleurs sujets du Mikado : c'est leur brutalité, leur orgueil, leur âpreté, leur cruauté qui excitent les révoltes des Coréens et les protestations des Chinois. Mais, d'être ainsi représenté, le prestige du Japon a moins à souffrir en Asie, devant des Jaunes, qu'en Amérique, devant des Blancs.
La situation économique du Japon n'exige-t-elle pas une restriction de l'émigration? Il a besoin de travailleurs : le Nord est de population clairsemée ; la région du riz n'est cultivée qu'avec des méthodes surannées et grossières.
En Europe, on dit que la population du Japon déborde, qu'il nous faut de l'expansion, toujours de l'expansion.
1. Murdoch et Yamagata. A history of Japan during the century of early foreign intercourse (1542-1651), Kob6, 1903, p. 580.
C'est tout à fait inexact : on oublie qu'au Japon 40 p. 100 des terres arables sont seulement cultivées, qu'il y a chez nous énormément de place pour tous les nôtres. Dernièrement encore, les émigrants japonais, partis pour la Corée, sont revenus au Japon, convaincus que la terre japonaise est meilleure que la terre coréenne 1.
Au Japon, les transports occupent encore plus d'un million de coolies ; et les salaires s'élevant rapidement, les capitalistes ont intérêt à garder à leur disposition le plus possible de travailleurs :
Jusqu'ici l'expansion industrielle avait été sérieusement retardée faute de capital et d'argent bon marché. Or voici que ce pays, qui sort d'une grande guerre avec une dette énorme et de lourdes taxes, est en train d'accroître merveilleusement son crédit commercial et industriel. De tous les quartiers du monde, le capital semble pressé d'entrer au Japon; la nation et le peuple en profitent pour emprunter largement à des taux plus bas qu'ils n'ont jamais été : il s'ensuit la plus grande activité commerciale que le pays ait jamais connue 2... Le nombre des nouvelles banques et compagnies dûment enregistrées depuis 1905 s'élève à 1873. Leur capital monte à 139 457 000 dollars, dont47904500 dollars déjà payés... Les nouvelles banques et compagnies qui ont été organisées ou projetées depuis juillet 19053 sont au nombre de 260 et représentent un capital de 248 796 500 dollars. Il s'agit surtout de chemins de fer, de traction électrique, d'entreprises hydro-électriques, de tissages, de raffineries de sucre, de fabriques d'allumettes, de ciment et de briques.
Si émigration il y a, en dépit de cette exigence de
1. Déclarations de M. Tsudzuki, premier délégué du Japon à la Conférence de la Haye, 14 octobre 1907.
2. Monthly consular and trade reports, december 1906, n" 315, p. 44.
3. Id., april 1907, n° 319, p. 77.
travail domestique, il est de l'intérêt du gouvernement de la diriger sur la Corée et sur la Mandchourie du sud, car protectorat et influence du Japon n'y deviendront réels que si une nombreuse population de ses nationaux s'y fixe. Après la terrible saignée faite par la guerre, ce n'est pas le moment d'éparpiller cette force d'émigration. Tel était, dès 1905, le sens des déclarations de M. Durham White Stevens, choisi par le Japon pour être le conseiller de l'empereur de Corée 1 :
Le Japon désire entreprendre le développement de la Corée et de la Mandchourie pour en tirer les matières premières à demi manufacturées ou y déverser le surplus de sa population, et acquérir en cette partie du monde une influence dominante. Aussi poussera-t-on les Japonais à émigrer en ces pays, au lieu d'aller aux États-Unis. Mr. Stevens déclare que le Japon accepterait des États-Unis toute mesure décourageant l'immigration japonaise, pourvu que cela fût fait de manière qui n'offensât pas le Japon et ne touchât pas à sa dignité.
Les départs pour la Corée et la Mandchourie sont populaires2 : le voyage est trop aisé et trop peu coûteux pour que l'on s'en aille sans esprit de retour. Chaqùe soir, depuis deux ans, par centaines, les Japonais se sont embarqués à Simonoseki ; d'après les statistiques des compagnies de navigation, il faudrait évaluer à 300 000 les émigrants partis pour la Corée en une année et demie, mais ce chiffre est exagéré : en
1. Monthly consular and trade reports, September 1905, n° 300, p. 121.
2. L'émigration vers l'Hokkaïdo, qui jadis échoua malgré les encouragements officiels, a repris depuis que le sud de Sakkhaline est japonais : les pêcheurs japonais se hâtent de profiter de leurs nouveaux droits de pêche sur les côtes sibériennes.
janvier 1907 un recensement annonçait 100000 Japonais en Corée sans compter les troupes ni les fonctionnaires. En Mandchourie, où ils pénètrent par Niou- tchouang, Dalny, le Yalou, ils s'installent à Liaoyang, Hsimintoun, Thieling et Moukden : en 1906 on estimait leur nombre à 35 000.
De Simonoseki à Fusan, les émigrants passent au large de Tsoushima; de Fusan à Séoul et au Yalou, ils suivent, en chemin de fer, les étapes parcourues au xvie siècle par les soldats de Hideyoshi, refaites en 1894 par les armées japonaises lors de la guerre contre le Chinois, et de nouveau en 1904-1905, quand elles marchaient contre le Russe. Le Yalou franchi, ils gagnent Liaoyang, le Chaho, Moukden... Au long de cette voie triomphale du Japon moderne qui prolonge le Tôkaidô, route glorieuse du Vieux Japon, quel attrait pour ces émigrants en quête de flâneries, de curiosités, d'aventures, que ce pèlerinage où s'exalte leur orgueil national! Chemin faisant, sur des cartes piquées de petits drapeaux, ces excursionnistes patriotes repèrent les victoires de leurs armées, puis, entre eux, les commentent et les miment. Dans les villes et aux stations du chemin de fer, où leurs colonies s'établissent, ils retrouvent des maisons japonaises qui enserrent et étouffent les villages coréens, et encore des drapeaux japonais, des fêtes japonaises.
Loin de la férule métropolitaine, ces Japonais du peuple, si brutaux dès qu'ils échappent à l'emprise civilisatrice de leurs paysages et de leur police, trouvent en Corée une race à traiter en esclave et, pour le dernier des coolies, c'est une détente de pouvoir impunément bousculer, rosser ou insulter notables et officiels coréens. Au surplus, de bonnes rizières à prendre
pour le campagnard; des clients résignés, à qui écouler sa camelote pour le petit marchand; du charbon, du fer, du coton, des peaux, de la laine à exploiter pour le capitaliste, et derrière toutes les initiatives privées, les aguichant, les soutenant, le gouvernement japonais qui enquête, fonde des banques, des caisses rurales, avance des fonds, et toujours justifie ou protège les pilleries et les injustices commises par ses nationaux
Car c'est une mission nationale que ces bataillons d'émigrants vont remplir : l'imagination excitée par les enseignements des écoles, des journaux, des politiciens, ils partent reconstituer la grande Corée d'autrefois, la Corée d'au delà des rives du Liao-ho et du Soungari, protéger la Mandchourie contre une nouvelle descente des Russes, s'y installer si bien qu'il ne soit plus question de l'évacuer, surveiller Pékin et la Chine du nord ; ils sont portés par l'élan de l'opinion populaire qui, pendant la guerre russo-japonaise, voyait déjà les armées du Mikado atteindre le Soungari et pousser jusqu'au Baïkal2. Le traité de Portsmouth pour ces esprits échauffés fut une faillite : ce que soldats et diplomates ne surent pas gagner au Grand Japon, c'est aux émigrants de le conquérir pacifiquement.
Est-ce à dire que l'émigration japonaise, fourvoyée
1. Le gouvernement japonais projette d'établir au Japon dans ' haque préfecture un bureau colonial, et de consacrer un dixième du budget départemental aux entreprises coloniales. Les colons seraient expédiés par groupes de familles, encadrées de médecins, de maîtres d'écoles, etc.
2. Cf. Paix japonaise, pp. 32 et 33.
en Amérique, n'ait de sens et d'avenir qu'en Corée et en Mandchourie?
Il est bien vrai que certaines régions des îles du Japon sont très densément peuplées, mais de même que l'on a attribué trop d'importance parmi les causes de la guerre contre le Russe, à la nécessité de trouver sur le continent asiatique un territoire où déverser le trop-plein de la population, de même on est porté à exagérer l'influence de la densité de la population japonaise sur le grand mouvement d'émigration qui suit la victoire. Avant la guerre, il y avait environ 150 000 Japonais résidant hors du Japon : pour une population de 48 millions d'habitants qui, à les entendre, étouffaient dans leurs îles, c'était fort peu '. La vraie cause de la guerre, ce fut un sentiment impérialiste, le désir d'imposer à l'Extrême-Orient la haute direction du Japon qui « en Asie est comme la tête » et l'ambition de se faire reconnaître par l'Europe comme une puissance de premier rang, dont l'alliance importe dans les combinaisons de la politique mondiale.
Le mouvement actuel d'émigration, qui avait commencé avant la guerre, fut, au même titre que la guerre, une conséquence du sentiment impérialiste; depuis la victoire, noblesse oblige, et de lui-même le mouvement s'accélère : chaque émigrant une fois installé à l'étranger faisant venir les siens. Il faut
1. Un Japonais, M. Takano Iwasaburo, a montré récemment dans la Kokka Oahu kai Zasshi que le taux d'accroissement de la population au Japon n'est pas exceptionnel ; qu'il est à peu près aussi grand en Écosse, Danemark, Canada, et plus considérable en Allemagne, Suisse, Hollande, Norvège. (Bulletin du Comité de l'Asie française, janvier 1906, p. 40.)
se répandre dans le monde, y faire figure, tenir le rang qui correspond à la volonté de puissance du peuple entier : au contraire du Chinois qui, sans appui de son gouvernement, groupé par guilde, par ville ou par région s'en va travailler et trafiquer partout où l'étranger l'accueille, le coolie et le commerçant japonais suivent le drapeau du Japon. C'est un empire militaire, très centralisé, qui, après le coup de force de ses armées et de ses flottes, lance méthodiquement des marchands et des travailleurs pour exploiter le prestige de sa victoire, — mobilisation et manœuvre à l'allemande : soldats en tête, placiers, banquiers et manœuvres derrière, chacun à son rang, soumis à l'impulsion centrale.
De la guerre contre la Russie, le Japon a gardé non seulement un appétit de conquête en Corée et en Mandchourie où le poussent ses traditions et aussi sa population agricole et commerçante, mais encore envers les Américains un sentiment de rancune et de rivalité. En 1905, les ambitions du Japon furent bridées à Portsmouth par les États-Unis,-comme elles l'avaient été en 1895 à Simonoseki par l'Europe continentale. De ces deux victoires le Japon sort avec une passion de revanche contre les tiers qui s'entremirent pour limiter ses gains : contre la Russie, le Japon dix années durant, prépara la guerre; contre les États-Unis il dirige la croisade de ses émigrants. « Nous n'avions jamais été aussi victorieux, dit le baron Shibusawa, le Rockfeller du Japon et nous ne reçûmes pas un centime d'indemnité. Nous occupions toute l'île de Sakhaline; nous fûmes obligés d'en rendre la moitié, la nation perdit courage... Aujourd'hui l'ancienne fièvre d'expansion
agressive monte. à la tête de notre peuple ; on ne peut l'apaiser plus longtemps. »
A défaut de souvenirs historiques, c'est l'idée du rôle que leur pays est destiné à jouer dans le Pacifique qui montre la route des Amériques aux émigrants japonais : le vieux Japon regardait vers la Corée et la Chine, ses maîtres; c'est vers les États-Unis que se tourne le Japon du Meiji.
Dès lors il est naturel que les Japonais émigrent en Mandchourie ou en Corée et que leur gouvernement les y encourage, mais il est naturel aussi qu'ils émigrent de plus belle aux Hawaï, aux États-Unis, au Canada, qu'ils commencent de gagner le Mexique et le Pérou, qu'ils jettent leur dévolu sur le Chili ou le Brésil, et que le gouvernement ne les décourage pas. Ne faut-il pas que le Japon soit partout représenté et prenne pied partout où sa puissance doit un jour dominer, à l'encontre des ambitions américaines — non seulement en Corée et en Mandchourie qui ne représentent qu'un coin des ambitions du Japon, mais dans l'hémisphère Ouest, sur la côte des deux Amériques que baigne le Pacifique? Ses admirables réserves de capital humain, il vaut la peine de les employer un peu partout à former des Shin Nihon, de Nouveaux Japons.
Au Japon, présentement, on pense à s'enrichir. Les ressources qu'une indemnité de guerre n'a pas fournies à Portsmouth, il faut que l'industrie, le commerce, les procurent au plus vite ; la richesse est un signe de force et d'indépendance dans les pays d'Europe et d'Amérique que le Japon prétend égaler, et, comme eux, il a maintenant le goût de la haute finance, des grandes affaires, de la spéculation, du bien-être et de
la jouissance. A l'exemple de l'Allemagne unifiée il veut que sa force économique égale sa gloire militaire. Or pour que l'industrie et le commerce se développent, pour que le pays s'enrichisse et pour que pacifiquement il prenne sa revanche de la déception de Portsmouth, il faut que les Japonais émigrent dans les Amériques.
« Aux États-Unis, il y a encore des ressources inexploitées, au Japon il n'en existe plus. Voilà pourquoi la richesse des États-Unis augmente considérablement tandis que celle du Japon reste stationnaire 1 ». Mais par mille carré le Japon a en moyenne 284 habitants : les États-Unis n'en ont que 20. La vraie richesse du Japon est donc.en émigrants mobilisables. Or en face, sur l'hémisphère Ouest très riche, mais peu peuplé, la civilisation occidentale, à mesure qu'elle se répand et gagne, développe les ambitions, hâte la mise en valeur des pays. Toute entreprise nouvelle lancée sur la côte du Pacifique dans les deux Amériques est un appel d-e travail que les Extrême-Orien- taux sont les premiers à entendre et à satisfaire :
Notre population augmente de 700 000 personnes par an; or les émigrants qui travaillent à l'étranger sont très peu nombreux, ceux qui partent comme colons, encore moins nombreux. La Chine et la Corée mises à part, le nombre de ceux qui sont allés dans l'Amérique du Nord, l'Amérique du Sud, l'Australie, les Philippines atteint environ 100000. Ces 100 000 personnes envoient chaque année au Japon 10 millions de yen. C'est le chiffre donné par les statistiques officielles, l'argent dont on connaît
1. Tôbei Zasshi, 108 année, n° 6. Comparaison entre la Richesse du Japon et celle des États-Unis.
l'envoi. Il faut y ajouter l'argent que ces émigrants rapportent au Japon, l'argent dépensé à acheter des marchandises japonaises, l'argent remis à ceux qui rentrent. On peut estimer la somme totale à 20 millions de yen... Après la guerre, pendant 1906, sont parties 50 000 per- sonnes. Aujourd'hui le nombre de tous les Japonais résidant à l'étranger est d'environ 350 000 personnes 1. En outre il y a environ 100 000 personnes dispersées çà et là qui se défendent d'être des émigrants mais qui en sont (émigrants partis sans l'autorisation du gouvernement)... Les Japonais résidant à l'étranger envoient dans leur pays pour plus de 32 millions de yen par an et en achètent de grandes quantités de marchandises. Si, comme l'Allemagne et l'Italie, nous envoyions travailler à l'étranger plusieurs centaines de mille d'individus par an, évidemment nous importerions beaucoup d'argent étranger et nous exporterions davantage de marchandises japonaises 2... Ayant contracté trop de dettes, les financiers du Japon sont gênés, même pour payer les intérêts, aussi cherchent-ils une source de richesses. En encourageant beaucoup l'émigration, je pense qu'il ne serait pas difficile d'en tirer chaque année 120 millions de yen... Il faut mettre de côté les restrictions à l'émigration, élargir les règlements, ouvrir des lignes de navigation..., donner aux émigrants des secours en argent. Si l'on pouvait faire partir 500 000 ou un million d'émigrants, je pense que l'on pourrait en tirer beaucoup d'argent. Si 500 000 émigrants japonais s'en allaient soit au Mexique, soit dans l'Amérique centrale, et que chacun d'eux envoyât seulement 5 yen par mois, cela ferait 2 500 000 yen. S'ils envoyaient 20 yen cela ferait 10 millions de yen, et en une année 120 millions. En supposant que l'intérêt de 2 milliards soit de 80 millions, il
1. Le recensement japonais du 31 décembre 1900 indiquait 123 971 Japonais comme résidant à l'extérieur. En 1901, 24 034 personnes reçurent des passeports pour l'étranger, en 1902, 32 900.
2. Shinkoron, mars 1907. Le Présent et l'Avenir de nos entre- prises d'émigration, par lwamoto Zenji.
resterait encore 40 millions de yen. Les affaires prendraient une excellente tournure 1.
Diriger les émigrants seulement sur la Corée et le sud de la Mandchourie, serait-ce placer au mieux le capital en hommes, richesse du Japon? La Corée et la Mandchourie sont plus densément peuplées que la Californie. Il est vrai que les Coréens sont mous, et que le Japonais travaille férocement à leur disparition, mais il lui faudra du temps pour nettoyer la Corée de ses dix millions d'habitants. Actuellement, les émigrants japonais sont surtout dans les villes, à Fusan, à Séoul, à Chemulpo ; ils sont les maîtres le long de la voie du chemin de fer, mais au delà ils n'ont pas encore pris réellement possession du sol. En Mandchourie, les Japonais se heurtent à une forte concurrence chinoise : les qualités de l'émigrant japo- nais, résistance physique, modicité des besoins, sont neutralisées quand il entre en concurrence avec le Chinois aussi résistant, aussi sobre : déjà avant la guerre, les Chinois2 s'emparaient de cette Mandchourie qui, politiquement, les domine; ici, comme à Formose, le Chinois de plus en plus occupera la terre, le Chinois qui n'hésite pas à quitter sa province, pour se fixer ailleurs, sur le sol qu'il cultive. Actuellement, dans le premier feu de l'émigration, et portés par le prestige de la victoire, tout à la fièvre de grandes entreprises qui proclament leur puissance, le nombre et l'activité des Japonais frappent le voyageur étranger qui traverse le pays par le
1. Toho Kyokwai ho, n° 142. La Situation du Mexique, par M. Sugimura Tosaichi, ministre plénipotentiaire et envoyé extraordinaire du Japon au Mexique.
2. Monthly consular and trade reports, august 1905, n° 299.
chemin de fer et ne s'arrête que dans les villes. Ils sont là, remuants, importants; les femmes abondent; les soldats aussi. En Mandchourie comme en Corée, ce monde se presse l'un contre l'autre, de-ci de-là, pas loin du rail, en colonies de plusieurs centaines d'habitants. A Antoung, le téléphone, le télégraphe, deux banques, un magnifique hôtel des postes qui ressemble à un grand temple japonais proclament l'entrain et la confiance de la colonie japonaise1. Mais il y a aussi des déconvenues et des retours au Japon : plutôt que des colonies de peuplement, Corée et Mandchourie sont destinées à devenir des colonies d'exploitation, des marches économiques et militaires, indispensables aux Japonais pour surveiller et conquérir pacifiquement la Chine du nord, la Mandchourie du nord et la Sibérie. Le travailleur japonais y trouve des salaires plus hauts qu'au Japon, mais ses emplois y sont souvent temporaires et il n'y est plus protégé, comme au Japon, contre les concurrents coréens et chinois prêts à travailler à meilleur marché que lui. Car c'est à la main-d'œuvre chinoise que l'employeur japonais a souvent recours : « En Mandchourie, des terres, grandes plusieurs fois comme les terres d'une ferme japonaise, sont cultivées par des fermiers cinq fois moins nombreux qu'au Japon. On supplée ces bras par des chevaux, des bestiaux et des travailleurs du Chantoung. » Les Japonais eux-mêmes reconnaissent que, plus que la culture, c'est le commerce, l'exploitation des mines, des forêts, les entreprises de
1. Monthly consular and trade reports, december 1906, n° 315, pp. 32-33.
minoterie, l'élevage des vers à soie qui leur rapporteront.
Coréens et Mandchous n'ont pas un grand pouvoir d'achat ni un grand pouvoir d'emploi. Il faut que le Japon mette lui-même leurs pays en valeur pour y occuper ses nationaux. Mais pour lancer des entreprises, il faut de gros capitaux. Au Japon, en l'absence de grandes fortunes assez nombreuses, c'est l'État qui est banquier, bailleur de fonds et lanceur d'affaires, or n'est-il pas assez engagé présentement avec le chemin de fer de Mandchourie, sans financer pour d'autres industries? « L'exploitation de ce chemin de fer mise à part, où prendre les frais d'administration en Mandchourie 1? » Si l'émigration japonaise s'accroît trop vite en Corée et en Mandchourie, sa réussite fera long feu. En Californie, au contraire, comme en Colombie britannique ou dans l'Amérique du Sud, les Japonais trouvent des pays à peine peuplés, et tout préparés à les recevoir, tant le capital amoncelé y est avide de main-d'œuvre : pas de tâtonnements à craindre, les émigrants y trouveront tout de suite leur place. Malgré le désir de voir des Japonais en Mandchourie et en Corée, comment n'apparaîtrait-il pas au gouvernement conforme l'intérêt national de laisser les travailleurs aller là où un capital étranger les réclame, là où ils trouveront de suite un travail bien payé, à l'abri de la concurrence déprimante d'autres Asiatiques?
Le gouvernement du Mikado n'a jamais paru souhaiter que ses nationaux entrassent en compétition avec le Chinois, — comme s'il n'avait pas con-
t. Tokyd Keizai Zasshi.
fiance dans l'issue de la lutte. Il l'exclut du Japon ainsi que le Coréen 1. Le grand avantage que les émigrants japonais trouvent à gagner les Hawaï et la Californie, c'est que les lois américaines, en excluant les Chinois, y réservent une sphère d'influence au profit de la main-d'œuvre japonaise. L'exclusion des Chinois aux Hawaï paraît avoir été toujours désirée par le gouvernement du Japon. « Quand il suspendit pour un temps l'émigration de ses nationaux aux Hawaï, en 1891, une des raisons données fut la crainte que des conflits de race se produisissent entre Chinois et Japonais sur les plantations 2. »
La grande industrie, en donnant à l'ouvrier japonais les premières notions d'un apprentissage technique, d'un salaire plus élevé, de la puissance du capital, lui a rendu l'Amérique indispensable : c'est là que, suivant l'exemple des Européens, il faut aller apprendre un métier, gagner de hautes payes, amasser des capitaux. Le gouvernement, de son côté, qui fonde sur le développement de l'industrie tant d'espoir pour transformer le pauvre Japon en un pays riche comme l'Angleterre, a le même intérêt à envoyer des manœuvres aux Américains pour apprendre la technique des métiers, qu'à envoyer dans les collèges ou universités d'Amérique des apprentis diplomates, des
1. Cf. p. 319. Les entrepreneurs japonais dans les mines et les chemins de fer, trouvaient avantageux d'importer au Japon des Chinois ou des Coréens, ouvriers meilleur marché et plus maniables que les travailleurs japonais. Au Japon, le Chinois se contente - d'un salaire inférieur de moitié au salaire qu'exige les Japonais plus ambitieux. Chinois et Coréens commençaient d'arriver par centaines quand les ouvriers du Japon exigèrent leur exclusion.
2. Third report on Hawai, p. 504.
élèves ingénieurs, des étudiants médecins ou commerçants, des officiers de terre et de mer.
On dira : les émigrants japonais sont surtout des campagnards1; au Japon, l'agriculture qui occupe encore plus de 60 p. 100 de la population totale, emploie des méthodes si surannées que plus de la moitié des terres arables ne sont pas encore cultivées, or, pour ces campagnards, pour ces gens de rizières, la Corée, terre à riz, doit avoir plus d'attraits que l'Amérique. Mais les compagnies d'émigration se chargent de populariser l'Amérique, et la proportion des Japonais agriculteurs aux Hawaï ou en Californie2 est très forte. Au Japon même les campagnards gagnent les villes,attirés par les hautes payes de l'industrie, et l'Amérique est au bout du chemin que suivent les gens des rizières vers les usines des villes ; l'émigration vers Honoloulou ou San Francisco prolonge le mouvement qui les porte vers les salaires industriels. N'est-il pas naturel qu'une fois déracinés de leur terroir ils aillent dans les pays de climat tempéré où on leur promet des emplois immédiats, des salaires énormes, doubles ou triples de ceux qu'ils pourraient jamais gagner au Japon3, où ils pourront, comme ils disent, « learn English » et apprendre un métier. Dans quatre ou cinq ans, ils reviendront au pays avec des économies.
L'industrie naissante au Japon jettera en temps de
1. Du département de Hiroshima, par exemple, sont partis en 1905 3 500 paysans, et 6 478 en 1906. On estime à 40 000 environ le chiffre total des émigrants fournis jusqu'à ce jour par cette préfecture. Le mouvement est important aussi dans la province de Kyushyu.
2. Cf. pp. 148 sqq.
3. Cf. pp. 167 et 172.
crises sur la côte américaine du Pacifique des ouvriers japonais, tout comme jadis elle a jeté des Irlandais, des Anglais, des Allemands sur la côte de l'Atlantique. Dans l'émigration, le gouvernement japonais voit déjà le moyen d'éviter le socialisme qui l'inquiète, tant il parait lié en tout pays au développement de l'industrie : l'émigration c'est le moyen d'avoir tous les avantages de l'industrie sans les inconvénients, et il importe d'en user sur l'heure'.
Enfin les journaux parlent souvent de l'influence heureuse de l'émigration sur le caractère japonais : largeur de vue, cosmopolitisme de continentaux, au lieu de leur provincialisme borné d'insulaires.
t. Cf. Manchyo, 14 mai 1&06, sur la question sociale et l'émigration. L'atelier domestique est remplacé par l'usine ; les affaires financières se transforment. « Au Japon, devenu une des plus grandes puissances industrielles du monde, la question sociale fatalement se posera...; il est urgent d'examiner les moyens de la résoudre... Si le gouvernement n'y songe pas et si les partis politiques de connivence avec les capitalistes, ne s'y prêtent pas, le nombre des ouvriers malheureux sera plus grand et le socialisme pourra se répandre au Japon comme en France... Il vaut mieux pour la richesse du Japon et pour prévenir le socialisme que les Japonais pauvres s'expatrient en grand nombre. >» Les lois de protection et d'assurance ouvrières sont encore très rudimentaires au Japon; il n'est rien de plus triste qu'une visite aux usines et aux quartiers ouvriers d'Osaka et de Tôkyô. Les ouvriers ne se résigneront pas toujours. En février 1907, les ouvriers des mines de cuivre d'Ashio se mirent en grève sur un refus d'augmentation de salaire : ils coupèrent les appareils, les fils électriques, dynamitèrent des galeries, menacèrent de brûler les bâtiments de l'exploitation. Le gouvernement dut envoyer deux compagnies d'infanterie sur les lieux. En juin 1907, autre grève dans la seconde mine de cuivre du Japon à Besshi, dans l'île Shikoku. Heurt entre les grévistes et la police. Destruction d'habitations et d'ateliers. Envoi de troupes. A propos de la première grève les journaux disaient : « On sait maintenant que les émeutes ont été fomentées par les socialistes. On a arrêté le représentant d'un journal socialiste. » Le parti socialiste a été dissous au début de 1907, et son journal supprimé.
Pour que ce peuple d'insulaires acquière une nature de peuple continental, rien de meilleur que les émigrants et les colons. Si l'on va dans les campagnes des départements de Hiroshima et de Kumamoto (régions d'où part le plus fort contingent d'émigrants), on s'aperçoit que les habitants y possèdent de grands caractères... Les cultivateurs pensent que d'aller travailler à l'étranger, c'est comme s'ils allaient travailler dans un village voisin... Quand les émigrants s'en reviennent, on ne va pas au- devant d'eux en joyeux cortèges, tant émigrer est une affaire banale... Lorsque je rencontre des gens huppés et qui aux courses ont des allures de riches et que je leur demande d'où ils sont, ils me répondent en riant : « Nous avons peiné à l'étranger; nous y avons acquis une grosse fortune et nous sommes revenus au Japon. » En causant quelques instants avec eux, je suis étonné par la grandeur de leur caractère et la largeur de leurs vues. Ce sont des citoyens de grands pays continentaux non plus des citoyens de petites îles. Rentrés au Japon, ils installent chez eux des poêles, des lits. Ayant rassemblé leurs amis du voisinage, ils leur font sentir que leurs demeures évoquent l'image des richesses et de la civilisation étrangères et leur font comprendre qu'ils viennent de remporter une grande victoire à l'étranger. Leurs ambitions sont grandes; ils rêvent de grandes entreprisès. Il est évident que nombreux sont les avantages de l'émigration pour l'éducation du peuple. Les idées qu'il en retire sont supérieures à celles qu'il reçoit des journalistes et des pédagogues1.
L'émigration est donc de mode. C'est à qui en louera les bienfaits pour le pays et les individus : richesses, prestige, influences et belles manières. L'intérêt et la vanité y poussent, mais ils poussent surtout à l'émigration vers les Amériques.
1. Le Présent et l'Avenir de nos entreprises d'émigration, par Iwamoto Zenji.
Officiellement, depuis 1901, le gouvernement japonais empêche les coolies d'émigrer directement du Japon en Amérique : tout émigrant à destination des États-Unis devait être un gradué d'école moyenne, posséder de quoi payer ses dépenses pendant une année, ou avoir là-bas un emploi qui lui fût garanti. Le - gouvernement du Mikado avant de délivrer, un passeport appliquait donc lui-même à chacun de ces émigrants un educational test et exigeait qu'il présentât une certaine somme d'argent ; mais ces précautions restèrent inefficaces : 73 884 Japonais sont entrés aux États-Unis en cinq années (1902-1906). C'est que le gouvernement japonais, — sauf pendant la guerre contre la Russie —. laissa partir des milliers de coolies aux Hawaï (18000 en 1906). Or il n'ignorait pas que surtout depuis 1902, les Hawaï n'étaient qu'une escale avant d'aborder en Califor- mie, but réel du voyage. Pour entrer aux Hawaï, point n'était besoin d'un brevet d'instruction ni d'une somme d'argent; les émigrants partaient avec une avance faite par une compagnie d'émigration. De là ils passaient en Californie, un contrat de travail en poche, affranchis du contrôle de leur gouvernement, affranchis des restrictions américaines à l'immigration étrangère. En mars 1907, les Américains, voyant le danger, publièrent que les « Japonais ayant un passeport délivré par leur gouvernement pour aller dans les îles soumises aux États-Unis (Hawaï et Philippines), la zone du canal de Panama et d'autres pays, tels que le Mexique et le Canada,
s'ils viennent aux États-Unis, pourraient s'en voir refuser l'entrée quand leur venue serait jugée nuisible aux travailleurs blancs par le président des États-Unis. »
Les Américains crurent alors en arrêtant les passages entre les Hawaï et le continent supprimer chez eux l'immigration japonaise; ils crurent aussi que le gouvernement japonais travaillerait de son côté à enrayer l'émigration ; or dans son rapport annuel le Bureau of Immigration de Washington annonce que l'immigration des Japonais, de juin 1906 à juin 1907 s'est élevée à 30 226, contre 13 835 l'année précédente, et à 40901 pour mars, avril mai et juin 1907 : en quatre mois, c'est le même chiffre que pour toute l'année 1905 (11021). En octobre 1907, sans compter tous ceux qui se sont frauduleusement faufilés par les frontières canadienne et mexicaine, 1 616 Japonais sont arrivés aux États-Unis (684 en octobre 1906). La proclamation du Président n'a donc pas rencontré l'effet qu'elle cherchait et les découragements officiels de Tôkyô à ses émigrants ont été inefficaces.
Le gouvernement des États-Unis est désarmé : l'exclusion des Japonais qui n'ont pas un passeport pour les États-Unis et qui viennent des Hawaï exige un contrôle aussi compliqué que l'exclusion des Chinois et est prétexte aux mêmes fraudes1. Il faut d'abord distinguer les étudiants, les commerçants, les professeurs, les officiels des coolies, puis distinguer
1. En mai 1907 on découvre, dans six grandes caisses placées sur le pont d'un vapeur venant de Yokohama, six jeunes Japonaises qu'on cherchait à introduire aux États-Unis en déjouant les règlements. Les Japonaises ont été renvoyées et la compagnie a dû fournir caution.
des Japonais venant pour la première fois sur le continent, les Japonais établis auparavant en Amérique et ayant le droit d'aller pour un temps au Japon puis de rentrer aux États-Unis, ainsi que les Japonais nés aux Hawaï, qui ont le droit de naturalisation. Le contrôle des Japonais qui se servent des frontières canadienne et mexicaine pour échapper aux agents de l'émigration 1 est plus compliqué que le contrôle des Chinois usant de la même fraude. Les Japonais sont de tempérament plus agressif. L'interdiction pique leur ambition et leur amour-propre. Ils ont l'avantage sur les Chinois d'entrer plus librement au Canada et plus librement aussi de se servir de la frontière amé- rico-canadienne ; ils ont l'avantage sur les Chinois de n'être pas sous le coup d'une loi d'exclusion, c'est-à- dire qu'ils ne sont pas passibles de poursuite puis d'expulsion.
Ébranlé sans doute par ces résultats, par les réclamations des Américains que venaient renforcer les événements de Vancouver, et aussi, malgré l'assurance que le président Roosevelt y mettrait son veto, par la menace d'une loi d'exclusion blessante pour l'amour-propre national, le gouvernement japonais, en octobre et novembre 1907, a annoncé qu'il comptait prendre de nouvelles mesures pour arrêter ces départs. Le comte Okuma, naguère opposé à toute restriction de l'immigration, bien que déplorant l'aveuglement américain, déclara que le gouvernement de Tôkyô aiderait les Américains à prévenir l'émigration japonaise. Le 9 novembre, le comte Hayashi, ministre des Affaires étrangères, disait : « La grave
1. Cf. pp. 239 et 255.
question de l'émigration est virtuellement réglée. Le Japon se conformera aux désirs de l'Amérique sans nuire aux intérêts japonais : le Japon est très peu disposé à voir ses nationaux quitter le pays. » Enfin M. O'Brien, ambassadeur américain à Tôkyô, confirmait ces promesses : « Le gouvernement japonais examine l'opportunité de couper complètement l'émigration aux États-Unis et au Canada. »
11 fallait bien que le Japon fit quelque chose pour ce problème américain, grossi d'un problème canadien. Puisqu'il refusait de modifier les traités existants et de consentir à un accord écrit, force lui était de prendre lui-même des mesures. Sinon il risquait de froisser l'Angleterre et, par son attitude intransigeante, de fortifier et d'unifier les griefs canadiens et américains.
Nous sommes une nation pacifique et si l'immigration des Japonais au Canada met en danger la paix publique, nous n'hésiterons pas à interdire l'émigration en ce pays... Les haines de race ne font pas honneur au Canada. Nous croyons que les émigrants japonais contribueraient à la prospérité du Canada, en développant ses ressources, mais si la paix est troublée il vaut mieux empêcher notre peuple d'émigrer
Les mesures annoncées sont de deux sortes : réforme des compagnies d'émigration, limitation du taux des départs pour les Hawaï. Jusqu'ici ces compagnies devaient remettre au gouvernement un quart de leur capital en garantie de leur bonne foi, et le nombre des émigrants que chacune pouvait envoyer était déter-
1. Jiji Shimpo. Éditorial, novembre. C'est un journal semi-offl- cieux.
miné d'après le montant de ces dépôts. Il fut décidé que chaque compagnie, petite ou grande, devrait déposer 50000 yen avant la fin du mois d'octobre 1907 i. ;
Quant aux départs vers les Hawaï, le Japon est résolu à les limiter.
Le comte Hayashi a télégraphié au consul japonais à Honoloulou qu'à partir du 1er février 1908, seuls auront le droit d'émigrer aux Hawaï les Japonais y retournant, et les proches parents de ceux qui y sont déjà arrivés.
Le ministre a annoncé aussi en janvier 1908 que son gouvernement a l'intention d'exercer une surveillance rigoureuse sur les Japonais qui se rendent à San Francisco comme étudiants, — beaucoup de 'travailleurs se parent de ce titre, — et de défendre l'émigration vers le Mexique. Le gouvernement japonais a-t-il donc pris son parti de couper toute émi- j gration vers l'Amérique du Nord? ;
Ce n'est pas la première fois qu'il prétend réformer les compagnies dont les exactions ont fait scandale, même au Japon, et qu'il déclare préférer à l'hémisphère Ouest, comme champ de colonisation, la Corée et la Mandchourie. Depuis 1901 il fait, dit-il, tous ses efforts pour empêcher les départs aux États-Unis; mais ce n'est qu'en 1907 qu'il s'avise d'arrêter le courant sur les Hawaï dont dérivent, au su de tous, les courants sur les États-Unis, le Canada et le Mexique.
1
1. Japan Weekly Chronicle, october 1907. « Les compagnies d'émigration Sendai Imin, Kaigai Doko, Nankai Imin, Kumamoto Imin et les deux agents d'émigration MM. Takago Karoku et Omi Seiko n'ayant pu faire le versement exigé, ont dû suspendre leurs affaires le 2 novembre. »
Pourquoi avoir tant tardé? Et qu'attendre désormais des promesses japonaises? Les chiffres de l'immigration japonaise aux États-Unis, depuis 1901, depuis une année surtout, suggèrent aux Américains ce dilemme : ou bien le gouvernement de Tokyo a pris réellement les mesures qu'à maintes reprises il a annoncées, et les faits accusent son impuissance, ou bien il n'a pas tenu sa promesse et comment le croire davantage en janvier i9081?
Admettons que le gouvernement japonais soit de bonne foi dans ses promesses. Il refuse de se lier par traité ; il restera juge du nombre de passeports à délivrer. Toutefois, malgré cette satisfaction d'amour- propre, empêcher ses émigrants d'aller dans l'Amérique du Nord, n'est-ce pas accepter que ses sujets soient traités en Amérique autrement que les immigrants européens? Se résignera-t-il toujours à ce
i. Dans le même Japan Weekly Chronicle, qui énumérait quelques jours auparavant les très sévères restrictions apportées aux départs pour les Hawaï, on lit, le 24 octobre 1907 : « L'Official Gazette annonce que la demande faite par l'agent des Chargeurs réunis à Yokohama de transporter des émigrants japonais par l'Amiral Exelmans est accordée. Honoloulou est leur destination; la durée du voyage entre Kobé et Yokohama est fixée à trente-six heures, entre Yokohama et Honoloulou à quatorze jours. Le nombre des émigrants par voyage ne doit pas dépasser 1 000. Cette permission du 20 octobre est valable jusqu'au 19 novembre. » Ainsi, en novembre 1907, au moment où il parlait de supprimer les départs pour les Hawaï, le gouvernement japonais emplissait encore de coolies le réservoir hawaïen. Et la récente interdiction de partir aux Hawaï n'est pas aussi absolue que la première déclaration du comte Hayashi le laissait croire : pour janvier 1908, 23 compagnies d'émigration ont eu l'autorisation d'envoyer chacune aux Hawaï il émigrants, soit 253 émigrants qui peuvent emmener avec eux leurs femmes et leurs enfants de moins de douze ans. Cf. pp. 105-106.
sacrifice de son prestige? Sa concession n'est-elle pas seulement temporaire?
Jusqu'ici l'émigration vers les Hawaï et les Amériques a été encouragée officiellement; l'État japonais 1 avait intérêt à la fondation de Shin Nihon, de Nouveaux Japons qui, gardant leur loyalisme à l'égard du Mikado, promouvaient outre-mer l'influence de Dai Nihon. Chaque année les émigrants envoyaient au pays, par millions, leurs économies. Cette émigration, entreprise depuis dix années environ pour des raisons d'État, peut-elle être arrêtée tout d'un coup pour des raisons d'État? Même résolu à entraver définitivement tout départ vers les Amériques, le gouvernement japonais est-il resté le maître absolu du mouvement?
Certaines irrésistibles forces continueront de pousser les coolies vers les États-Unis : densité de population, développement de l'industrie au Japon, exemple de l'émigration européenne, élan que donne la victoire, idée d'une mission nationale, désir d'aventures et d'expériences nouvelles, certitude d'emplois sans la concurrence des Chinois, attrait de salaires bien plus élevés que ceux que l'on peut gagner en Corée, en Mandchourie ou au Japon; popularité du mouvement vers l'hémisphère Ouest, mouvement acquis et qui de lui-même s'accélère — ceux qui ont réussi dans les Amériques faisant venir leurs parents et amis —; assurance qu'on a besoin d'eux aux Hawaï, dans l'Ouest canadien et américain, dans les pays d'Amérique du Sud ; enfin volonté orgueilleuse, du moment qu'on s'oppose injustement à leur venue,
1. Cf. les preuves données pp. 56-61, 224-229, etc.
de renverser l'obstacle. Jamais les Chinois, encore moins les Japonais ne se résigneront à l'interdit américain.
Cette interdiction arbitraire, comment bloquerait- elle le jeu des mécanismes montés aux temps du laisser faire? Des compagnies de navigation américaines, anglaises, japonaises, se sont équipées pour un actif échange d'hommes et de marchandises entre Hong-Kong, Shanghaï, Kobé, Moji, Yokohama et les sept ports de l'Amérique du Nord où aboutissent les rails des transcontinentaux : Vancouver, Seattle, Tacoma, Portland, San Francisco, Los Angeles, San Diego1. A toutes ces cales, à tous ces entreponts, il faut des hommes, des marchandises. C'est la concurrence des compagnies de navigation transatlantiques et leur besoin de fret humain qui accélère d'année en année l'émigration européenne vers les États-Unis. Les trois lignes japonaises du Pacifique qui ont considérablement augmenté leur tonnage se plaignent déjà de manquer de trafic. « Le va-et-vient des passages diminuera : l'exclusion des. émigrants aura pour conséquence une baisse des exportations2. » S'y résigneront-elles? Les compagnies d'émigration auront toujours intérêt à envoyer le plus grand nombre des émigrants, leurs débiteurs, en
1. The Royal ma:! M. Co., à Vancouver; la Nippon Yusen Kaisha, The China mutual Navigation SS. Co., et les bateaux du Great Northern à Seattle; The Boston SS. Co., The Portland Asiatic SS. Co., à Portland; la Toyo Kisen Kaisha, The Pacific Mail SS. Co., The Oriental SS. Co., a San Francisco. La troisième grande compagnie japonaise, l'Osaka Shosen Kaisha, cherche le port américain où touchera sa nouvelle ligne transpacifique qui, avec ses 6 cargos de 6 000 tonnes, aura deux départs par mois. — Osaka Shimpo, 13 mars 1907.
2. Tokyo Keizai Zasshi, 25 mars 1907.
Amérique, pays de hauts salaires. Plusieurs d'entre elles ont pour directeurs ou administrateurs des hommes politiques influents et qui n'hésitent pas à acheter les législateurs1. A supposer même que le gouvernement du Mikado puisse contraindre les compagnies du Japon à suspendre temporairement leurs opérations, celles qui des Hawaï font passer les émigrants au Canada ou au Mexique, comment pourra-t-il les atteindre?
Les travailleurs japonais déclarent que le gouver-
1. « Jusqu'ici les diverses compagnies d'émigration étaient divisées en deux partis; instruites par l'expérience, elles se sont décidées à se syndiquer. Avant-hier soir leurs représentants se sont réunis ; ils ont choisi pour le groupe le nom suivant, Imin Tori-astukainin Kumiai. M. Morioku Shin a été nommé président et M. Hinata Teitake administrateur. Unanimement le syndicat va combattre l'impuissance du ministère des Affaires étrangères. A la prochaine session du Congrès il fera déposer un amendement aux lois actuelles sur la protection de l'émigration. » Asahi Shimbun, 9 décembre 1907. « Les représentants des différentes compagnies d'émigration ont rendu visite au comte Hayashi, ministre des Affaires étrangères. Voici, dit-on quelle fut la déclaration du comte Hayashi : « Le gouvernement est disposé à encourager l'émi- " gration, mais il doit calculer les avantages et désavantages résul- « tant d'une part de l'émigration et d'autre part de nos relations « diplomatiques, et si le bénéfice est insignifiant il faudra le sacri- « fier. Cette question de l'émigration mérite que le gouverne- « ment et les compagnies l'étudient sérieusement. " Japan Times, décembre 1907. En mai ou en juin 1908 auront lieu au Japon les élections générales. Les Progressistes, Kenseihonto, parti de l'opposition, attaqueront vivement les Seiyukaï, parti du gouvernement, sur la timidité de sa politique concernant l'émigration. Peut-être le gouvernement, par crainte de cette campagne que les compagnies d'émigration et de navigation entretiendront, tentera-t-il une politique de compromis : la décision de fixer mois par mois les départs pour les Hawaï rend possible une telle politique. Il essaierait d'accorder à l'opposition, sur cette question de l'émigration, le maximum des concessions, sans toutefois tellement engager sa responsabilité que les Américains soient en droit de l'accuser de mauvaise foi.
nement américain et leur propre gouvernement les sacrifient injustement : « L'attitude du président Roosevelt fut d'abord impartiale et admirable; mais après son entretien avec la délégation de San Francisco, en février 1907, un changement survint qui fut très désappointant1. » Admirable, tant qu'avocat zélé du Japon, il lutta pour imposer aux Californiens le retrait de la mesure des écoles, le président Roosevelt devint tout à coup suspect, presque traître, quand il acheta cette concession de la promesse que les Japonais, avec des passeports pour les Hawaï, le Mexique ou le Canada, ne seraient pas admis aux États-Unis : « Le président Roosevelt, ayant changé d'attitude, s'est mis d'accord avec les travailleurs blancs pour interdire l'entrée des États-Unis à ces Japonais qu'il a déclarés excellents2. »
Les Japonais escomptaient que la Californie ferait tous les frais du conflit ; or la satisfaction qui leur est donnée, ils l'achètent aux dépens de leur œuvre en Californie :
C'est anéantir les entreprises que nos 80 000 compatriotes soutiennent en Amérique, et les résultats de nombreuses années de travail. Chaque année, la culture par les nôtres de plus de 150 000 acres de terre produit plus de 50 millions de yen. Voici nos entreprises menacées : les Japonais sont traités comme des Chinois. L'incident scolaire de San Francisco a été arrangé d'une manière ridicule. L'instruction des enfants, c'est sans doute un point important, mais pour cent enfants environ, anéantir les entreprises de nombreux Japonais, c'est lamentable.
1. llochi Shimbun, 13 septembre 1907. Article du comte Okuma.
2. Osaka Asahi, 19 mars 1907.
L'enquête officielle de M. Ishii a prouvé que la question japonaise dans l'Ouest américain n'était plus seulement une question de coolies et de main- d'œuvre, mais une question de capitalistes et de propriétés.
Il y a donc de gros intérêts japonais à protéger qui seraient menacés de ruine si l'immigration japonaise était complètement arrêtée. L'avantage de ces propriétaires ou fermiers japonais en Californie sur leurs concurrents blancs, tenait à la" main-d'œuvre abondante, bon marché et habile de leurs compatriotes, et ce ne sont pas des Blancs, Irlandais, Italiens ou Français qui remplaceront les travailleurs japonais : leurs préjugés de races les empêchent de s'embaucher au service de maîtres jaunes. La solution qui consisterait à laisser partir du Japon le nombre de travailleurs nécessaires à ces entreprises, sur certificats délivrés par les autorités américaines, est impraticable : elle violerait l'anli contract-labour law et il faudrait un sérieux contrôle pour empêcher que les Japonais ainsi importés ne s'échappent vers d'autres affaires ou métiers américains. Chaque entreprise japonaise deviendrait vite un tonneau des Danaïdes, toujours tari, bien que sans cesse on l'abreuve.
Les Japonais estiment qu'ils sont indispensables aux Hawaï, où sans eux King Sugar dépérirait1, au Canada, en Californie, où les fruits pourriraient sur les arbres, où les chantiers de grands travaux vaqueraient et, dans les villes, les petits métiers que n'exercent pas les Blancs. Consentir à l'exclusion des
1. Il suffit qu'aux Hawaï on ait un absolu besoin de Japonais, pour que le Canada, le Mexique et les États-Unis continuent de recevoir ces émigrants.
immigrants japonais, au moment même où leur travail est le bienvenu, c'est, disent-ils, un sacrifice gratuit et absurde :
Le développement des entreprises japonaises n'est pas seulement menacé : les industriels américains sont très anxieux pour l'avenir. Les 10 ou 15 000 travailleurs japonais qui chaque année arrivent des Hawaï ne sont pas encore assez nombreux : leurs salaires augmentent sans cesse; on veut les empêcher de débarquer : sait-on à quelles funestes conséquences l'on s'expose 1... Pour les Japonais, il s'agit de perte d'argent; mais, pour les capitalistes américains qui emploient des ouvriers japonais, cette question est bien plus importante. Lorsque les capitalistes de Californie auront compris qu'en n'employant pas les travailleurs japonais, ils nuisent à l'industrie et à la vie économique du pays, il viendra un moment où un revirement se produira : attendons ce changement d'opinion 2.
Aussi les Japonais maintiennent leurs prétentions contre les décisions à courte vue des deux gouvernements de Washington et de Tôkyô :
Nous aimerions mieux ne. pas voir nos travailleurs se diriger vers les pays qui les persécutent. Au Japon, en Corée ou en Mandchourie, dans l'île de Yéso ou à Sakhaline, des travaux réclament leurs bras, mais on les délaisse. Si, malgré nos conseils, nos émigrants, écoutant les appels qui leur viennent d'Amérique et d'ailleurs, continuent à partir, on peut dire que rien désormais ne pourra arrêter leur désir de s'expatrier. Dans le monde, ce sont les États- Unis et le Canada qui souffrent le plus du manque de bras. C'est grâce à nos émigrants que la situation économique de ces pays n'est pas tombée dans une crise incurable. Sans eux, que serait-il arrivé? Les travaux auraient été confiés
1. Osaka Asahi, 19 mars i907.
2. Osaka Shimpo, 24 mars 1907.
aux ouvriers indigènes; les salaires seraient devenus exorbitants, la main-d'œuvre d'une extrême rareté, les grèves innombrables : c'eût été un désastre pour le pays. Les travailleurs blancs seraient les premiers à subir les terribles effets de cette calamité, ils partageraient la détresse des capitalistes et ce ne serait que justice 1.
Génies bienfaisants des terres américaines, qui sans eux resteraient désertes ; génies conciliateurs du capital et du travail blancs, qui sans eux consommeraient leur ruine commune : comment les Japonais n'essaieraient-ils pas de faire entendre raison à cette Amérique que l'orgueil mène à sa perte?
Ce qui fait la force de leurs prétentions, c'est que l'ouest de l'Amérique, à peine peuplé, est à occuper et que la lutte de classes entre capitalistes et prolétaires y est particulièrement âpre, vu les richesses énormes à exploiter et le manque de bras. Le conflit entre Américains et Japonais est permanent parce qu'en son fonds il repose sur une querelle entre Blancs. C'est la lutte de classes qui en Californie crée la lutte des races. Le coolie a un allié naturel dans le . capitaliste blanc et un ennemi naturel dans le Blanc prolétaire. Le défaut de l'adversaire ainsi éprouvé, les Japonais n'ont qu'à patienter : un déterminisme géographique et économique travaille pour eux; ils se croient sûrs du succès définitif : les capitalistes d'Occident ne sauraient refuser longtemps, pour des raisons sentimentales, d'acheter la main-d'œuvre, là où elle est le meilleur marché, et la plus docile, — en 5 Orient.
1. Osaka Shimpo, 16 septembre : Le Travail à l'étranger des ouvriers japonais.
Quelle raison y a-t-il, observent les Japonais, de regarder cette concurrence entre ouvriers jaunes et ouvriers blancs, comme un fait nouveau, extraordinaire et qui réclame des mesures spéciales? C'est un phénomène naturel et que les Américains devraient accepter tout comme l'on s'incline dans tous les pays de civilisation industrielle devant la lutte entre Blancs non syndiqués et syndiqués : « La concurrence des travailleurs n'existe pas seulement entre les Asiatiques et les Blancs. Ce n'est pas chose rare qu'une violente querelle entre ouvriers jaunes ou entre ouvriers blancs1. »
Pourquoi dès lors la haine des ouvriers blancs à l'adresse des Jaunes est-elle différente et plus tenace que l'hostilité des syndiqués américains contre les immigrants européens, non encore syndiqués? — C'est que les Japonais vendent leur travail à bas prix et qu'ils envahissent les champs d'emploi du travailleur blanc. — Cela est absurde, répliquent les Japonais. N'est-il pas plus vraisemblable que nous cherchions à gagner les plus hauts salaires et-que nous nous livrions aux besognes que délaissent les Blancs 2?
Au vrai, estime-t-on au Japon, les motifs d'exclusion chez les Américains sont beaucoup moins d'ordre économique que d'ordre politique et sentimental. Les syndicats et leur égoïsme ont lassé les gens sensés de San Francisco, L'heure est mauvaise aux gens de la municipalité qui, à la dévotion de syndicats, ont
1. Osaka Shimpo, 27 septembre i907.
2. Cf. p. 171. Les ouvriers américains répondent : plus l'ouvrier japonais gagnera de hauts salaires plus il sera dangereux, et méme s'il entre dans un syndicat, ses besoins restant toujours en deçà des besoins d'un syndiqué blanc, à travail égal ses bénéfices seront plus grands et son pouvoir social plus considérable.
imposé les mesures et organisé les manifestations antijaponaises. Le maire Schmitz et son conseiller Rueff, convaincus de malversations, ont été emprisonnés; treize membres sur dix-huit de l'ancien Board of Supervisors se sont reconnus coupables. Le nouveau maire, le Dr Ed. R. Taylor, médecin et avocat, est l'adversaire de la politique syndicale. Tous ces scandales chez leurs ennemis ont redonné confiance aux Japonais qui escomptent un revirement d'opinion : les capitalistes californiens calculeront le tort que leur cause l'antijaponisme; et la fin du règne des syndiqués à la mairie détachera peut-être les indifférents de la propagande antiorientale.
Restent les motifs les plus sérieux de l'anti japo- nisme au dire des Japonais : la jalousie et la peur qui se sont emparés de l'Américain, depuis que le Japon a pris la première place en Extrême-Orient. Mais cette méfiance, flatteuse pour leur amour-propre, les encourage à ne pas accepter comme définitives les mesures prises contre leurs concitoyens. La civilisation japonaise vaut bien la civilisation américaine; les Américains ont beaucoup à apprendre du Japonais; ils avouent leur faiblesse en se refusant à une libre concurrence; leur prétendu régime de liberté et d'égalité n'est que menterie qui, pour des raisons de race, établit des distinctions entre les hommes civilisés. Si l'Américain refuse une promotion au Japonais dans la hiérarchie internationale et ne traite pas avec lui d'égal à égal, c'est que le Japon, encore méprisé n'a pas assez imposé sa puissance. Il n'y a qu'un demi- siècle que, pour forcer les Japonais à ouvrir leurs îles aux Américains et à entrer dans la lutte internationale, le commodore Perry les menaça de ses canons...
III
Quelles raisons a donc le Japon de céder temporairement?
De Tôkyô, le comte Hayashi, ministre des Affaires étrangères, contredit officiellement, le 7 novembre 1907, « les faux rapports destinés à exciter les deux pays et a les brouiller... En dépit d'affirmations contraires, le peuple japonais envisage la situation avec confiance. Il est vrai qu'au temps des troubles de San Francisco, notre peuple blessé éprouva du ressentiment, mais il savait que l'hostilité en Amérique était locale et temporaire, et il conserva, même en ces jours d'épreuves, sa confiance dans la droiture et la justice des Américains. Présentement, la situation au Japon est plus calme que jamais1 ».
1. Quelles ont été les raisons du rappel du vicomte Aoki, ambassadeur à Washington, en décembre 1907? Au Japon, il était impopulaire. On l'accusait de n'avoir pas -su prévenir en Amérique les mouvements antijaponais, de s'être trop tenu sur la réserve, de n'avoir pas obtenu le droit de neutralisation promis pourtant aux Japonais par le président Roosevelt en 1906, enfin de n'être pas persona grata à Washington. L'occasion de son rappel a-t-elle été, comme on l'a dit, deux promesses qu'il aurait faites, de sa propre initiative, au gouvernement de Washington : adhésion
En décembre 1907, le discours du gouvernement japonais à la Diète sur la politique du pays considérait comme une impérieuse nécessité le rétablissement d'une véritable amitié avec les États-Unis. En janvier 1908, le comte Hayashi et le président Roo- sevelt affirmèrent qu'une solution satisfaisante était proche et à la fin de janvier, le comte Hayashi déclara : « Bien que les négociations ne soient pas encore terminées, je puis déclarer officiellement que les bruits mis en circulation au sujet de questions importantes en litige entre le Japon et les États-Unis sont de pure invention. » Le discours du trône au parlement anglais annonça avec un évident soulagement qu'entre le Japon et le Canada l'accord était fait.
Depuis un an et deiiii, la solution du conflit entre les États-Unis et le Japon est donnée comme imminente : preuve qu'elle n'a pas été aisée à trouver, ou que le Japon a mis quelque temps à l'accepter, puis- qu'en l'espèce il s'agit de la promesse donnée par le gouvernement de Tôkyô qu'il surveillera les départs pour les Hawaï. Les idées de paix triomphent donc, après bien des hésitations, et aussi après que l'on a éprouvé longuement les dispositions de l'adversaire. Soudain les dépêches annoncent que sur un geste de Tôkyô les départs des émigrants sont suspendus. S'il suffisait d'un geste officiel pour entraver l'émigration
du Japon à la convention russo-américaine concernant les pêcheries de la mer de Béring; conclusion d'un traité prohibant l'émigration des Japonais en Amérique? Pourquoi les Japonais ont-ils sacrifié leur ambassadeur, alors que leur diplomatie affirmait qu'elle était disposée à régler l'émigration japonaise, au gré des États-Unis. et qu'elle faisait tenir au gouvernement de Washington un mémorandum? Pourquoi ont-ils fait coïncider ce rappel avec le départ de la flotte américaine dans le Pacifique?
aux Hawaï et dans les Amériques, pourquoi le gouvernement japonais a-t-il tant tardé à le faire, au cours de ces dix-huit mois de crise? Il n'était donc guère de bonne foi quand depuis 1901, il assurait qu'il faisait tous ses efforts pour arrêter l'émigration vers les États-Unis. Cet arrêt déterminé à point nommé, alors qu'il est nécessaire pour emporter les dernières hésitations des États-Unis à accepter les promesses du Japon, durera-t-il?
Le désir de paix du gouvernement japonais paraît lui être dicté par des raisons tout à fait extérieures au problème en question. Mais alors s'il n'a pas pris définitivement son parti de sacrifier l'émigration de ses nationaux dans l'Amérique du Nord, pourquoi sa résignation présente?
Jusqu'aujourd'hui, les États-Unis ont été nos maîtres et nos amis, nos initiateurs et nos bons voisins. Lorsque notre pays voulut s'élever au rang de grande puissance, les autres nations s'interposèrent et nous causèrent des ennuis. L'Amérique seule nous témoigna de l'amitié. Dans l'esprit de nos concitoyens, les États-Unis ont toujours été accompagnés de l'adjectif « généreux »... Cette amitié, nous l'avons conservée encore quelque temps après nos victoires sur les Russes. Aux États-Unis, les cols Kuroki et les cols Togo étaient en vogue; on créa des stations qui s'appelaient station Kuroki, station Togo. Nous pensions bien que cette sympathie des Américains était un peu exagérée, tout de même nous leur en savions gré. Actuellement, l'attitude des États-Unis à notre égard, semble indiquer une volonté de passer à l'extrême opposé, tellement qu'on pourrait croire qu'il ne s'agit pas du même pays 1.
De bienfaiteurs attitrés, on ne s'attendait guère à un reniement.
1. Tokyo Keizai Zasthi, 3 novembre 1906.
Une déclaration de guerre ne nous serait pas aussi sensible, écrivait le professeur Mitsuriki, doyen des sciences de l'Université de Tôkyô ; longtemps le Japon a eu à lutter pour garantir, son droit à exister comme État indépendant et pour gagner sa situation présente dans le monde civilisé. Si maintenant son ancien ami, qui est presque responsable de l'avoir engagé dans cette voie, lui tourne le dos en déclarant qu'il ne s'associera pas plus longtemps avec lui à termes égaux, le ressentiment doit nécessairement être très amer.
Toutefois le sentiment des Japonais que le monde pourrait interpréter comme une ingratitude une attaque contre un pays dont jusqu'à présent l'amitié était pour eux un dogme, a grandement comprimé tout désir de guerre. Parcourons le livre d'or de cette amitié. En frontispice, la statue du commodore Perry qui élevée au Japon, symbolise l'ère nouvelle; comme préface, le traité qu'il signa à Kanagawa en 1854, première entente du Japon avec une puissance étrangère : le Japon moderne en est sorti. Puis des portraits de bienfaiteurs : le premier diplomate américain, Town- send Harris, qui conseilla aux Japonais de fixer les droits de douanes à 5 p. 100 ad valorem, droits que les pays européens furent obligés d'accepter; le rev. Dr Verbeck, le Dr Hepburn et d'autres Américains qui travaillèrent à l'éducation des jeunes gens. El voici le dénombrement des bienfaits ; chacune des grandes réformes japonaises : fondation d'écoles et de l'Université de Tôkyô; frappe de la monnaie selon le système décimal, essai du système des banques nationales, adoption de l'étalon d'or, postes, télégraphe, chemins de fer, téléphone, électricité, forme parlementaire du gouvernement, idées de liberté, forma-
tion départis politiques, jeu de base-bail, etc., autant d'emprunts et d'hommages à la civilisàtion américaine. L'ambassade et la grande mission japonaises de 1860 et de 1870 commencèrent leurs- visites des pays étrangers par les États-Unis.
A l'actif des Américains un beau trait de désintéressement : des navires anglais, après avoir bombardé et détruit la ville de Simonoseki en 1863, levèrent 3 milions de dollars d'indemnité qui furent divisés entre les Puissances. Plus tard, l'enquête ayant prouvé que tous les torts en cette affaire n'étaient pas du côté japonais, les États-Unis retournèrent au Japon les 750 000 dollars qu'ils en avaient reçus. Puis, dix- huit années durant, c'est la comédie en trois actes de la revision des traités. L'Amérique, la première, est disposée à reconnaître au Japon une entière juridiction dans les ports ouverts, et, continuant envers le Japon ses habitudes de patronage, fait mine en 1876 de conclure séparément un traité qui sacrifiait à l'orgueil japonais les droits d'exterritorialité. Si ce « Bin- gham treaty » resta lettre morte, la faute en fut, non pas aux Américains, mais bien aux négociateurs du Mikado qui, au moment d'obtenir l'avantage qu'ils désiraient, se prirent à hésiter, et — scrupule de dernière heure — ajoutèrent une clause d'après laquelle le traité ne serait appliqué qu'au cas où les autres puissances concluraient des traités analogues. En 1887, reprise du projet : les États-Unis, toujours les premiers, sont encore prêts à le signer. Encore une fois, l'affaire échoua : l'opinion japonaise prit peur à l'idée du péril que pourrait créer une immigration étrangère. Enfin, en 1894, le gouvernement anglais s'étant laissé arracher un traité, les États-Unis le ratifièrent immé-
diatement. Ainsi de 1876 à 1894, dans cette grande affaire de la diplomatie japonaise, le bon vouloir des Américains fut toujours évident — même à se laisser berner. Enfin, en dernière page du Livre d'or, l'accueil fait à miss Roosevelt et au secrétaire Taft, en 1905 : les foules campagnardes aux gares, les cadeaux envoyés en reconnaissance des services rendus par les États-Unis pendant la guerre qui s'achevait.
Cette reconnaissance, mise à rude épreuve, fut néanmoins assez forte pour tempérer les sentiments antiaméricains :
Quoique nous ne puissions cacher notre mécontentement, nous continuons, — comme le comte Okuma me l'a dit, — à taire notre angoisse pour cette raison profonde que l'Amérique nous a toujours témoigné la plus vive amitié depuis un demi-siècle... Nous sommes fort chagrinés que nos adversaires soient les Américains, à qui nous devons tant. Toutefois nous sommes rassurés par le fait que tous les torts se trouvent du côté américain et que les Japonais n'ont rien fait pour ne pas payer leur dette de reconnaissance... Notre diplomatie a paru jusqu'ici dans une position inférieure. C'est que dans le conflit nous avons conservé des égards pour une nation à qui le Japon était lié par une amitié ininterrompue de quarante années. Il n'est pas désavantageux de reconnaître que cette situation inférieure du Japon dans le présent conflit est due à l'observance par le peuple des principes du Bushidô i.
Les proclamations du Mikado, les hakkai de soldats japonais et l'opinion du monde civilisé venaient d'attribuer la victoire du Japon sur le Russe au Bushidô,
à cette « Voie des guerriers » qui donne honneur et
1. Taiyo, décembre 1906, janvier et février 1907.
courage; lès Japonais, fiers d'avoir vaincu, non pas seulement parce que les plus forts, mais parce que moralement les meilleurs, exaltaient leurs antiques vertus : ce n'était pas le moment de risquer le reproche d'ingratitude en attaquant les États-Unis.
Mais, très fort au début du conflit, cet appel à la fierté nationale n'a-t-il pas perdu à la longue un peu de son prestige? Une année d'antijaponisme aux États-Unis a sans doute allégé dans le cœur des Japonais la crainte de paraître ingrats.
Quand ils attaquèrent les Russes, outre le désir de forcer le respect de l'Europe encore méprisante et de faire prévaloir leur influence à Pékin, les Japonais visaient la Corée et la Mandchourie : quels avantages précis de gain ou de conquête pourraient-ils escompter d'une victoire sur les Américains?
Parmi les journaux américains, les uns disent : Les armements du Japon ne sont pas en proportion de ses finances; ne fera-t-il pas la guerre pour de l'argent? Les autres répondent : A peine remis de sa guerre contre la Russie qu'il dut interrompre faute d'argent, le Japon ne peut se lancer maintenant dans une nouvelle guerre. — Guerre causée par besoin d'argent, guerre empêchée par manque d'argent : que penser de ces deux opinions contradictoires?
La dette publique du Japon avant la guerre contre la Russie s'élevait à 1465 239 000 francst. Les emprunts
1. Sur tout ceci, cf. les études documentées sur le Développement économique du Japon et Le Commerce extérieur du Japon en 1900, par G. Dauphinot, chef du service commercial à la Direction de l'Agriculture. Gouvernement général de l'Indo-Chine. Bulletin économique, Hanoï, janvier-février et août 1907.
l'ont augmentée de 4 666 358000 francs. La nationalisation des chemins de fer, pour laquelle est prévue une dépense de 1 280 000 000 de francs, et les grands travaux, dont les plans ont été approuvés, porteront prochainement cette dette à 7 680 000 000. Dans les prévisions des budgets pour les exercices 1906-1907 et 1907-1908, au chapitre recettes étaient portées de grosses sommes, à obtenir par des emprunts intérieurs. Afin de subvenir aux dépenses de la campagne, le ministre fit voter par la Diète en 1904, puis en 1905 deux lois qui relevaient successivement le taux des impôts. Ces lois devaient cesser d'être appliquées le dernier jour de l'année qui suivrait le rétablissement de la paix; mais les représentants de la nation furent obligés en 1906 d'en voter le maintien indéfini, pour assurer les intérêts et l'amortissement de la Dette publique. Et même il fallut créer quelques nouveaux impôts. L'augmentation successive de leurs taux fait peser sur la population une nouvelle charge annuelle de 387 millions. 281 600 000 francs sont consacrés au service des dettes contractées en raison de la campagne et qui doivent être amorties en trente ans. Déjà 92 160 000 francs sont nécessaires pour amortir les dettes précédentes et il faudra bientôt assurer le service de nouveaux emprunts. Les budgets sont difficiles à établir : des ressources extraordinaires (reliquat de comptes de guerre, indemnité pour les prisonniers russes, emprunts, etc.) servant à couvrir des dépenses qui ne pourront être supprimées les années suivantes (programme militaire et naval), le déficit est à prévoir. Est-ce ce moment de liquidation que le Japon va choisir pour se lancer dans une guerre où il n'aura plus à compter sur le marché anglais, où l'appui financier de
la France, qu'il commence seulement d'obtenir, resterait problématique?
Si l'opinion et le gouvernement au Japon estiment que la guerre est nécessaire, ce n'est probablement pas la question d'argent qui les fera reculer. Alors ils verront surtout les bons côtés de la situation financière. Dans une guerre avec les États-Unis, le Japon n'aurait pas, vu la difficulté d'une prise de contact sur terre, de nombreuses armées à entretenir comme en Mandchourie. Une nouvelle victoire serait peut-être rentable pour les Japonais. Sans escompter une indemnité de guerre, qui leur a manqué au traité de Portsmouth et qui serait peut-être aussi difficile à obtenir des Américains, la facilité avec laquelle le capital européen prête aux nations victorieuses leur donne confiance ; ils en savent quelque chose depuis trois ans : les intérêts de leur dette ont été en moyenne de 5 p. 100, intérêt peu élevé quand on considère le tauxhabituel des avances en Extrême-Orient.
En ses sujets aussi, le gouvernement japonais a toute confiance : sa population de 48 millions d'individus s'accroit régulièrement chaque année de 700 000 têtes environ. Malgré la longueur de la dernière guerre, le peuple a accepté tous les nouveaux impôts, a couvert tous les emprunts intérieurs et, dans toutes les classes, a aidé l'État par des dons personnels. Les recettes, qui étaient pour 1903-1904 de 671369 500 francs, ont passé à 844 864 700 francs en 1904-1905, à 1118 968 600 en 1905-1906 et, pour 1906-1907, le ministre des Finances a pu les évaluer à 1 276 338 000 francs1. Le rendement de tous les impôts
1. Les recettes pour l'année fiscale 1906-1907 ont dépassé les prévisions de plus de 76 millions de francs.
accuse depuis quatre ans de grosses plus-values ; les dépôts dans les banques et caisses d'épargne ont augmenté.
Depuis 1896, les importations du Japon dépassaient ses exportations : en 1905, 1261 873 700 francs aux importations et 850 521 300 francs aux exportations, mais en 1906, pour la première fois depuis dix années, la balance du commerce a penché à l'avantage du Japon : exportations,! 093 287 000 francs importations, 1 080 462000 francs. Les circonstances ont été exceptionnellement heureuses : la situation de la sériciculture et du marché du cuivre était excellente; une grande quantité de produits japonais sont entrés en Sibérie et en Mandchourie septentrionale, par le port de Vladivostock ouvert en franchise ; dans la Mandchourie du sud, ils ont été favorisés par l'exemption de droits ; la présence en Corée et en Mandchourie de Japonais, civils ou militaires, a stimulé en ces pays les exportations japonaises, et le tremblement de terre et le feu ont déterminé de fortes expéditions de bois, de ciment et d'autres matériaux de construction à San Francisco. Il se peut qu'en 1907 et les années suivantes les commerçants japonais ne soient pas aussi gâtés : les expéditions de soies grèges n'atteindront peut-être plus la somme énorme de 185 millions de francs; le prix du cuivre a baissé. En Mandchourie et en Sibérie, le marché est encombré de produits japonais ; les barrières douanières seront relevées quelque jour à Vladivostock, enfin en Mandchourie méridionale, les articles japonais auront à soutenir la concurrence, à termes égaux, des articles européens et américains. N'importe : avec l'émigration japonaise en Corée, en Mandchourie et dans les Amé-
riques; en raison de l'industrialisation du Japon, du développement de ses lignes de navigation, il faut s'attendre à ce que ses exportations continuent de croître.
Une guerre avec les États-Unis ruinerait-elle ce commerce extérieur? Le Japon perdrait temporairement la clientèle américaine, mais les exportations vers l'Amérique ne représentent qu'un peu plus du tiers de ses exportations totales : la moitié en est dirigée sur l'Asie et un sixième sur l'Europe. Les quatre cinquièmes des importations japonaises proviennent à part presque égale de l'Asie et de l'Europe, — le reste seulement d'Amérique. La guerre développerait les échanges entre le Japon et la Chine. Le Japonais prendrait en Chine sur son rival américain une avance qui compenserait ses pertes temporaires du côté des États-Unis. Pertes temporaires, car les échanges entre le Japon et les États-Unis reprendraient nécessairement, la guerre finie. De l'Europe, le Japon tirerait tout ce qui momentanément ne lui viendrait pas d'Amérique. Alors que le commerce japonais gagnerait plutôt à une telle guerre, le commerce américain risquerait d'y perdre deux marchés, distancé en Chine par le Japon, au Japon par l'Europe.
Le budget japonais de 1906-1907 était un budget d'expansion. Sur les 181 millions d'augmentations de dépenses, 121 millions de francs allaient à l'armée et à la marine (ministère de la Guerre : 82 925 700 fr. ; ministère de la Marine : 37 947 000 fr.). Au lieu de supprimer quelques taxes de guerre, on pensait à forger de nouvelles armes de combat1 et à tirer parti
li Dans le projet de budget du Japon pour l'année fiscale
de tous les avantages, économiques, géographiques : les encouragements à la marine marchande atteignent
1907-1908, les dépenses ordinaires et extraordinaires de la guerre présentent une augmentation de 153 510 000 francs; celles de la marine de 110 940 000. Le déficit de l'année financière 1907-1908 est de 480 millions de francs; l'augmentation des dépenses est surtout causée par les besoins de l'armée et de la flotte. Le Japon dépensera en sept ans 650 millions de francs pour augmenter sa puissance navale. Toutefois, le 17 novembre 1907, le Times disait qu'il y avait conflit entre les autorités militaires et navales du Japon et le ministère au sujet du budget de la guerre que l'on voulait réduire pour éteindre les dépenses extraordinaires non productives, et le 6 décembre il annonçait que les autorités de l'armée et de la marine acceptaient une prolongation du délai dans lequel le programme extraordinaire doit être mis à exécution.
A la fin de janvier 1908, le budget pour l'exercice 1908-1909 a été publié. Le montant des revenus ordinaires a été évalué à 1 milliard 190 millions de francs, alors que les dépenses ordinaires ne seraient que de 1 067 500 000 francs. Cet excédent de 122 500000 francs diminuera d'autant le recours aux recettes extraordinaires, qui seront ramenées ainsi à 350 millions, pour couvrir 472 500 000 fr. de dépenses extraordinaires. Le total des revenus et des dépenses est le même que celui du budget de l'année précédente; mais le budget pour 1908-1909 est plus sage car les revenus ordinaires permanents accusent un accroissement de 130 millions de francs (27 500 000 francs doivent résulter d'une majoration des impôts sur le saké, le sucre et le tabac d'un impôt nouveau sur l'huile d'éclairage) et les revenus extraordinaires subissent une diminution d'autant, tandis que les dépenses ordinaires augmentent de 37 500 000 francs et les dépenses extraordinaires diminuent d'autant. On s'efforce ainsi de revenir à un budget normal. Le gouvernement a réussi à limiter le chiffre des dépenses à 1 540 000 000 francs en ajournant à un exercice ultérieur certains crédits autorisés par la Diète, notamment sur les budgets de l'armée et de la marine. Ces réductions qui se montent à 300 millions de francs porteront principalement sur les années 1908-1909. Les plans restent les mêmes; seules les dates auxquelles la construction des navires de guerre et des armements doit être< terminée ont été retardées. Enfin on mande de Tôkyô au Times le 26 janvier 1908 qu'un fort parti se forme au Japon soutenu par la grande majorité de la classe commerçante et industrielle pour s'opposer à l'augmentation des armements et à l'accroissement des impôts.
dans le budget 1907-1908, 24 004 534 francs; on nationalise les chemins de fer du Japon, pour qu'ils soient mieux au service de l'État; on améliore les chemins de fer de Corée et de Mandchourie pour relier le système japonais au transsibérien et aux réseaux chinois. C'est à plus d'un milliard 400 millions qu'il faut estimer les avances ou subventions consenties depuis la paix, soit à des banques, soit à des compagnies de navigation, à des sociétés industrielles ou commerciales par l'État et ses banques. Le gouvernement a compris que l'initiative chez une nation aussi disciplinée que le Japon appartenait à l'État, que la confiance créée par la victoire et que le désir de revanche, né du demi-échec de Portsmouth, rendaient le moment opportun pour développer les exportations et rétablir ainsi en faveur du pays la balance du commerce extérieur : l'avenir du Japon, à proximité des énormes marchés d'Extrême-Orient beaucoup plus riches que lui en produits naturels, est dans l'industrie et le commerce. L'intérêt que le gouvernement japonais tire des prêts qu'il consent est supérieur à l'intérêt qu'il doit verser pour ses emprunts intérieurs ou extérieurs; peut-être même l'État s'est-il réservé, dans les nombreuses entreprises qu'il aide de ses deniers, une part des bénéfices qui pourra l'aider à servir les intérêts de sa dette. Sur les 4 milliards 50 millions que l'État a déboursés pour solder les dépenses de guerre, 1 milliard 729 millions seulement sont allés à l'étranger; le reste, 2 milliards 321 millions sont restés dans le pays, et y créent des disponibilités. Le récent emprunt conclu à l'étranger par le gouvernement pour le chemin de fer sud-mandchourien, pourrait, en cas de crise, recevoir une autre destination.
Les budgets japonais témoignent présentement d'un grand optimisme. Que d'ici quelques années de mauvaises récoltes et les faillites de quelques centaines d'entreprises trop hâtivement montées déterminent une crise analogue à la crise 1 que valut à l'Allemagne son essor économique après le traité de Francfort, et les raisons financières seront peut-être alors plus efficaces qu'elles ne peuvent l'être maintenant, en pleine confiance, pour combattre, le cas échéant, le désir d'une guerre. On ne prête pas encore attention à l'énorme part de crédit qu'implique la prospérité. Il a fallu à l'Allemagne de longues années pour que sa situation économique et financière tempérât son ardeur à continuer sa fructueuse industrie de la guerre. Elle fut plus près de recommencer la guerre contre la France pendant les dix années qui suivirent sa victoire de 1870-1871 qu'elle ne l'a été réellement depuis.
S'il ne s'agissait que de la paix de l'Orient, les armements du Japon paraîtraient superflus. Quelle puissance militaire, sauf peut-être un jour la Chine transformée, pourra jamais en Extrême-Orient lui opposer des forces semblables? Pourtant le Japon se hâte d'augmenter ses divisions et de construire des cuirassés : est-ce au réveil de la Chine ou à l'ambition américaine qu'il songe?
1. A peu près en même temps que les États-Unis, le Japon a traversé une crise financière, mais beaucoup moins grave que la crise américaine. Faillite de trois ou quatre négociants en cuivre à Osaka; faillite de trois banques à Tôkyô; démission du baron Sakatani, ministre des Finances et de M. Yamagata, ministre des Communications, voilà les signes les plus importants de l'exagération du crédit dans les finances privées et publiques.
Ce n'est pas sa situation financière qui empêcherait le Japon de faire la guerre, mais en dehors d'une indemnité et d'une augmentation de crédit, que pourrait lui rapporter une victoire sur les Américains?
Le contrôle de l'isthme de Panama? Mais à supposer que les Japonais puissent l'obtenir par conquête ou négociations, mieux vaut laisser pendant dix années encore les Américains le percer à coup de millions. Et jamais l'Europe ne permettrait la substitution d'un contrôle japonais au contrôle américain ; elle exigerait l'internationalisation de cette porte du Pacifique.
Les Hawaï, point de relâche incomparable dans le Pacifique nord seraient de bonne prise. Mais pourquoi se hâter? Dans ces Hawaï que les Japonais ont conquises économiquement, le temps travaille pour eux; le nombre des enfants, qui y naissent et qui pourront demander la naturalisation américaine, leur donnera un jour l'influence politique. Qu'ajouterait à ces perspectives d'avenir une possession immédiate? Des risques sans doute. Plus proches d'un millier de milles de San Francisco que de Yokohama, les Hawaï à protéger seraient une cause de faiblesse pour l'Empire dont l'avantage présent sur les États-Unis vient du groupement de ses possessions.
Maîtres des Hawaï, les Japonais tenteraient-ils de bombarder quelques villes sur le continent américain? Mais auparavant ils auraient dû détruire toute la flotte américaine; les ports du Puget Sound seraient protégés contre des obus venant de la haute mer ; San Francisco est encore à moitié renversée; les
autres villes de la côte ne comptent guère. Les entreprises japonaises en Californie seraient ruinées par représailles. Pour contraindre les Américains à une paix humiliante et à une indemnité de guerre, il faudrait que les Japonais s'emparassent d'une portion du territoire américain. Autant l'on comprend une invasion lente de la côte américaine par leurs coolies, autant l'on imagine mal qu'ils puissent la conquérir par les armes. Ils n'ont pas la prétention de traverser les trois quarts du continent américain et d'aller dicter leurs conditions aux 45 millions d'habitants qui vivent à l'est de Columbus , centre de la population au recensement de 1900. A supposer qu'ils s'installent sur la côte californienne, combien leur faudrait-il amener de troupes au travers du Pacifique pour empêcher qu'une poussée en retour, partant de l'hinterland américain, ne vînt les jeter à la mer? Les Américains, naturellement combatifs et qui ont toujours guerroyé avec courage et acharnement contre les Anglais ou entre eux, et en qui la victoire sur les Espagnols a développé depuis dix ans l'esprit chauvin, se lèveraient en masse pour la croisade contre le Jaune. A supposer encore — pure invraisemblance — qu'ils fussent battus, on peut être sûr qu'avant dix années le réflexe de ce peuple, qui a le nombre et les richesses, serait terrible, irrésistible.
L'Alaska est la seule portion du territoire américain dont l'invasion armée serait praticable pour les Japonais ; les Aléoutiennes qui en commandent les abords ne sont qu'à 500 milles de la plus septentrionale des Kouriles japonaises. L'Alaska, par ses mines et ses pêcheries; est une terre de grandes richesses où les Américains ne pourraient transporter des troupes que
par mer et dont la prise justifierait peut-être, en cas de rétrocession, une indemnité de guerre. Mais l'escadre américaine, concentrée à San Francisco ou dans le Puget Sound, serait à portée de prévenir un gros débarquement de troupes japonaises en Alaska et les Japonais ne pourraient y envoyer assez de soldats pour s'en emparer qu'après avoir détruit la flotte américaine et réussi à empêcher tout transport de troupes ennemies.
En cas de guerre, les Philippines seraient pour les Japonais la proie la plus sûre, la plus proche et la plus utile : retirer aux Américains la seule base navale qu'ils aient à proximité du Japon et dans le Pacifique occidental, serait le premier coup à tenter. Voisines de Formose, les Philippines compléteraient au sud le chapelet d'îles japonaises qui, depuis les Kouriles au nord, s'égrène au-devant du continent asiatique; avec l'Indo-Chine, les Philippines sont, en Extrême-Orient, les dernières terres méridionales d'où les Blancs soient à déloger.
Les alarmes que sonnent les journaux américains depuis la victoire du Japonais sur le Russe, retentirent autrefois dans les journaux espagnols après la victoire du Japon sur la Chine : entrevues d'officiers japonais avec des Philippins; explorations stratégiques des îles; visites de colonels d'état-major déguisés; repè- rement de points de débarquement à Manille et dans la baie de Subie; envois d'armes par une junte de Philippins installés à Yokohama ou à Tôkyô; prétendues assurances de protection données à ces Philippins par les Japonais. La plupart de ces nouvelles, aux temps du joug espagnol comme de la règle américaine, furent inventées ou colportées par quelques
conspirateurs qui avaient intérêt, pour encourager leurs partisans, à faire valoir l'influence qu'ils disaient posséder sur le gouvernement du Japon.
Les victoires japonaises ont excité les Philippins qui rêvent d'indépendance et qui, en dépit de la généreuse et humaine politique instaurée par M. Taft, condamnent en bloc la domination américaine : de lourds impôts et des milices parfois brutales l'ont rendue impopulaire. Des étudiants philippins séjournent au Japon et y intriguent; à Manille on rencontre des Japonais, artisans, charpentiers surtout, ou voyageurs de passage dont on se méfie ; on disait en 1907 qu'une colonie de soixante femmes japonaises installées à Olongapo, station navalè dans la baie de Subic, avait renseigné leur gouvernement sur cette place que les Américains arment fiévreusement.
Les Japonais, maîtres de Formose, savaient avant 1898 que les Philippines échapperaient à l'Espagne; ils savent depuis 1898, que les Américains, n'y resteront pas toujours, mais désirent-ils faire une guerre pour les prendre? Présentement ils sont pourvus : la Corée et la Mandchourie à peupler d'émigrants, les côtes des Amériques à jalonner de Shin Nihon, voilà des tâches plus importantes que de s'installer aux Philippines, très peuplées et trop chaudes pour le tempérament japonais. A maintes reprises, ils ont assuré le gouvernement de Washington qu'ils ne convoitaient pas les Philippines1. Le secrétaire Taft, dans son discours du
1. Cf. Osaka Shimpo, 13 octobre 1907. Les Philippines ont toujours été l'occasion de déceptions pour leurs propriétaires Espagnols ou Américains. Prendre ces îles ne serait pas encore une bonne affaire. Et si les Américains en proclamaient maintenant l'indé-
1er octobre à Tôkyô, a confirmé ces assurances : « On a suggéré que nous pourrions nous décharger de notre fardeau en vendant les îles au Japon ou à quelque autre pays. Cette suggestion est absurde. Le Japon ne désire pas les Philippines. Il a des problèmes à résoudre plus près de chez lui. Au surplus, les États-Unis ne pourraient vendre des îles à une autre puissance sans violer grpssièrement ses obligations envers les Philippins. »
En 1906, après que l'on eût annoncé que le gouverneur général L. E. Wright ne retournerait pas à Manille et qu'il irait comme ambassadeur à Tôkyô, la nouvelle lancée par un journaliste anglais, que les Américains négociaient la vente des Philippines au Japon, trouva, six mois durant, une ferme créance par tout l'archipel. En dépit de tous les démentis officiels, la presse, les délégations provinciales et municipales discutèrent passionnément la nouvelle et adressèrent des manifestes au gouvernement de Manille, pour qu'on câblât à Washington d'arrêter les négociations. De cette vaine agitation, il faut retenir que les Philippins, malgré qu'ils soient toujours prêts à sacrifier leur loyalisme à leur désir d'indépendance, préfèrent encore la règle américaine à la règle japonaise. Ils estiment que leur indépendance, ils ont plus à l'attendre des Américains idéalistes que des Japonais réalistes. Si les Américains n'avaient cherché que la prospérité matérielle de leur colonie, ils auraient ouvert les portes toutes grandes aux
pendance, c'est-à-dire « s'en débarrassaient sur le dos des autres », ce serait une occasion de conflits internationaux, fâcheux pour le Japon voisin.Aussi * nous demandons que les États-Unis gardent encore les Philippines et qu'ils entreprennent de les améliorer ..
Chinois et aux Japonais, et les Philippins, mous et paresseux, eussent été étouffés. Une domination japonaise mettrait fin aux destinées de cette race : il ne serait plus question d'assemblée philippine, de commissaires philippins collaborant au gouvernement, d'écoles élevant les indigènes au rang d'instituteurs et d'employés, les préparant à l'agriculture ou au commerce.
La politique du Japon à Formose et en Corée donne aux Philippins la mesure des libertés et des privilèges qu'il a coutume de laisser aux pays qu'il protège 1. Au surplus, les Philippins croient former Un peuple à part en Asie ; ils n'identifient pas leur sort à celui des autres Extrême-Orientaux; ils ne sont pas sans quelque mépris pour le peuple japonais. Dressés pendant des siècles aux sentiments chrétiens et aux préjugés les plus anachroniques, ils ont gardé du règne des moines le mépris des païens. De tous les Jaunes qui imitent les Européens, c'est eux les représentants les plus anciens, les plus achevés de la civilisation occidentale. Sans doute, en bons Orientaux, ils ont pris leur part aux victoires des Jaunes : ils admirent le Japon, le craignent et reconnaissent que ses succès viennent de son européanisation, mais ils s'estiment eux-mêmes trop européanisés pour accepter sa tutelle.
1. Les tentatives officielles pour diriger une émigration japonaise à Formose ont échoué. L'île est non pas une colonie de peuplement mais une colonie d'exploitation, — au profit du Japon plus que des indigènes. Les Japonais, officiellement et privément, vivent à part de ces frères jaunes qu'une police tracassière et brutale surveille. Élèves japonais et élèves indigènes ne fréquentent pas les mêmes écoles, et les élèves indigènes ne vont que dans des écoles primaires. L'île n'est pas complètement pacifiée.
Une régénération de l'Asie par une union de Mongols et de Malais, de Japonais et de Philippins, non pas la domination du Japon sur leur archipel, voilà le rêve des quelques Philippins mégalomanes, qui, ignorant leur faiblesse, se tournent présentement vers le Japon. La prise de possession de l'archipel par les soldats du Mikado dissiperait ce malentendu : elle leur vaudrait sans doute, autant qu'aux Américains naguère, une résistance acharnée et des dépenses que de longtemps les ressources des îles ne suffiraient pas à rembourser *.
1. Sur cette question, cf. un article de M. James A. Le Roy, Japan and the Philippine Islands, Atlantic Monthly, january 1907. M. Le Roy est un des Américains qui connaissent le mieux la question philippine.
IV
C'est la Corée et la Chine qui surtout refréneront les dessins belliqueux du Japon 1. Protecteur de la Corée,' le Japon l'est par tradition historique et par intérêt. Pour tout Japonais, dès l'enfance, la Corée c'est la côte voisine que depuis des siècles en insulaire il convoite, le pont qui a relié la civilisation japonaise à la civilisation de l'Asie, la bonne terre pour qui le Japon a entrepris toutes ses guerres et
1. « Le Japon a entrepris, avec un intérêt très légitime pour un voisin si proche, de réformer et de rajeunir la Corée; en dépit des racontars et des critiques, le monde croit que le prince Ito et le gouvernement japonais y poursuivent une politique de justice, de civilisation et de bien-être, tout à l'avantage de ce peuple arriéré. Pourquoi le Japon désirerait-il la guerre? Elle arrêterait sérieusement ou retarderait l'exécution de ses plans de réforme en Corée. » Secrétaire Taft, à Tôkyô, 1" octobre 1907. Cependant, l'Asahi Shimbun du 18 novembre 1907 parle d'un mouvement procoréen aux États-Unis : « La Chambre de commerce de San Francisco a décidé, à l'instigation d'un M. Hulbert, que les députés de la Californie, à la prochaine session du Congrès, demanderaient ce que sont devenus le traité coréo-américain et les droits de la Corée d'administrer son territoire. Le traité en vigueur autorise un droit de 7 p. 100 ad valorem sur les importations américaines en Corée. Or le Japon est en train de comprendre la Corée dans un zollve- rein : les droits sur les marchandises américaines en Corée seront
qu'après avoir occupée il avait dû toujours abandonner. Maintenant qu'il la tient, il faut qu'il s'y installe définitivement; mais la traditionnelle haine des Japonais qu'ont les Coréens, peuple chinoisé, s'est accrue de leur irritation à voir maltraiter leur maison impériale, à être dépossédés de leurs meilleures terres et de leurs droits de pêche, méprisés, réduits aux tâches les plus serviles, brutalisés et torturés.
L'empereur de Corée, ayant joué le double jeu d'envoyer des délégués à la conférence de La Haye pour protester contre la règle japonaise, et de nier qu'il l'avait fait, a été contraint d'abdiquer et remplacé par son fils, que le traité du 25 juillet 1907 soumet au Japon. Des troubles s'en sont suivis; l'état de siège fut proclamé à Séoul. Des soldats coréens et des jeunes gens se réfugièrent en armes dans la région du Sud-Est. Du 19 juillet au 15 octobre, 236 policiers et 44 autres Japonais ont été tués par les Coréens. La répression fut terrible; les Japonais massacraient non seulement les rebelles, mais des villageois inoffensifs, après les avoir razziés1. En décembre 1907, on
désormais les mêmes qu'au Japon; d'où augmentation de 40 à 50 p. 100. Au reste, le Japon accapare les terres de la Corée pour y développer la culture du coton et du blé et pour chasser ainsi du marché les importations américaines... Des pétitions sont organisées au* États-Unis pour qu'on protège l'indépendance de la Corée. - Les Anglais aussi s'émeuvent des injustices et des atrocités japonaises en Corée. Cf. dans l'Empire Review, janvier 1908, un article de deux Coréens et surtout dans la Contemporary Review, janvier 1908, un article de F. A. Me Kenzie. Ce n'est pas tant le manque de parole des Japonais au sujet de l'indépendance de la Corée et de l'open door, que leur parti pris de détruire toute nationalité coréenne et d'asservir ce misérable peuple qui est dénoncé dans ces articles.
1. Cf. le récit de M. Me Kenzie qui, malgré les précautions et
parlait d'augmenter encore les effectifs japonais : les révolutionnaires étaient actifs ; vingt Coréens appartenant à la légation japonaise avaient été assassinés.
Le prince Ito a déclaré que son programme de réformes nécessiterait une dépense de 50 millions de francs, répartie sur une période de cinq années. Une compagnie de colonisation, présidée par le comte Katsura sera créée en 1908 sous le patronage du gouvernement pour exploiter la Corée. Mais, en raison de la tendance générale des Japonais, soldats ou coolies, et aussi soshi, aventuriers de basse classe, à ne pas ménager les Coréens, à en finir au plus vite avec ce peuple jugé incapable de progrès, il faudra au prince Ito et à ses conseillers de la patience et de la prudence pour résoudre la question coréenne, beaucoup de troupes aussi et beaucoup d'argent et surtout la force de résister à la brutale avidité de ses compatriotes. Il n'est jamais prudent d'affamer et de torturer un peuple de plus de dix millions d'habitants. He that England fain would win, must with Ireland first begin. Celui qui veut vaincre l'Angleterre doit s'attaquer à l'Irlande. Irlande de cette Angleterre d'Extrême-Orient, la Corée continentale crée au Japon, qui perd ses avantages de pays insulaire, le souci d'une frontière que quelque jour, peut-être, il lui faudra défendre contre un retour des Chinois.
La Mandchourie aussi réclame l'attention du Japon qui vient de conclure un emprunt de 100 millions de francs pour la construction et la transformation du chemin de fer sud-mandchourien, qui bouleverse et
les défenses des autorités japonaises pour qu'il ne vît pas ces cruautés, en fut le témoin.
assainit des quartiers de Moukden, Thieling et Liaoyang. Aussitôt après la guerre, le gouvernement de Tôkyô envoya en Mandchourie une commission d'hommes d'État, d'ingénieurs, de militaires, chargée d'inventorier les ressources du pays et les moyens rapides de l'exploiter, car à la différence des Russes prodigues et imprévoyants qui engloutirent leur argent dans cette province chinoise, les Japonais se hâtent d'en tirer des bénéfices. Leurs soldats, qui ne l'ont pas encore évacuée, s'y conduisent en conquérants, leurs trafiquants en maîtres âpres et durs. Moins généreux et plus exigeants que les Russes, ils sont craints, mais détestés, et sous la poussée de leur concurrence, l'activité des Chinois se réveille. Il faut que le Japon fournisse du travail à ses nationaux, qu'il les soutienne contre la concurrence des coolies chinois, plus résistants encore que le Japonais, davantage fixés à la terre, plus nombreux aussi, car sans cesse ils montent du Chantoung et des provinces du Yang-tsé. En dépit de l'avantage actuel des Japonais, les commercants chinois seront quelque jour de sérieux concurrents. Présentement les Japo- dais importent leurs marchandises, soit directement du Japon et ils ne payent pas de droits, soit par la Corée et les droits versés leur sont remboursési. Les
1. Le correspondant du Times le Dr Morrison a souvent protesté contre la lenteur des Japonais à . ouvrir la porte » au commerce international en Mandchourie. Cette temporisation japonaise qui rappelle la temporisation russe d'avant la guerre a développé les sentiments antijaponais des colonies étrangères d'Extrême- Orient qui prétendent que lors même que le Japon renoncerait maintenant à ses avantages douaniers et aux exceptionnels tarifs de chemins de fer réservés à ses nationaux pour accorder à tous mêmes facilités, l'avance que les Japonais ont prise en Mand-
Chinois, qui font venir leurs marchandises de Tché- fou ou de Shanghaï ont à acquitter, en plus d'un droit d'entrée, la taxe du likin. Depuis le printemps de 1907, les Japonais ont remis au gouvernement chinois la gérance douanière d'Inkéou (Nioutchouang) et de Dalny, mais ils n'ont pas encore cédé celle d'Antoung. Quand Antoung sera ouvert au commerce étranger et qu'une douane chinoise y sera établie, Chinois, Européens, Américains seront sur un pied d'égalité avec le Japonais et tous disposés à faire bloc contre son activité accapareuse et son appétit de commandement. Que les forces vives de la nation soient accaparées par une guerre contre les États- Unis, du côté de la Corée, le Japon n'aurait par ses derrières assurés, et l'œuvre mandchourienne, encore inachevée, pourrait péricliter.
Le Japon même vainqueur, risquerait encore, la guerre durant, de perdre la prépondérance économique et politique que son admirable effort cherche à conquérir en Chine. « Si nous rompons nos relations et nous combattons, déclarait naguère le baron Kentaro Kaneko au public américain 1, les liens commerciaux entre les deux pays seront rompus et le marché chinois tombera dans les mains de l'Angleterre, de l'Allemagne et de la France. Les États- Unis et le Japon, en dépit de leurs avantages géographiques sur le Pacifique, perdraient tout le bénéfice du commerce asiatique ».
Plus que le Japon, les États-Unis risqueraient de
chourie, jointe à l'influence que leur donne leur occupation militaire, suffit dès maintenant à assurer leur suprématie économique en ce pays.
1. North American Review, 15 mars 1907.
perdre leur clientèle chinoise, mais le Japon pour ses exportations extrême-orientales a besoin du coton, des machines, des capitaux américains. A quoi bon évincer les États-Unis du marché chinois si c'est au profit d'un tiers, de l'Allemagne par exemple, dont les marchandises et les navires se multiplient en Extrême-Orient, de l'Allemagne, dont c'est l'intérêt depuis la défaite russe de détourner de Kiao-tchéou l'attention japonaise et de profiter d'une guerre où s'useraient ses rivaux américains et japonais pour fortifier son influence chancelante en Chine? Les journaux de Tôkyô ont souvent dit que le Kaiser était derrière les États-Unis et qu'il les excitait contre le Japon.
La crainte du problème chinois, on la sent dans les traités que le Japon depuis deux ans s'est hâté de conclure avec les puissances européennes. Lisez le traité anglo-japonais, les accords franco-japonais et russo-japonais : la Chine n'y est pas partie, mais c'est le tiers, dont on s'occupe. On ne la consulte pas, mais on la surveille ; malgré elle, on entend la protéger, et ses protecteurs se hâtent de prendre des àssurances les uns contre les autres, tant ils craignent qu'une crise subite ne les oblige à intervenir.
A la rigueur, ces accords garantissent au Japon que l'Angleterre, la France et la Russie n'attaqueront pas la Chine, mais ils ne peuvent l'assurer contre les risques d'une révolte chinoise ; or c'est non seulement contre la politique des sphères d'influence en Chine que le Japon désire prendre des précautions, au cas où des troubles nécessiteraient une nouvelle intervention des grandes puissances, mais encore et surtout contre les dangers directs que lui ferait courir
cette révolte. Autant que les Européens par leur brutalité et leurs appétits 1, le Japon par l'exemple de sa réussite et par sa propagande est responsable du formidable développement que prend en Chine le mouvement réformiste. Si puissant que soit le Japon, il ne peut prétendre diriger ce mouvement trop vaste pour que les effets en soient prévisibles ; il sent bien que sa propagande y est débordée, qu'elle mène à la
1. Depuis une année les relations sino-américaines se sont améliorées. Les Chinois aux États-Unis ont été mieux traités. Le commissaire général de l'immigration avoue que « pendant le boycott il n'eût pas été sage d'arrêter, comme de coutume, les Chinois trouvés en fraude en Amérique » . Dans son rapport pour l'année fiscale 1906-1907, M. Sargent estime que les lois d'exception votées contre les Chinois, depuis le traité sino-américain du 17 novembre 1880 jusqu'à l'acte du 27 avril 1904, ne sont pas heureuses. Il fait valoir l'utilité qu'il peut y avoir pour les États-Unis dans un avenir prochain, à se concilier les sympathies du gouvernement chinois : le souvenir du boycottage organisé par les guildes chinoises contre les marchandises américaines est encore cuisant. Il souhaite qu'un traité sino-américain soit signé, par lequel la Chine s'engagerait à n'envoyer aucun coolie aux États- Unis, tandis que les Américains accueilleraient les commerçants, les étudiants et les voyageurs chinois.
Au surplus, les Chinois ont bénéficié de l'antijaponisme les Californiens les préfèrent aux Japonais et, dans l'Est des États- Unis, pour protester contre le projet d'étendre l' exclusion acides Chinois aux Japonais, quelques hommes politiques, des universitaires, des missionnaires, des capitalistes et aussi des ouvriers qui, ayant fui aux États-Unis l'oppression de leur pays, ne veulent pas que leurs compatriotes soient empêchés d'y venir par des restrictions de l'immigration en général, — tous ces hommes, soutenus par l'American economic association et l'International missionary union, ont créé un mouvement en faveur de l'admission des Chinois. A la Chambre des représentants, un bill, dit Foster Bill, demande, — sans qu'on puisse s'attendre d'ailleurs à un succès immédiat, — l'abolition de l'exclusion act. Le gouvernement de Washington a averti le gouvernement chinois, J qu'il n'avait pas l'intention de toucher la totalité de l'indemnité qui lui est due par la Chine, depuis la campagne internationale J de 1901. Cette indemnité s'élevait à 24 millions de dollars à payer |
révolution et développe un nationalisme antiétranger sur lequel tous les Chinois sont d'accord.
Ce n'est pas pour l'Europe que le Japon travaille en Chine, c'est même aux dépens de l'Europe qu'il veut assurer sa prépondérance économique et politique. Il veut fortifier la Chine assez pour qu'elle résiste aux tentatives européennes d'ingérence ou de démembrement, — pas assez pour qu'elle se passe de toute protection japonaise.
par acomptes pendant de longues années; les intérêts devaient faire monter la somme à 40 millions de dollars environ. Le gouvernement américain a reconnu que il millions rembourseraient complètement les missionnaires, les particuliers et le gouvernement. 8 millions de dollars ont déjà été touchés. On abandonnera le reste. L'Amérique aide les Chinois à refondre leurs finances, envoie en Chine des expéditions scientifiques qui sont utiles aux indigènes, attire aux États-Unis le plus grand nombre possible d'étudiants chinois. Les Chinois qui ne sont guère satisfaits par les médiocres succès remportés aux examens par leurs étudiants qui ont été au Japon et qui surtout se méfient de leurs idées révolutionnaires favorisent l'envoi d'étudiants en Amérique ou en Europe. \Vu Ting Fang, le nouveau ministre de Chine à Washington est arrivé aux États-Unis, en mars 1903, accompagné de 32 jeunes gens.
Les Chinois paraissent reconnaître les bons offices des Américains et se tourner vers eux pour trouver un appui contre l'Europe, éventuellement contre le Japon. En 1905, lors du voyage du secrétaire Taft en Extrême-Orient, l'ami des États-Unis, c'était le Japon; la Chine alors boycottait les marchandises américaines : maintenant que l'amitié du Japon pour les États- Unis est moins sûre, les Chinois sont moins hostiles aux Américains. M. Taft a été bien reçu par les Chinois de Shanghai et de Hong-Kong en octobre 1907. Il leur a rappelé que les Etats-Unis s'étaient engagés à maintenir la porte ouverte en Chine; il a félicité les Chinois élevés en Amérique de la part qu'ils prennent au mouvement réformiste. On annonce qu'une escadre américaine de quatre ou cinq navires escortera en avril 1908 M. Rockhill, ministre des États-Unis à Pékin, lors des visites qu'il doit rendre aux vice-rois des diverses provinces qui bordent la côte et le fleuve Yang-tsé.
Or la Chine ne se prête pas docilement et à point nommé à ces desseins. En dépit des belles assurances du Japon, les Chinois ne croient pas à son désintéressement et à son amitié. Le Japonais, quand il s'adresse aux Chinois, insiste sur la parenté de leurs langues, de leurs cultures, de leurs morales, de leurs idéals; il est toujours prêt à parler au nom des peuples d'Extrême-Orient dont il est « comme la tête », à les défendre contre les convoitises des Blancs, la race ennemie; mais en Amérique, il fausse compagnie aux Coréens, aux Chinois, et proteste quand les Californiens, le classant parmi les Mongols, l'envoient à l'école spéciale. Aux États-Unis, il n'est plus asiatique, mais occidental de cœur. Dans les protestations du gouvernement, du peuple, des journaux japonais, contre la mesure des écoles et l'antijapo- nisme en Californie, jamais il n'est question des Chinois : on ne se solidarise pas avec eux; on n'essaye pas de grossir les griefs japonais de leur cas ; on préfère que les deux revendications restent distinctes : ces Chinois qui n'ont pas la force de se faire écouter, qu'on les relègue à l'école orientale, qu'on les exclue, ce sont des Mongols.
Le gouvernement japonais ne semble pas avoir encouragé le boycottage chinois des marchandises américaines, par crainte, sans doute, que le mouvement exploité par les étudiants et les révolutionnaires ne dégénérât en troubles antidynastiques et antiétrangers, mais par crainte aussi que le boycottage ne réussît à forcer la main aux Américains et qu'une loi américaine n'admît de nouveau les coolies chinois sur la terre américaine où les Japonais, à l'abri de la concurrence asiatique,
remportaient sur les Blancs de si beaux succès.
L'exclusion des travailleurs chinois hors du Japon, pourquoi ne serait-elle pas aussi blessante pour la Chine que l'exclusion des Japonais hors des États- Unis l'est pour le Japon? Entre travailleurs chinois et travailleurs japonais au Japon ce sont les mêmes conflits d'intérêt et de race qu'entre travailleurs japonais et américains aux États-Unis. En 1906, un Japonais, directeur des écoles et conseiller du Taotaï de Long-tcheou affirma aux enfants de celui-ci, au cours d'une leçon, qu'ils « étaient de race inférieure ». Le Taotaï a expédié au Japon ce patriote qui disait trop haut ce que pensent ses compatriotes.
Le nationalisme chinois entend n'être protégé par aucune puissance, même par le Japon. Il a fort mal accueilli les accords franco-japonais et russo-japonais. Le Wa'i-wou-pou a protesté auprès de la France, de la Russie, et par deux fois auprès du gouvernement de Tôkyô contre ces ententes qui portent atteinte à la souveraineté de la Chine : il n'appartient qu'à elle de maintenir l'ordre et la paix dans ses provinces limitrophes du Tonkin, de la Corée, du Liatoung et de la Mandchourie. Elle n'accepte pas de se laisser dépouiller, même par le Japon, de ses droits. Elle les fait valoir sur le territoire de Kwanto au nord de la Corée peuplé de 600 000 Coréens et de 400 000 Chinois, que le Japon a saisi non pas pour lui sans doute, — il s'empresse de l'affirmer, —mais en tant que protecteur de la Corée; elle proteste contre la hâte des Japonais à établir un réseau télégraphique en Mandchourie, à ouvrir des bureaux à Takéou et ailleurs, qui acceptent déjà des télégrammes pour tous les points du monde au tarif japonais; elle réclame la plus
grande part des bénéfices du chemin de fer de Sin- Minting-Moukden. Les Japonais refusent et offrent de lui vendre à très haut prix un terrain qui ne leur appartient pas. Elle veut construire un chemin de fer de Sin-Minting à Takumen; le Japon déclare qu'une ligne parallèle à la ligne de la Mandchourie méridionale ne sera pas construite : ce serait une violation du traité de Pékin (1905). Chemins de fer, postes, télégraphe, mines, forêts; toutes les entreprises du Japon en Mandchourie, qu'il traite en terre conquise, le mettront en conflit avec la Chine qui se considère toujours comme suzeraine.
Dans une petite histoire destinée aux écoles primaires *, où l'on énumère tous les malheurs de la Chine au xixe siècle, le Japon, qui s'est emparé des Lyoukiou, de Formose et de la Corée, n'est pas mieux traité que la Russie ou la France ; une autre histoire à l'usage des écoles résume ainsi les malheurs de la Chine : « Depuis quelques dizaines d'années, l'Angleterre, la Russie, l'Allemagne, la France, le Japon, tous ont pris des lambeaux de notre territoire; on le diminue sans cesse. Ah! il y a 4 398 années que l'empereur Hoang-ti, victorieux des races qui occupaient le territoire, a fait de ce pays des esprits la terre où devaient vivre ses descendants! L'abandonnerons- nous à d'autres en nous croisant les bras? »
Le Japon maître de la Corée, ancienne dépendance de la Chine, maître de la Mandchourie du sud, pays de la dynastie qui règne à Pékin, quelle atteinte au programme de la Chine aux Chinois ! A l'exemple du
1. Analysée par M. Noël Péri, dans la Revue de Paris du 15 juin 1907. L'Éducation nouvelle en Chine.
Japon, la Chine se reprend à honorer le métier des armes, à vouloir la force militaire. Et même elle se promet de faire rapidement plus et mieux que lui : « Nous sommes quatre cents millions et notre race occupe le premier rang parmi celles qui peuplent la terre. Ne devrait-elle pas être la plus puissante du monde?... Les autres races gouvernent des territoires qui sont à nous; elles frappent sur notre peuple qui courbe humblement la tête... Il faut développer la valeur guerrière de nos compatriotes, reprendre l'esprit et le courage de nos ancêtres ».
Une Chine qui n'accepte pas les acquisitions du Japon en Mandchourie et en Corée, et qui refuse d'être protégée par le Japon aussi bien que par la Russie, une Chine guerrière aux portes du Japon, et qui ne lui est point reconnaissante de l'aide qu'il lui fournit pour se réformer, une Chine qui fiévreusement veut parcourir deux fois plus vite les étapes que le Japon a franchies naguère pour s'européaniser, mais qui, à la différence de son maître, ne garde ni discipline, ni respect de l'autorité, ni dévotion à sa maison impériale, et qui subitement, à la mort de la vieille impératrice, peut renier la dynastie mandchoue, une Chine dont presque tous les réformateurs, à commencer par les milliers d'étudiants chinois au Japon, sont de tempérament révolutionnaire et haïssent les étrangers qu'ils imitent, — une telle Chine n'est-elle pas pour le Japon un dangereux voisin, menaçant pour sa sécurité immédiate, et plus encore pour ses rêves de prépondérance en Extrême- Orient?
De quel côté le Japon se rangera-t-il dans les prochaines révoltes ou révolutions chinoises? Du côté
des révoltés pour obtenir d'eux, s'ils peuvent établir un gouvernement viable, des avantages en Mand- chourie, ou bien, imposant au gouvernement mandchou sa protection, lui fera-t-il payer cher la pacification du pays et le salut de la dynastie? De toutes façons, la situation n'est pas aisée.
L'avidité du Japon et son intransigeance en Mand- chourie; sa promptitude dans l'affaire du Taisu Maru 1 à poser un ultimatum à la Chine; le ton rude qu'il prend pour parler au gouvernement de Pékin ; toute cette politique agressive, après bien des tentatives d'enjôlement, prouve que les Japonais ont dû rabattre de leurs espérances d'il y a trois ans : aujourd'hui une politique intéressée en Mandchourie leur paraît plus sûre que la politique sentimentale à
1. Le Tatsu Maru transportait des armes envoyées par une maison japonaise de Hong-Kong à un armurier de Macao. Le 5 février 1908 le bateau attendait la marée pour entrer dans le port de Macao quand il fut abordé par quatre canonnières chinoises qui, après avoir amené le pavillon japonais et l'avoir remplacé par un pavillon chinois, emmenèrent le bateau à Canton. Le motif donné pour cette saisie était que le Tatsu Maru transportait des armes destinées aux révolutionnaires chinois du Kouang- Toung et du Kouang-Si. Voilà longtemps que le gouvernement chinois soupçonne, sinon le gouvernement japonais, du moins des Japonais d'entretenir la révolution dans les deux Kouang en. envoyant des armes aux agitateurs beaucoup des propagandistes du mouvement sont des Chinois qui ont étudié au Japon. La Chine offrait de faire des excuses et de rendre le navire, mais, comme il a été saisi dans les eaux chinoises, elle voulait garder les armes et munitions de contrebande, sans payer d'indemnité. Les Japonais envoyèrent un navire de guerre à Hong-Kong et, repoussant toute enquête et médiation, adressèrent un ultimatum au gouvernement de Pékin : ils exigeaient la mise en liberté du navire, qu'un hommage public fût rendu au pavillon japonais et une indemnité. La Chine ayant consenti à faire des excuses au Japon, le Japon a accepté l'intervention du, ministre anglais à Pékin pour régler l'affaire.
longue échéance d'éducateur et de tuteur de la Chine ; ils vont au gain immédiat, car ils n'augurent rien de bon pour leur pays du réveil de la Chine. Ces Chinois, comme les Coréens, puisqu'ils ne comprennent pas le profit et l'honneur qu'il y aurait à accepter docilement la « paix japonaise » et qu'ils mettent en bloc Japonais et Occidentaux, doivent être traités en inférieurs, en impuissants.
Ce changement de ton des Japonais à l'adresse de la Chine a coïncidé avec la résolution qu'ils ont prise de céder temporairement aux Américains du Nord sur les affaires d'émigration. Ces deux problèmes chinois et américain sont trop importants pour qu'il ne soit pas nécessaire de les sérier : le ralentissement de l'émigration japonaise en Amérique a déterminé un renouveau d'activité japonaise en Mand- chourie. Il faut que le Japon profite du loisir, assez court peut-être, que lui laissent les affaires américaines pour frapper vite et fort à Pékin. Une poli-
1. J'ai exposé le détail de cette politique dans Paix japonaise. La propagande japonaise, auprès des étudiants chinois au Japon, et en Chine par des professeurs japonais continue; mais le Japon n'étant plus aussi sûr que les réformes en Chine se feront au profit du Japon, a moins de confiance dans sa campagne d'éducation et plus de hâte à se payer en Mandchourie des bienfaits que la Chine lui doit. Les milliers d'étudiants chinois à qui les Japonais ont enseigné les principes de la politique sont plutôt antijaponais, quand ils retournent en Chine. Les Japonais se sont plaints de l'accueil fait par les Chinois à une mission de Bouddhistes japonais; les Chinois se sont plaints de l'accueil fait à leurs officiers, pendant les dernières grandes manœuvres japonaises. Entre Pékin et Tôkyô, il y eut des discussions à propos de naturalisés ou de protégés japonais à Formose ou en Mandchourie que le Japon demandait à la Chine de lui livrer pour les punir ou de venger en punissant leurs assassins. Et le Japon s'est plaint souvent de l'hostilité témoignée aux Japonais par les taotaï ou mandarins de Mandchourie.
tique fière et agressive en Chine, c'est, au reste, pour les ministres japonais un moyen de détourner des mesures sur l'émigration qui l'ont déçu et humilié, l attention du peuple, et de donner une revanche à son orgueil.
Par moments, devant le danger chinois, le Japon se sent solidaire de l'Europe et des États-Unis : il craint d'avoir le monde entier contre lui. Comment se lancer dans une lutte qui peut être longue, sans être plus sûr de son voisin immédiat, et risquer de n'avoir pas toutes ses forces disponibles au moment où il faudra mater une révolution chinoise, contenir les ambitions européennes en quête de profits et jouer, entre la Chine et l'Europe lésée dans ses biens ou dans les personnes de ses nationaux, le rôle d'honnête courtier? Un homme d'État japonais disait récemment : « En Extrême-Orient il y aura de terribles convulsions dont une grande nation comme les États- Unis ne pourra se désintéresser. En vue de telles crises ceux dont les intérêts sont communs ne devraient pas se disputer ».
Aux États-Unis comme au Japon, une politique stricte d'intérêts est pour la paix : depuis un an et demi que dure le conflit, la guerre a été évitée. Mais, tandis que les deux gouvernements déclaraient que toute idée de guerre était absurde, les opinions des deux pays se montaient. L'affaire a été plus grave que ne voulurent le laisser croire les gouvernements, moins immédiatement menaçante que ne l'imagina
aux États-Unis ou en Europe the man in the street. Le danger dans les deux pays était qu'à force de croire la guerre nécessaire on fît de nécessité vouloir, que les journaux et une partie du peuple en vinssent par nervosité à la provoquer.
Depuis dix-huit mois, les griefs se sont amoncelés : l'immigration japonaise aux États-Unis ne s'arrêtait pas; la flotte américaine était partie pour le Pacifique ; Japonais et Américains augmentaient leurs armements et prenaient toutes leurs précautions. Point pour point, les épisodes du conflit ont rappelé les préliminaires de la guerre russo-japonaise, coïncidence qui frappait l'imagination fataliste des deux peuples assez disposés à croire que l'histoire se répète. Une fausse nouvelle, et l'on croyait à la guerre : n'était-ce pas un indice que la paix pouvait être à la merci d'un incident?
La raison du conflit est permanente : il est impossible que les Américains, sacrifiant les deux idées essentielles de leur civilisation, standard of living et assimilation, traitent de même manière immigrants japonais et immigrants européens. D'autre part, le Japon estime que sa civilisation et ses victoires doivent lui assurer cette égalité et qu'on ne peut se passer de ses émigrants en Amérique. Quel traité pourra ajuster ces contradictions avec assez de justice pour satisfaire définitivement les deux peuples? A maintenir sa position, le prestige de chacun des deux pays est engagé. Sans doute les États-Unis n'auraient rien à gagner d'une guerre, pas même d'une victoire, et le Japon, avant de rêver d'une grande politique d'expansion dans le Pacifique, ferait mieux de liquider ses dettes, d'assimiler ce qu'il vient de con-
quérir et de veiller à la sécurité de ses frontières du côté de la Chine ; mais, en dépit d'intérêts évidents pour la paix, qui estimera précisément la force que peuvent avoir un jour les raisons d'orgueil chez deux peuples que le succès a gâtés, que le monde encense de louanges et qui n'ont jamais connu sur leurs territoires les douloureuses leçons d'une invasion?
CHAPITRE VII
LES ÉTATS-UNIS, LE JAPON
ET LES PUISSANCES
Dans la hâte des Européens à prédire depuis dix- huit mois une guerre entre Américains et Japonais il y eut sans doute le désir de racheter leur lenteur à voir venir naguère le conflit russo-japonais. Bien qu'elle intéresse surtout le monde lointain du Pacifique, cette crise a eu son contre-coup en Europe. Pour les gens d'Occident qui pendant des siècles ont placé le centre de l'Histoire dans la Méditerranée, et depuis la découverte des deux Amériques, dans l'Atlantique, commencent de se vérifier les prophéties japonaises et américaines sur le Pacifique, centre de l'histoire du monde, d'une histoire à la taille de cet océan qui couvre plus du tiers du globe et dont les populations riveraines dépassent en nombre les populations de l'Europe.
Il y a un siècle l'Europe était le seul personnage historique et ses entreprises coloniales semblaient lui assurer le gouvernement du monde; mais, depuis, ses colonies d'Amérique se sont transformées en nations, et en Asie les peuples jaunes se réveillent :
notre histoire d'Europe n'est plus qu'un chapitre de l'histoire de l'humanité que nous ne pouvons plus ignorer. Entre les deux jeunes rivaux de l'Europe, les États-Unis et le Japon, c'est la vieille théorie de la suprématie du Blanc qui est en question mais c'est l'Amérique qui aujourd'hui est le tenant de la race blanche.
1
Le traité anglo-japonais, contemporain du traité de Portsmouth, ne pouvait prévoir le différend entre les Américains et les Japonais. Dirigé surtout contre toute velléité de revanche de la part des Russes, il n'obligerait pas l'Angleterre à marcher avec le Japon en cas d'une guerre contre les États-Unis.
L'article 2 spécifie les conditions d'une assistance armée :
Si par suite d'une attaque non provoquée ou d'une action agressive, où que ce soit qu'elles se produisent de la part de toute autre ou de toutes autres puissances, une des deux parties contractantes est impliquée dans une guerre pour la défense de ses intérêts territoriaux ou de ses intérêts spéciaux mentionnés dans le préambule, l'autre partie viendra immédiatement au secours de son allié et fera la guerre en commun et conclura la paix d'un accord mutuel avec elle.
Voici les intérêts territoriaux et les intérêts spéciaux mentionnés dans le préambule :
1° Consolidation et maintien de la paix générale dans les régions d'Asie orientale et d'Inde ;
2° Préservation des intérêts communs de toutes les puissances en Chine en assurant l'indépendance et l'intégrité de l'empire chinois et le principe de facilités égales pour le commerce et l'industrie de toutes les puissances en Chine ;
3° Maintien des droits territoriaux des hautes parties contractantes dans les régions de l'Asie orientale et de l'Inde et défense de leurs intérêts spéciaux dans lesdites régions.
Et voici les commentaires de lord Lansdowne dans sa lettre à sir Ch. Hardinge :
J'appelle spécialement votre attention sur la rédaction de l'article qui établit distinctement que c'est seulement dans le cas d'une attaque non provoquée contre l'une des parties contractantes par une ou plusieurs autres puissances et quand cette partie défend ses droits territoriaux et ses intérêts spéciaux contre une action agressive que l'autre partie est tenue de venir à son aide.
Une agression contre le Japon par les États-Unis n'est guère probable, et l'émigration des Japonais aux Hawaï et aux États-Unis, la rivalité du Japon et de l'Amérique dans le Pacifique ne font pas partie des intérêts territoriaux et des intérêts spéciaux dans les régions de l'Asie orientale et de l'Inde, que l'Angleterre et le Japon ont convenu de défendre contre une agression non provoquée : leur traité d'alliance ne s'applique qu'au continent asiatique.
Quoique son traité ne l'implique pas dans le conflit, l'Angleterre y est intéressée : « avec le Japon, ses relations sont des plus amicales ; avec l'Amérique elle a en commun non seulement des sympathies de race mais aussi une certaine perplexité1 ». Aussi la diplo-
1. Spectator, 13 juillet 1907.
matie anglaise n'avance-t-elle en cette affaire qu'avec une extrême prudence; elle jure que tout s'arrangera et prêche le calme. Alliée du Japon et comptant parmi ses sujets des centaines de millions d'Asiatiques, la Grande-Bretagne, ne peut prendre ouvertement contre les Asiatiques le parti des États-Unis : à l'exemple des Japonais, les Hindous protestent violemment contre les traitements que leur réservent le Canada et le Transvaal, dépendances de l'Empire, traitements aussi durs que ceux qu'ils ont à subir aux États-Unis. Mais au Canada, en Australie, les intérêts de l'Empire britannique, sur cette question de l'immigration asiatique, le rapprochent au contraire des États-Unis 1.
En cas de guerre entre les Américains et les Japonais, il serait très difficile aux Anglais de garder une absolue neutralité; ils auraient « to keep the ring ». Quel que soit le vainqueur, l'Angleterrre risquerait de perdre un ami ou un allié, les deux peut-être, que sa neutralité aurait fâchés. Japonaise ou Américaine, la marine victorieuse gagnerait en puissance, en prestige, or l'Angleterre préfère de nombreuses marines moyennes à une très forte marine rivale.
Bien que son alliance avec le Japon n'ait plus la même valeur depuis l'accord anglo-russe, l'Angleterre occupée en Europe par l'Allemagne a besoin d'un allié dans le Pacifique : elle ne pourrait donc souhaiter la défaite du Japon. Mais elle n'aurait non plus aucun intérêt à ce que les États-Unis fussent battus; le Canada et l'Australie manifesteraient très haut leurs sympathies pour la cause américaine : c'est leur
1. M. Deakin, premier ministre australien, a invité la flotte amé. 1 ricaine à visiter l'Australie. L'invitation a été acceptée.
guerre que livreraient les États-Unis. Et cette guerre à laquelle l'empire anglais ne prendrait pas part réglerait cette question de l'émigration des Jaunes qui le touche de si près! Vainqueurs, les Japonais obtiendraient du même coup pour leurs nationaux l'entrée libre dans toutes les communautés anglo-saxonnes du Pacifique, États-Unis, Canada et Australie; battus ils verraient s'aggraver contre eux les rigueurs des lois d'immigration : à de telles solutions extrêmes mais instables, les Anglais préfèrent un compromis. Voisin des États-Unis au Canada et aux Antilles, concurrent du Japon en Extrême-Orient, les Anglais auraient tout à craindre, pour leur influence économique et politique en Amérique ou en Asie, de la victoire des États-Unis ou du Japon : l'impérialisme de l'Amérique est sorti de sa victoire sur l'Espagne; l'impéralisme du Japon de sa victoire sur la Russie. Les compagnies de navigation anglaises, les constructeurs de bateaux, les filateurs de coton se plaignent déjà de la concurrence japonaise en Extrême-Orient, dans la Chine du nord, en Mandchourie et en Corée à moitié fermés désormais au commerce anglaisl.
La nouvelle des troubles antiasiatiques de Vancouver ne déplut pas aux Américains ; les journaux yankees s'écrièrent : « C'est bien le tour des Anglais qui nous ont tant sermonnés 1 » Les Anglais, en effet, intéressés à amenuiser le conflit, n'ont jamais été tendres pour le jingoïsme américain et se sont montrés très hostiles au départ de la flotte. Il est
1. Cf. les plaintes de sir Thomas Sutherland à l'assemblée annuelle de la Peninsular and Oriental Steam Navigation Co., de M. F. A. Mo. Kenzie, etc.
\
absurde et dangereux d'essayer d'intimider le Japon par une telle mesure d'agression, disait Ed. Dicey dans l'Empire Review t, et le Times déclarait : « La question sera résolue à l'amiable, non pas à cause mais en dépit de l'envoi de la flotte dans le Pacifique2. »
L'entrée comme tiers dans cette mauvaise affaire de l'Anglais donneur de conseils fut agréable aux Américains, qui crurent que, se substituant à eux, il allait prendre l'affaire en mains. Si l'Angleterre obtenait des Japonais, ses alliés, qu'ils reconnussent son droit à régler l'immigration au Canada, comment le refuseraient-ils aux Américains qui, plus avisés que les Canadiens, avaient expressément réservé ce droit dans leur traité avec le Japon?
Articles de journaux et interviews 3 aux États-Unis annoncèrent à l'envi que depuis les émeutes de Vancouver les États-Unis et l'Angleterre « were in the same boat ». Nous sommes parlners, s'écriait-on : « l'arrangement du problème de l'immigration ne doit pas être au-dessus des forces de la diplomatie anglo-américaine ».
Mais assez vite les Américains s'aperçurent que ces troubles de Vancouver ne les servaient ni auprès du Japon ni auprès de l'Angleterre. Ils sentirent qu'à
1. Novembre 1907.
2. Times, 8 octobre 1907.
3. Cf. en particulier l'interview de Mr. L. E. Wright, ex-ambassadeur des États-Unis au Japon, Times, 8 octobre 1907. La presse de New-York a souvent discuté l'attitude possible de l'Angleterre en cas de guerre entre les États-Unis et le Japon. Vers la mi-janvier 1908, le New-York Sun déclarait qu'une alliance offensive et défensive entre l'Angleterre et les États-Unis serait accueillie par les Américains avec allégresse.
Tokyô comme à Londres, sur un mot d'ordre officiel, on atténuait l'incident : il était, disait-on, bien moins grave que les incidents de San Francisco. Japonais et Anglais, de leur côté, remarquèrent que ces troubles de Vancouver organisés à l'instigation d'agitateurs américains réjouissaient vraiment trop les Yankees.
Sèchement et avec une certaine impatience le Times signifia aux Américains que sans doute la question japonaise présentait pour les Anglais et les Américains certaines analogies de détail, mais que si on l'étudiait en « ses plus larges aspects il était faux de parler de l'Angleterre et l'Amérique « being in the same boat » :
Les Japonais sont les alliés de l'Angleterre : les deux peuples se sont liés par traité solennel pour des raisons de grande et durable importance. Cette seule considération devrait convaincre tous les hommes de sens commun que dans cette question de l'immigration japonaise nous ne pouvons avoir la même attitude que les États-Unis... Si quelque chose peut empêcher ou retarder la solution de cette affaire, c'est la dangereuse affirmation, impliquée dans maints articles et propos sur ce sujet en Amérique, que le Japon accepterait comme une chose qui va de soi, d'arrêter l'émigration vers l'Amérique, si l'Amérique et l'Angleterre le lui demandaient.
A la veille du départ de la flotte pour le Pacifique, cette critique anglaise et aussi ce parti pris anglais de leur fausser compagnie a désappointé et froissé beaucoup d'Américains. Il ne faut pas attacher trop d'importance à la sortie violente que fit M. Hearst, le démagogue millionnaire, contre l'opinion anglaise : au correspondant du Times en Amérique qui avait
écrit que M. Hearst et son New-York American étaient responsables de la guerre hispano-américaine et qu'ils poussaient les États-Unis à une guerre avec le Japon, M. Hearst répondit que l'Espagne fut seule responsable de la guerre de 1898 et que si une nouvelle guerre était imposée à une nation aussi pacifique que la nation américaine, le Japon en serait responsable, appuyé peut-être et secrètement encouragé par l'Angleterre.
« Les Américains, ajoutait-il, ont toujours très bien compris quelle est la véritable attitude de l'Angleterre envers les États-Unis, malgré toutes les protestations d'amitié... Cette amitié de la Grande- Bretagne pour notre pays est une « amitié de banquet » ; elle commence avec le sherry et finit avec le Champagne... Je n'ai jamais vu la main des Anglais tendue vers notre pays autrement que pour nous jeter des pierres. » Et il dénonçait les secrètes influences et les actes perfides de l' (c ennemi historique ». Manœuvre électorale à la veille des élections municipales de New-York en novembre 1907, destinée sans doute à capter le vote irlandais, cette diatribe fut toutefois le symptôme d'un certain revirement dans les esprits américains à l'égard de l'Angleterre : M. Hearst ne l'aurait certainement pas risquée s'il n'avait cru qu'une partie de l'opinion y était favorable. Il a joué de l'anglophobie populaire qui était de tradition aux États-Unis, il y a dix ans encore, de la haine de l'Anglais, l'ancien maître, l'envahisseur de la guerre de 1812, le partisan du Sud pendant la guerre civile. Mais depuis une décade, l'Allemagne étant devenue impopulaire, l'Angleterre, à force de soins, d'attentions, avait conquis l'amitié officielle
des États-Unis : M. Chamberlain célébrait les affinités des races anglo-saxonnes et réservait à l'impérialisme américain une place d'honneur dans le gouvernement du monde, sur le même rang que l'impérialisme anglais. La diplomatie de lord Salisbury s'était montrée extrêmement conciliante dans l'affaire du Vénézuéla que l'intransigeance patriotique du président Cleveland et de son secrétaire d'État Olney faillit faire dégénérer en conflit armé.
La guerre d'Espagne révéla aux Américains que sauf l'Angleterre, ils n'avaient pas en Europe de vrais amis; depuis, il fut souvent question de « hands across the sea » et de « blood thicker than water ». Manifestations plus sérieuses : l'Angleterre a généreusement abandonné ses droits sur Panama, et dans toutes les négociations concernant des questions de frontières en Alaska, des droits de pêche en Newfoundland, elle a été violemment accusée par les Canadiens de partialité en faveur des États-Unis. La Cour et la haute société de Londres se sont toujours mises en frais pour fêter l'ambassadeur des États- Unis, les milliardaires américains, leurs femmes et leurs filles devenues duchesses par leur mariage avec des nobles anglais. Sir Mortimer Durand, ambassadeur de la Grande-Bretagne à Washington, fut subitement rappelé à la fin de 1906 parce qu'on trouvait qu'il ne réussissait pas assez brillamment à Washington, qu'il n'y était pas aussi popular que son collègue l'ambassadeur allemand. Lors de l'incident de la Jamaïque entre le gouverneur sir A. Swettenham et l'amiral américain, le gouvernement anglais pour calmer tout de suite l'amour-propre des Yankees donna tort à son agent, sans attendre ses explications.
Comme les Américains depuis quelques années avaient toujours trouvé les Anglais dociles à les servir et à leur plaire, et qu'ils s'étaient habitués aux hommages et flatteries, ils ressentirent vivement la précaution anglaise de ne pas liguer tous les intérêts " anglo-saxons contre le Japon 1.
i. Les Américains de sens rassis ne méconnaissent pas les réels services que l'Angleterre leur a rendus. Mais entre Anglais et Américains, une différence de tempéraments empêche une entière sympathie. Les Américains, nerveux, imaginatifs, expan- sifs, sont très sensibles aux manières spontanées et en dehors. Ils reprochent aux Anglais de ne pas savoir se faire aimer des étrangers, d'être sophisticated, d'être incapables de trouvailles de gestes et de mots qui sur-le-champ charment et conquièrent.
II
La signature de l'accord franco-japonais, le 20 juin 1907, au moment même où les difficultés pendantes entre les États-Unis et le Japon décidaient le président Roosevelt à envoyer la flotte dans le Pacifique, contribua aussi à énerver l'opinion américaine. Ce traité fut sûrement inopportun.
Ce n'est pas que l'on doive méconnaître l'utilité de bons rapports entre le Japon et la France : ces bons rapports étaient de tradition, avant que notre alliance avec la Russie, trop complaisamment étendue à l'Extrême-Orient, vînt fausser cette tradition pendant la guerre russo-japonaise. Le comte Hayashi, ministre des Affaires étrangères, dans son discours du 1er juillet 1907 prononcé à l'occasion de la conclusion de l'accord, avait raison de rappeler « que de l'établissement de relations entre le Japon et la France, notamment vers la deuxième moitié du xixe siècle alors que la France envoyait au Japon tant d'instructeurs de grand mérite, les deux pays tiraient un bénéfice mutuel tant au point de vue économique qu'au point de vue intellectuel ». Félicitons-nous que de
bons rapports puissent se renouer entre les deux peuples. Mais l'accord conclu était-il bien utile? Depuis sa victoire sur la Russie, le Japon, occupé en Corée, en Mandchourie et en Chine, ne convoite pas l'Indo-Chine : battu il eût été plus dangereux pour notre colonie, car repoussé définitivement de l'Asie du Nord il eût cherché une revanche dans le Sud; or l'Indo-Chine était à prendre. Au reste c'est notre entente cordiale avec l'Angleterre, alliée du Japon, qui continuera, après comme avant notre accord avec le Japon, de protéger réellement l'Indo-Chine 1.
1. « On peut assigner comme causes à cet accord, d'une part les sympathies projaponaises du cabinet Clemenceau et d'autre part la politique pacifiste du cabinet Saionji. Mais la cause principale en est le rapprochement de la France et de l'Angleterre. » Jiji Shimpo.
L'accord garantit aux Japonais en Indo-Chine des avantages dont ils sont hommes à tirer parti. « Afin d'élargir les relations des deux pays, les gouvernements ont publié une déclaration qui assure le traitement de la nation la plus favorisée aux sujets et fonctionnaires du Japon en Indo-Chine et aux sujets et protégés de l'Indo-Chine dans l'Empire du Japon. Jusqu'à présent, comme les Asiatiques ne jouissaient pas des mêmes privilèges que les Européens en Indo-Chine, les Japonais qui résident dans cette colonie ont eu à payer la capitation, l'impôt sur les animaux domestiques et à subir par ailleurs divers désagréments. Il y a quelques années, lorsque des Japonais furent envoyés par le ministère des Finances pour étudier le fonctionnement des douanes en Indo-Chine, on s'opposa à leur débarquement, et ils durent passer plusieurs jours en quarantaine. Pêcheurs de nacre dans le golfe du Tonkin, nos compatriotes, assimilés aux Chinois, ont eu jusqu'à présent à subir des tracasseries de la part des autorités; et l'on n'avait pas fait droit aux réclamations de notre gouvernement. La déclaration met heureusement fin à cet état de choses. - Jiji Shimpo. Et le Yomiuri Shimbun déclare : « Le Tonkin, grâce au développement du programme inauguré par MM. de Lanessan et Doumer, va devenir une mine de richesses digne d'être comparée à l'Inde, et un marché ouvert à la nation amie. » C'est également l'opinion du Manchyo, quoiqu'il l'exprime avec mauvaise humeur : « Y a-t-il vraiment lieu de crier tant de
Voici donc le bilan, de nos gains : l'Indo-Chine n'était pas menacée; les Japonais s'engagent à la respecter. Nous n'avions pas intention de démembrer la Chine; nous nous joignons au Japon pour y proclamer le statu quo et, par une clause obscure et peut-être dangereuse, nous nous engageons à nous appuyer mutuellement pour assurer la paix et la sécurité dans les régions de l'empire chinois, voisines des territoires où nous avons des droits de souveraineté, de protection ou d'occupation 1. Appui diploma-
vivats à M. Hayashi? Le Japon ne nourrissait point de convoitises à l'égard du Tonkin. Dès lors, il n'était pas si pressant de garantir cette colonie contre une agression imaginaire... Le Japon a besoin d'une expansion économique dans les régions du Sud; or on remet à plus tard la signature d'une convention de commerce, sous prétexte qu'il faut l'assentiment des Chambres françaises. Notre demande n'a pourtant rien que de juste, et ne cache aucun dessein secret... » Cité par la Revue Indo- Chinoise, 15 octobre 1907. Dans le Bulletin économique de l'Indo- Chine, août 1907, on lit : « Depuis deux mois, des ingénieurs, des armateurs, des industriels et des commerçants japonais sont venus étudier les productions diverses de la colonie; avant peu, une ligne de navigation japonaise touchera à Haïphong et à Saïgon et des usines construites avec des capitaux japonais s'élèveront au Tonkin. » Si cette activité japonaise en Indo- Chine détermine un renouveau d'entreprise française, elle profitera à notre colonie, mais il serait dangereux de laisser prendre aux Japonais, — associés, dit-on, à des capitalistes allemands, — dans les affaires minières un monopole analogue à celui qu'ont les Chinois pour l'exportation du riz. Au surplus ces entrepreneurs japonais ont l'intention d'importer une main-d'œuvre japonaise. Il faudra surveiller de près cette immigration.
1. Voici l'interprétation du traité par le Jiii Shimpo : « En vertu de l'entente, si des troubles éclataient en Mandchourie, voisine de la Corée et du Kouang-toung, ou au Yunnan, voisin de l'Indo- Chine, ou dans la province de Canton, contiguë à la baie de Kouang-tchéou, aussi bien que dans le Fokien, situé vis-à-vis de Formose, les deux parties contractantes s'engagent à s'appuyer mutuellement pour assurer la paix et la sécurité dans ces régions. » Un tel engagement peut avoir des suites graves alors
tique? appui militaire? On ne sait. Trompe-l'œil colonial à coup sûr, l'accord ne nous rapporte rien que nous n'eussions déjà, et en échange, ouvre l'Indo-Chine aux commerçants japonais et notre marché financier au crédit japonais 1.
que le Japon parait décidé à ne plus ménager la Chine déjà remuée par des mouvements antiétrangers et antimandchous, Notre intérêt eût plutôt été de garder notre liberté d'action. La Chine, inquiétée par le Japon, cherchera des appuis auprès des puissances européennes et des États-Unis.
1. Les résultats financiers de cet accord avec la France sont ainsi appréciés par la presse japonaise : « La France est le pays des capitaux, et le Japon en manque. L'intérêt de l'argent à la Banque de France après être monté à 3 1 12 p. 100 est en train de redescendre à 3 p. 100. De plus l'impôt sur le revenu décide beaucoup de rentiers à placer leurs capitaux à l'étranger... L'occasion est propice pour faire appel aux capitaux français. On ne s'en tiendra pas, nous l'espérons, à une alliance commerciale; nos industriels et nos commerçants ne sont pas hommes à cela. » (Bocki.) Le Jiji Shimpo signale que la France à elle seule a souscrit plus de la moitié des emprunts japonais à 4 et à 4 1/2 p. 100 émis à l'étranger en octobre 1906 et au printemps 1907. « Et encore, beaucoup de Français ont été retenus par la crainte chimérique d'une invasion possible des Japonais en lndo-Chine. Maintenant que ces défiances sont dissipées, si nos gouvernants savent s'y prendre, il ne sera pas difficile d'attirer au Japon les capitaux français. • Le Yomiuri Shimbun détrompe ses compatriotes qui croient que les Anglais sont le peuple le plus riche en capitaux disponibles. « Non, leur dit-il, ce sont les Français. D'après une enquête récente, les capitaux placés par la France à l'étranger s'élèvent à trente milliards..." Le Yomiuri, avant la publication du traité, invitait les chambres de commerce, de concert avec « nos amis français » du Japon, à prendre l'initiative d'une « alliance d'intérêt ». Pour favoriser les relations financières, il demandait que la Bourse de Tôkyô instituât un Comité chargé d'étudier le moyen d'introduire les valeurs japonaises sur le marché de Paris. « Il ne s'agit pas de se croiser les bras, concluait-il, il faut profiter de l'aubaine. » Depuis deux ans, deux emprunts, l'un de 12 millions de livres sterling 4 p. 100, l'autre de 11 millions 1/2 de livres sterling 5 p. 100 ont été souscrits par le marché français. Le premier a été affecté au remboursement de 200 millions de yen de bons du Trésor 6 p. 100 émis au Japon. Le second, celui de
Assez peu avantageux pour nous, ce traité fut inopportun. Il nous a valu de justes réclamations de la Chine dont il a excité gratuitement les susceptibilités antiétrangères. Surtout ne risquait-il pas de nous aliéner un peu de l'amitié des Américains qui, elle aussi, est de tradition chez nous, et qui nous a toujours servi intellectuellement à répandre outremer notre langue et nos idées, économiquement à fournir de luxe leurs classes riches, et politiquement à Algésiras quand le président Roosevelt personnellement auprès de l'empereur d'Allemagne, et son ambassadeur, Mr. White, auprès de la conférence, surent plaider notre cause? Était-il bien opportun de choisir le moment où les États-Unis s'inquiétaient de leur différend avec le Japon, pour nous lier officiellement avec lui par un accord formel? Notre appui financier, notre promesse de respecter l'intégrité chinoise, et de coopérer avec le Japon pour assurer la paix dans les régions chinoises voisines du Tonkin en cas de troubles, notre promesse d'aider à maintenir la situation et les droits territoriaux du Japon sur le continent asiatique : tout cela n'était-il pas de grande valeur pour le Japon, au
février 1907, a servi à rembourser un emprunt de 6 p. 100 émis en Angleterre, et garanti par les recettes des chemins de fer japonais : le Japon nous a emprunté de l'argent sans garantie spéciale, et à 5 p. 100. En échange, le Japon n'a placé en France aucune des commandes de matériaux pour l'armée, la marine, les chemins de fer, qu'il est obligé de faire à l'étranger. En 1906- 1907 ces commandes se sont élevées à 60 millions de francs en Angleterre, à 118 millions en Allemagne, et 120 millions aux États-Unis. Le Temps (16 janvier 1908), bien que très partisan de l'accord franco-japonais, est obligé de constater qu'il ne nous est guère avantageux. Les Japonais, s'ils estiment la France comme prêteuse d'argent, n'ont qu'une médiocre estime pour son industrie.
cas où il aurait songé à un conflit avec les États-Unis? En l'aidant à se libérer du souci chinois \ ne contribuions-nous pas à lui assurer ses derrières? Après cet accord, la situation en Extrême-Orient n'était plus la même pour les États-Unis. Admettons la possibilité d'une guerre et d'une victoire de l'Amérique; l'accord franco-japonais ne limite-t-il pas les chances que les États-Unis auraient de profiter de cette victoire? Qu'ils disent alors : Installés aux Philippines, nous ne voulons plus des Japonais comme voisins; que les Chinois reprennent Formose; la France ne serait-elle pas obligée, au moins diplomatiquement, de s'entremettre pour que les droits territoriaux du Japon en Extrême-Orient fussent respectés? On dira : Les Anglais sont encore plus gênés que nous pour concilier leurs obligations envers le Japon et leur amitié américaine. C'est possible, mais ils avaient resserré leurs obligations envers le Japon avant que le différend japonais-américain fût prévisible. Nous, nous nous sommes liés au Japon en pleine crise et sans qu'aucune raison importante nous forçât alors à partager dans l'opinion américaine la défiance que son alliance japonaise a valu à l'Angleterre. A peine ce traité conclu, nous sentîmes si bien qu'il ne nous vaudrait pas de nouvelles sympathies yankees, que nous offrîmes nos bons offices aux États-Unis pour
1. Le Chuo dit que l'entente franco-japonaise a pour père le traité anglo-japonais, et pour mère l'entente anglo-française, et voit déjà réalisée la quadruple alliance anglo-franco-russo-japonaise. « Désormais, ajoute-t-il, la Chine ne pourra plus profiter de la division des puissances pour excercer la politique d'entraves : car elle se trouvera non plus en face d'un pays isolé et tenu en échec par les rivalités des autres, mais devant quatre nations unies et puissantes. »
leur assurer un accord avec le Japon. En quoi pouvions-nous aider les États-Unis à régler chez eux l'immigration japonaise? Le gouvernement de Washington répondit qu'il appréciait l'intérêt que la France lui témoignait, mais qu'il ne voyait rien dans les relations passées ou présentes des États-Unis et du Japon qui les empêchât de s'entendre directement 1.
1. Certains journaux américains, le New-York Herald par exemple, se sont plaints, en novembre 1907, du peu d'empressement que la Banque de France aurait mis à aider les banques américaines qui sollicitaient d'elle des envois d'or pour atténuer la crise monétaire des États-Unis. En janvier 1908, les feuilles de New-York tirèrent prétexte des exagérations de certains journaux français à propos du conflit américain-japonais pour accuser l'opinion française de pousser à la guerre et d'y encourager le Japon. Cette mauvaise humeur n'a pas cependant empêché, en février 1908, la conclusion d'un accord commercial entre les deux pays et la signature d'un traité d'arbitrage.
La sympathie des Américains pour la France est certaine, mais il serait peut-être naïf de notre part de croire que pour conserver cette sympathie il nous suffit à tout propos d'évoquer l'éternelle reconnaissance qui est due à Rochambeau et à La Fayette. Des titres aussi souvent rappelés à la reconnaissance perdent leur valeur à la longue. Entre les Américains et nous, il y a de grandes affinités de caractère : notre vie, nos idées leur plaisent. L'amitié américaine peut grandement servir la politique française; l'Américain comme fournisseur et comme client est indispensable ^ à notre prospérité. Réciproquement, les Américains ont besoin de nous, de notre culture, de nos capitaux. Un peu moins d'histoire et plus d'esprit positif, voilà ce qui convient à l'entretien de cette traditionnelle amitié.
III
Le bénéfice de l'embarras de l'Angleterre et du faux mouvement de la France n'a pas été perdu par l'Allemagne. Comme l'Angleterre depuis dix années, l'Allemagne aussi s'est montrée empressée à plaire aux Yankees : visite du prince Henri aux États-Unis en 1902, télégrammes impériaux au président Roose- velt, cadeau d'un grand Frédéric en bronze, don à l'Université Harvard d'un Musée d'art germanique, aménités du Kaiser pour les milliardaires yankees de passage à Kiel ou à Berlin... Des Allemands, aussi bien que des Anglais, les Américains acceptaient hommages, flatteries et adulations, sans se croire tenus à beaucoup de reconnaissance. Parfois même, à l'adresse des Allemands trop obséquieux, les rebuffades ne manquaient pas : on mit plusieurs années à trouver l'emplacement du grand Frédéric en bronze. L'altitude de l'amiral allemand Diedrichs en face de l'amiral Dewey aux Philippines, l'activité du Deulschlum dans le sud du Brésil avaient désigné l'Allemagne comme l'ennemi éventuel : c'est à une guerre contre l'Allemagne que depuis dix années
officiers et équipages de la flotte américaine s'entraînaient; l'augmentation de cette flotte était réglée sur les progrès de la marine allemande; le président Roosevelt déclarait que les États-Unis ne toléreraient jamais que l'Allemagne s'emparât d'un territoire dans la province de Rio-Grande do Sul ou dans toute autre partie de l'hémisphère Ouest, — Antilles danoises, ports vénézuéliens ou colombiens. A certain dîner donné il y a quelques années à la Maison Blanche en l'honneur de l'amiral anglais Charles Beresford, l'amiral Dewey et le président Roosevelt parlèrent ouvertement d'une guerre fatale entre les États-Unis et l'Allemagne.
Et pourtant un rapprochement américain-allemand qui, il y a deux ans, paraissait impossible, est à moitié chose faite. L'ennemi national des Américains, puisque aussi bien depuis la victoire sur l'Espagne il faut à ce peuple un ennemi national, c'est non plus l'Allemand mais le Japonais. De toutes les puissances asiatiques, l'Allemagne est la seule avec les États- Unis à n'avoir pas signé de traité ou d'accords avec le Japon : les deux délaissés se rapprochent. Puisque l'Angleterre est fidèle à ses obligations japonaises et que la France s'en crée de nouvelles, les États-Unis se tournent vers l'Allemagne : ils n'avaient pas assez aliéné leur liberté, pour qu'il leur en coûtât de prendre un nouvel ami, mieux disposé à les servir que les anciens. Depuis dix années les Allemands n'ont pas témoigné de nouveau le désir de prendre les Philippines; l'échec du mouvement pangermanique dans les colonies allemandes du Brésil qui, comme les groupements allemands de l'Amérique du Nord, se laissent gagner par l'attrait d'une terre neuve et
d'une vie plus large, a rassuré l'opinion américaine sur les chances qu'avaient les Allemands d'installer une colonie indépendante dans l'Amérique du Sud. Détachés de leur patrie, de leur gouvernement et de leurs ligues pangermaniques, ces Allemands exilés dans les Amériques sont de bons éléments de population. Sobres, patients, travailleurs, disciplinés, très vite assimilés et s'attachant au sol qu'ils cultivent, ce sont des exemples dignes d'être proposés à la mollesse, à la paresse, à l'instabilité des Latins de l'Amérique du Sud. Aux États-Unis, ces Deutsch-Amerikaner sont d'excellents citoyens ; par millions, ils ont contribué à former la nation américaine, à build up the IIfiddle- Wesl; ils ont vaillamment lutté dans les rangs du Nord anti-esclavagiste et républicain lors de la guerre de Sécession : les Yankees de descendance anglo-saxonne, tout en se gaussant de ces Allemands immigrés, n'en méconnaissent pas les qualités.
Des Allemands d'Allemagne, on n'aime ni l'ambition accapareusel, ni la mauvaise foi, ni l'amitié qui
1. Un article du Journal of Commerce, paru en février 1906, donne le ton moyen de la germanophobie d'alors. Il dénonce « le rôle perturbateur de l'Allemagne parmi les nations, en raison des ambitions mondiales qu'elle nourrit et dont elle cherche la réalisation par des méthodes dont on n'est point certain qu'elles ne mèneront pas à de graves difficultés internationales ou même à la violence ». Se demandant si l'Allemagne ne cherchait pas une grande guerre européenne ou un conflit avec les Etats-Unis, le journal ajoute : « Il est temps que les gouvernements et les peuples sachent d'une façon un peu définie ce que le turbulent et aventureux empereur d'Allemagne leur prépare. » Le ton violent de ces diatribes indique que le problème allemand a toujours éveillé la curiosité des Américains. L'effort de l'Allemagne pour conquérir la place qui lui revient dans le monde, sa volonté d'expansion qu'exaspère la résistance de ses rivaux déjà pourvus, le rang que les
s'impose lourdement, mais on les respecte : ce sont les Yankees de l'Europe, aussi audacieux en affaires que ceux d'outre-mer, n'hésitant pas à lancer de grandes entreprises avec un crédit insuffisant, gros producteurs industriels, et commerçants incomparables : avec l'Allemand en certaines affaires telles que l'électricité, le fil de fer, l'Américain est obligé de compter et cherche à s'entendre pour partager les marchés du monde; ce sont les compagnies allemandes de navigation qui ont mis en échec le Trust américain de l'Océan; dans l'Amérique du Sud c'est le commerce allemand qui fait la concurrence la plus âpre au commerce des États-Unis. La victoire allemande, la force allemande, le romantisme du Kaiser, la culture allemande la méthode allemande que la
statistiques lui donnent parmi les nations du monde les inquiètent. L'énergie comprimée de ce peuple de 60 millions de Blancs, que dirige un Empereur friand de coups de théâtre, leur fait craindre des explosions.
1. Le professeur américain Burgess à l'ouverture de son cours à l'Université de Berlin, en octobre 1906, lut en présence de l'Empereur une lettre du président Roosevelt qui avait pris l'initiative d'un échange de professeurs entre les États-Unis et l'Allemagne. Il rappela l'amitié traditionnelle entre les États-Unis et la Prusse, amitié remontant à Washington et à Frédéric le Grand, le traité de commerce que la Prusse, seule de tous les États européens, conclut avec les États-Unis pendant le temps des rudes épreuves de 1783 à 1787; il dit aussi ce que l'Amérique doit à l'émigra-_ tion allemande et à la culture allemande que tant de jeunes Amé- ricains viennent chercher dans les universités de l'Empire : « C'est ce sentiment d'admiration pour la science allemande qui a donné naissance à cet échange de professeurs entre les deux pays. » Et à propos d'une visite à l'Université Harward, le président Roosevelt adressait au Kaiser ce télégramme : « Je viens de visiter le musée germanique dont la fondation doit être dans une très large mesure attribuée à l'intérêt que vous lui avez manifesté. Je saisis cette occasion pour vous remercier et remercier, par votre intermédiaire, le peuple allemand pour les nombreux actes de
plupart des professeurs américains d'histoire, d économie politique et de philosophie ont été chercher en Allemagne, imposent aussi le respect. Et puis l'Allemand admire tant le Yankee ! Cela flatte les États-Unis. Depuis le Kaiser jusqu'au moindre clerk en passant par M. Ballin ou M. Dernburg, qu'il soit dans l'industrie ou dans la haute finance, l'Allemand a les yeux fixés sur New-York. Combinaisons gigantesques, trusts ou cartells, faces rasées, coupes des vêtements, importance donnée au confort, luxe un peu gros et tapageur, respect de l'argent, appétit de jouissance, volonté de puissance, goût du colossal — tout en Amérique plaît à l'Allemand qui imite et reproduit au petit pied dans ses villes et dans sa vie les merveilles « des land der unbegrenzten môglich- keiten ».
Le rapprochement avec les États-Unis que ces Allemands mendient depuis des années, comment ne l'accepteraient-ils pas présentement avec enthousiasme, alors qu'il s'agit de prendre parti contre des Jaunes, contre les Japonais si dangereux pour Kiao- tchéou, — territoire à bail qu'un accord ne peut garantir à l'Allemagne, — alors qu'il s'agit de profiter de l'embarras de l'Angleterre et d'une erreur de la France. Un rapprochement avec les États-Unis, n'est-ce pas la meilleure réponse à tous ces accords conclus sans l'Allemagne entre les puissances asiatiques, Japon, Angleterre, France, Russie, bref à la politique de l'entente cordiale qui a su profiter du
courtoisie et d'amabilité qui ont, pendant ces dernières années, rapproché graduellement les peuples d'Amérique et d'Allemagne. »
Depuis un an ou deux, on remarquait quelque atténuation dans la germanophobie du président Roosevelt et de la majorité de l'opinion.
désir témoigné par la Russie 1 de renoncer à beaucoup de ses rêves asiatiques, — rêves sur le Pacifique, rêves coréens, rêves chinois, rêves afghans, thibé- tains et persans, — et de replier sa grande politique sur l'Europe? Politique toute contraire à celle que l'Allemagne conseilla naguère aux Russes : des aventures en Extrême-Orient dont l'Allemagne profitait pour prendre Kiao-tchéou ; une abstention en Europe qui débarrassait du péril russe la frontière orientale de l'Allemagne et l'expansion allemande à Constanti- nople et en Asie mineure.
Comment l'Allemagne ne saisirait-elle pas l'occasion d'un rapprochement politique pour améliorer ses relations commerciales avec les États-Unis, son fournisseur de coton, de cuivre et de pétrole? La convention douanière qui existait entre les deux pays depuis 1900 a été dénoncée par l'Allemagne en novembre 1905, car elle ne pouvait subsister en présence du nouveau tarif douanier de l'Empire qui
1. Les Russes, si impopulaires aux États-Unis pendant la guerre contre le Japon, sont dans les meilleures termes avec les Américains depuis le traité de Portsmouth. De Vladivostock à Saint-Pétersbourg, M. Taft, quand il revint des Philippines et du Japon par la Sibérie et la Russie, fut très fêté; il fut reçu par le Tsar. La Russie n'est pas assez remise de sa défaite et de ses troubles intérieurs pour profiter du différend entre Américains et Japonais : elle a cédé au Japon sur les règlements de frontières, sur les droits de pêche le long des côtes de la Sibérie, et résiste mollement à la poussée japonaise vers Kharbine, à Vladivostock ; elle paraît avoir accepté le traité de Portsmouth et au moins temporairement s'accommoder du quadruple rapprochement si souhaité par Tôkyô entre les Anglais, les Russes, les Français et les Japonais. Cependant, le gouvernement russe a de grands projets stratégiques en Extrême-Orient : doublement de la voie du transsibérien, construction d'un chemin de fer qui ira de Kertschinsk à Khabarovsk le long de l'Amour, entreprises en Mongolie, construction d'une grande escadre pour le Pacifique.
entrait en vigueur le 1er mars 1906. Au début de 1906 chacune des deux parties criait très haut que l'autre ferait les frais de la guerre de tarifs, mais, prudemment, avant le 1er mars une convention provisoire fut conclue pour un an. L'Allemagne importe des États-Unis pour un milliard de marks environ : « Nous ne pouvons pas nous passer, disait le ministre du commerce, M. Delbruck, des produits américains, notamment de coton et de cuivre. » Les exportations de l'Allemagne aux États-Unis atteignent seulement 500 millions de marks, principalement en objets manufacturés que les Américains, tout fiers de leur monopole en matières premières, déclaraient bien haut pouvoir se procurer aussi bien en Belgique et en Angleterre qu'en Allemagne. Le désir de l'Allemagne de conclure avec les États-Unis un traité de commerce s'étant heurté au refus des républicains protectionnistes du Congrès américain, l'application de son tarif minimum aux importations américaines a été prolongée d'une année à partir du 30 juin 1907 ; en échange, les États- Unis, mieux disposés cette année qu'il y a un an à l'égard de l'Allemagne, lui ont concédé une réduction de taxes et de droits sur les vins mousseux, cognacs et autres articles, faisant partie delà section 3 du tarif des douanes, et aussi la permission d'indiquer sur les marchandises importées l'estimation de ses Chambres de commerce, — avantage notable, car d'après le Times, (8 novembre 1907) les Américains s'aperçoivent par les écarts des valeurs attribuées à certaines marchandises que les Chambres de commerce allemandes fixent des valeurs aussi basses que possible pour obtenir les droits minima. Quel gain pour l'Allemagne, si comme le bruit en court, l'accord pro-
visoire réglant ses relations commerciales avec son principal fournisseur et l'un de ses meilleurs clients allait, grâce à de meilleures relations politiques, se transformer en un traité de commerce de longue durée1 !
Dès le moment où l'envoi de la flotte américaine dans le Pacifique fut officiellement annoncé, on s'est demandé aux États - Unis de quelle nature pouvait être l'entente qui était sûrement intervenue entre le président des États-Unis et l'empereur d'Allemagne? Si la flotte quitte l'Atlantique, il faut non seulement que l'Allemagne ne soit plus l'ennemie mais encore qu'elle soit l'amie des États-Unis. Pour que le président laisse la côte de l'Atlantique à la merci de n'importe quelle escadre étrangère, il faut admettre ou bien que le danger sur la côte du Pacifique est tel qu'il vaut encore mieux courir le risque de laisser la côte atlantique sans défense ou bien que cette côte orientale en l'absence de la flotte serait protégée en cas de nécessité par la flotte d'un pouvoir ami, disposé à prêter main-forte? Ce n'est pas l'Angleterre mais c'est l'Allemagne que l'opinion a désignée comme ce pouvoir ami. M. Hearst a fait une campagne dans sa presse jaune en faveur d'une alliance des États-Unis avec l'Allemagne. Beaucoup de gens annoncèrent que quand la flotte serait partie, une escadre allemande viendrait patrouiller à sa place
1. Dans son message du 3 décembre 1907 le président Roosevelt explique que les droits de douanes étaient fixés d'une façon nuisible pour l'Allemagne; ils seront désormais fixés de façon plus rationnelle.
2. Sur ceci cf. National Review, october 1907. Maurice Low, American Affaires.
sur le littoral occidental de l'Amérique, et citèrent un précédent : en 1863, durant la guerre de Sécession, alors que l'Angleterre était favorable au parti du Sud, la flotte russe séjourna en face New-York, laissant croire qu'elle interviendrait au besoin. Le Kaiser protecteur de la doctrine de Monroe sur l'Atlantique ; le big stick, dont on le menaçait, confié à ses cuirassés, quel sacrifice de leurs traditions cette affaire japonaise et le transfert de la flotte auraient pu exiger des Américains !
On a parlé d'un traité secret entre le président Roosevelt et l'empereur d'Allemagne. Constitution- nellement un traité secret est impossible aux États- Unis : un traité n'y est « the supreme law of the land » qu'autant qu'il a été ratifié par le Congrès, mais on a parlé entre le président Roosevelt et le Kaiser d'un « gentleman's agreement » ! Plus d'une fois déjà ils ont correspondu privément : la situation personnelle de M. Roosevelt n'équivaut-elle pas à celle du Kaiser?
IV
Il y a trois ans, avant le traité de Portsmouth, à défaut d'alliances que leur situation géographique et leur tradition de splendide isolement rendaient inutiles, les États-Unis avaient des amitiés, amitié japonaise, amitié anglaise, amitié française. L'ennemi éventuel c'était surtout l'Allemagne dont l'ambition menaçait la doctrine de Monroe, c'était aussi la Russie qui avait voulu fermer la Mandchourie au commerce américain. Aujourd'hui, aux États-Unis, le péril japonais hante les imaginations; l'amitié pour l'Angleterre et l'amitié pour la France ne sont peut-être plus aussi confiantes; les Russes sont assez populaires et aussi les Allemands. La défense de la doctrine de Monroe et du panaméricanisme contre l'Allemagne passe au second plan, c'est la côte du Pacifique que la flotte nationale est allée protéger.
Et les États-Unis sont décidés à pousser leurs armements sur terre et sur mer. C'est en vain qu'à Tôkyô le secrétaire Taft a parlé de l'horreur de son pays pour une paix armée : « Pourquoi les États-Unis désireraient-ils la guerre? En une année elle ferait de
nous une nation militaire. Nos grandes ressources seraient gâchées en immenses préparatifs, qui ne serviraient aucun bon dessein et la nation serait attirée vers une politique guerrière. »
Il y a dix ans, leur victoire sur l'Espagne et la prise des Philippines vouèrent les États-Unis à l impérialisme. Avant cette guerre la force de l'armée régulière était de 28 500 hommes, elle est aujourd'hui de 68 951 hommes, non compris les 5 208 scouts philippins et les 574 hommes du régiment portoricain. La force minima de l'armée vient d'être portée de 62 666 hommes à 68 951. Cet accroissement de 6 300 hommes est dû à l'application de la nouvelle loi qui augmente l'artillerie de campagne et de côte et l'organise en régiments.
L'enrôlement maximum à la discrétion du président est de 100000 hommes : la loi de 1901 donne au pouvoir exécutif le droit qu'il n'avait jamais possédé, d'accroître ou de diminuer l'armée dans ces limites, comme il le juge convenable. On veut ainsi lui permettre de placer les divers régiments sur le pied de guerre en cas d'alerte, sans attendre la décision du Congrès. En moins de dix années, grâce à cette loi, l'armée a doublé et le pourcentage d'accroissement des hommes et des officiers est encore plus grand dans la marine. « Pourtant ni l'armée de mer ni l'armée de terre ne sont satisfaites. La cavalerie se lamente d'être moins nombreuse aujourd'hui que l'artillerie '. »
Dans son message du 3 décembre 1907, le président Roosevelt a constaté qu'aucun grand pays n'avait
1. Evening Post, July 1907.
jamais eu une armée régulière aussi petite, relativement à sa population, et que les États-Unis ont eu souvent à souffrir de l'insuffisance de leurs préparatifs militaires : « Nous avons, dit-il, toujours négligé de préparer en temps de paix une armée pouvant faire la guerre d'une façon efficace. Notre armée régulière est mieux instruite qu'autrefois, mais elle est trop faible. Nous devrions avoir, en temps de paix, des cadres complets pour une grande armée, et notre armée régulière devrait être assez considérable pour faire face aux premiers besoins en cas de guerre 1. »
Le transfert de la flotte dans le Pacifique va accélérer la construction d'une nouvelle escadre pour l'Atlantique. Les États-Unis n'ont plus maintenant ce sentiment de sécurité et d'impunité que leur valait naguère encore leur isolement. Une politique mondiale, la police à exercer dans l'Amérique du Sud, des îles ou des terres lointaines Hawaï, Cuba, Philippines, Panama à protéger, et surtout la menace de l'expansion japonaise exigent une flotte très puissante. Le développement de leurs armements provoqueront en Allemagne, en Angleterre, en France une désastreuse rivalité.
La politique impérialiste transformera peu à peu le fédéralisme américain en un pouvoir centralisé assez indépendant des influences locales et assez fort pour représenter dignement les États-Unis dans les affaires internationales. Déjà la lutte contre les trusts et les grandes compagnies de chemin de fer, l'organisation d'une politique d'irrigation et de protection des forêts et des mines, l'obligation de remédier à la
1. Cf. les augmentations projetées.
mauvaise organisation monétaire, et surtout la personne du président Roosevelt ont grandement développé depuis quelques années l'Étatisme. Et ce mouvement est renforcé parle conflit japonais-américain . le prétexte en fut l'incapacité du gouvernement fédéral de mettre à la raison une municipalité et il a eu déjà pour effet, sans que la guerre ait éclaté, d exalter dans la nation le sentiment de son unité.
Au Japon l'Étatisme est toujours en faveur : le Mikado et les genro, les Ito, les Yamagata, les Inoué, tous les grands hommes du Meiji, continuent de mener le pays. L'opinion populaire, à la Diète ou dans les journaux, proteste et manifeste parfois contre la personne des ministres et leurs actes de politique intérieure, mais sur la politique étrangère, telle qu'elle sort combinée des réunions du Mikado, des genro, du Conseil privé, l'unanimité de la nation est acquise.
Pourtant, malgré cette unité de direction et la discipline de l'opinion publique, la politique étrangère du Japon n'est pas simple. De la guerre russo- japonaise, le pays sort avec un vif besoin de paix, le goût du commerce et de l'industrie, le désir de s'enrichir, il travaille en hâte à son équipement économique : refonte des tarifs douaniers, nationalisation des chemins de fer, organisation des compagnies de navigation, de sociétés industrielles, commerciales et de syndicats pour l'exportation. Mais si cette expansion économique, et le mouvement d'émigration qui l'accompagne ont tant d'élan c'est que le
Japon veut tirer une revanche de la déception de Portsmouth : l'armée des émigrants et des commerçants reprend la tâche nationale là où les soldats trahis par les diplomates l'ont laissée. Et pour les protéger, le cas échéant, on multiplié bataillons et cuirassés.
Donc période de recueillement et de paix : on se donne quatre ou cinq années pour forger de nouvelles armes de combat et rétablir l'équilibre financier, mais en même temps période de paix agressive où s'ébauchent de grands desseins. Le passé du Japon, l'idée qu'il a de son rôle en Extrême-Orient et le souci de sa sécurité le tournent vers la Corée, la Mandchourie et la Chine; mais l'avenir du Japon, l'idée du rôle qu'il doit jouer dans le Pacifique, le souci de son prestige et de ses intérêts économiques l'intéressent aux terres et aux îles du Pacifique où des Shin Nihon commencent de jalonner le futur empire.
Chacune de ces tâches est gigantesque, et l'exécution de chacun de ces plans grandioses, imprudemment poussée, peut mener le Japon à une guerre. La Corée est hostile aux Japonais ; l'instabilité des affaires chinoises est une menace; les émigrants japonais sont rejetés par les États-Unis et le Canada. Que faire? Augmenter ses armements, se rapprocher des puissances européennes, Angleterre, France, Russie, dont le Japon n'a rien à craindre et dont il veut l'aide financière; opposer cette quadruple entente d'une part à l'Allemagne et aux États-Unis, d'autre part à la Chine, et gagner du temps en cédant temporairement aux exigences américaines. Dans trois ou quatre années, quand les finances seront rétablies, sera-ce
la guerre contre la Chine ou la guerre contre les États-Unis qui sortira des décisions du Mikado et des genro? Les événements plus encore que les hommes fixeront le choix du Japon. Présentement l'inquiétude du problème chinois empêche le Japon de brusquer ses affaires avec les États-Unis : après avoir temporisé et éprouvé son adversaire, le Japon s'arrêle à une solution provisoire, assez élastique pour être étrécie ou élargie au gré des circonstances et qui ne le lie par aucun engagement écrit. Les départs pour l'hémisphère Ouest continueront, en tenant compte des résistances : comme le Japon les réglera lui-même, selon que l'antijaponisme des Américains sera en hausse ou en baisse, selon que la situation sera plus ou moins favorable au Japon en Extrême-Orient, il ouvrira ou fermera la porte aux émigrants.
C'est donc la Chine qui refrène l'ambition japonaise, cette Chine que des esprits inquiets représentaient un peu naïvement, après la guerre russo-japonaise, comme toute prête à ranger ses 300 millions d'hommes sous les bannières du Japon pour marcher contre notre civilisation blanche. Une Chine inquiète et remuée, voilà présentement la meilleure garantie de paix que le monde ait contre le Japon.
C'est seulement au cas que la Chine incapable de réformes et débarrassée de ses réformistes retomberait dans une léthargie de tout repos, ou au cas que la Chine rénovée et forte l'obligerait à décamper de Mandchourie et de Corée et à sacrifier ses rêves d'hégémonie sur le continent asiatique, que le Japon serait tout à fait libre de défendre de toutes ses forces militaires et navales les intérêts et les droits de ses
émigrants sur les terres du Pacifique occupées par des Blancs.
Mais avant qu'une de ces deux hypothèses extrêmes soit un fait accompli, bien des occasions favorables peuvent se présenter pour le Japon de pousser tour à tour sa propagande en Extrême-Orient et son émi-
gration dans les Amériques.
TABLE DES CHAPITRES
PRÉFACE *
CHAPITRE 1
LA MAITRISE DU PACIFIQUE 21
I. Américains et Japonais dans le Pacifique nord. — Courants marins et premiers rapports transpaciflques, 21. —
Il. Les relations commerciales et diplomatiques depuis un demi-siècle, 27. — III. Le conflit des races, 36.
CHAPITRE Il
LES JAPONAIS AUX HAWAI 41
1. Les îles Hawaï. — King Sugar. — La question de la main-d'œuvre : Hawaïens; Chinois; Japonais : qualités et défauts, émigration officielle; Portugais; Nègres; Porto- Ricains, 41. — II. Les Japonais en majorité sur les plantations. Les Japonais et la petite culture. — Concurrence des Japonais dans les métiers : industries du bâtiment, des vêtements, des chaussures; dans le petit commerce. — Leur désir d'apprendre. — Dédain des Blancs; leurs manières d'aristocrates.
— Résultats de la lutte économique, 66. — III. Influence des Japonais sur la vie sociale et politique hiérarchie entre les classes. — La population japonaise devient plus stable : femmes, enfants; la question des écoles; le droit de naturalisation aux Japonais nés dans les lies. — Influence des Japonais sur la politique. — Valeur stratégique des tles, 86.
— IV. Passage des Japonais des Hawaï en Californie; propagande des compagnies d'émigration; chiffres des départs. — Importance dans le conflit entre Américains et Japonais de la question de la main-d'œuvre aux Hawaï les Hawaï réservoir de travailleurs japonais qui débordent sur la Californie, le Canada, le Mexique. — Solutions, 98.
CHAPITRE III
LES JAPONAIS EN CALIFORNIE. — LE « STANDARD OF LIVING » 109
I. L'incident des écoles : thèse des Californiens; thèse du gouvernement japonais et du gouvernement américain. — Manifestations antijaponaises, 109. — II. L'immigration japonaise en Californie. — Faible densité de la population en cet État; population urbaine, cosmopolite. — Faible immigration européenne. — Ses causes : les chemins de fer; les unions; la distance; l'irrigation; le type de culture. — Le nombre des Japonais aux États-Unis, 120. — 111. L'antijapo- nisme en Californie. — Avantages pour les capitalistes de la main-d'œuvre japonaise : le Japonais agriculteur; le Japonais, remède contre la tyrannie des syndicats. — Défauts des Japonais : leur orgueil; leur instabilité; leur manque de parole. — Leur esprit d'association et d'entreprise. — Leurs succès, 146. —IV. L'antijaponisme des syndicats. — Le standard of living. — Les Japonais dans les petits métiers et le petit commerce. — Les deux mains-d'œuvre d'Orient et d'Occident. — Solution proposée au conflit : une conférence internationale. L'obstacle l'idée de race. — Les vœux du Congrès socialiste de Stuttgart, 162.
CHAPITRE IV
LES JAPONAIS AUX ÉTATS-UNIS. — L'IDÉE D'ASSIMILATION 181
La civilisation japonaise jugée à distance et jugée en Californie, 181. — I. San Francisco et Chinatown. — L'instinct grégaire des Japonais; la formation d'un Shin Nihon, d'un Nouveau Japon. — Communautés japonaises à la campagne, à la ville. — Régime et moralité des Japonais, 185. — 11. Désir du Japonais de s'américaniser; refus des Américains de l'assimiler. — Leurs idées sur les races : la race blanche, race supérieure. — Un précédent : le problème nègre. — L'opinion
de Spencer sur les mariages entre Jaunes et Blancs. — Conflit de races, 201. — III. Le patriotisme des Japonais : différences entre l'immigrant européen et l'immigrant japonais.
— Le Japonais, sujet du Mikado, fidèle à sa terre japonaise.
— Le droit de naturalisation, 213. — IV. Importance pour les Américains du standard of living, de l'idée d'assimilation,
de l'idée démocratique. — La politique des Japonais à l'égard des étrangers. — Craintes américaines d'une sphère d'influence japonaise sur le territoire des États-Unis, 230.
CHAPITRE V
LES JAPONAIS DANS LES AMÉRIQUES 235
I. Les Japonais au Canada; leurs emplois. — Bons rapports entre le Japon et le Canada. — L'antijaponisme en Colombie britannique; manifestations à Vancouver. — Les négociations ; l'accord, 235. - II. L'émigration japonaise au Mexique et dans l'Amérique du Sud; la doctrine de Monroe et le panaméricanisme. —Raisons générales de ce plan officiel d'émigration. — L'émigration japonaise au Mexique et la fraude sur la frontière américaine. — L'émigration japonaise en Amérique du Sud; la Toyo Kisen Kaisha. — Avantages économiques et politiques de cette émigration pour les Japonais. — Les départs pour le Pérou. — Le traité de commerce chilo-japonais. — La main-d'œuvre japonaise au Brésil : le café de Sào Paulo et le sucre des Hawaï, 250. —
III. Dangers pour l'Amérique du Sud de l'émigration japonaise : la doctrine de Monroe. — Occasions de conflits entre Américains et Japonais en Alaska, sur les pêcheries de phoques, et dans les îles du Pacifique, 278.
CHAPITRE VI
ÉTATS-UNIS ET JAPON 285
Le transfert de la flotte américaine de l'Atlantique dans le Pacifique : sa signification, 285. — I. Les bruits de guerre : attitude du gouvernement de Washington, et l'opinion populaire aux États-Unis. — Les étapes de la crise : Mr. Dooley.
— Pourquoi les États-Unis ne souhaitent pas la guerre avec le Japon : risques de défaite; difficultés d'une revanche, aux Philippines, aux Hawaï; solidarité des intérêts commerciaux, 291. — Il. L'opinion japonaise et la guerre : les griefs contre les Américains. — Deux questions distinctes la question des
écoles ; la question de l'émigration. — La question des écoles et la diplomatie japonaise. — La question de l'émigration;
la solution de février 1907. — Idées des Japonais sur l'émigration. — Les raisons pour diriger l'émigration japonaise vers la Corée et la Mandchourie. — Les raisons économiques et politiques de l'émigration japonaise dans les Amériques. — Le Japon riche en hommes. — Le développement de l'industrie; le socialisme. — Les mesures prises par le Japon pour arrêter l'émigration aux États-Unis; résultats.
— Nouvelles mesures annoncées : réforme des compagnies pagnies d'émigration; limitation du taux des départs pour les Hawaï. — Que vaudront-elles? 307. — 111. Pourquoi le Japon cède-t-il temporairement? — Le livre d'or de l'amitié japonaise pour les Américains. — Questions financières. — Avantages qu'une victoire rapporterait aux Japonais aux Hawaï, en Alaska, aux Philippines, 355. — IV. Difficultés qu'éprouvent les Japonais en Corée et en Mandchourie. —
La crainte de la Chine. — Les chances de paix, 376.
CHAPITRE VII
LES ÉTATS-UNtS, LE JAPON ET LES PUISSANCES. 393
L'Europe et le conflit américain-japonais, 393. — I. L'Angleterre; son alliance avec le Japon; son amitié pour les États- Unis; ses intérêts dans le conflit. — Son attitude neutre; déception américaine, 395. — II. L'accord franco-japonais :
sa portée et son opportunité. — Amitié de la France pour les États-Unis, 404. — III. Allemands et Américains; leurs anciennes querelles. — Intérêts des Allemands et des Américains à se rapprocher, 411. — IV. Effets du conflit américain-japonais sur la politique extérieure et intérieure des États-Unis : les changements d'amitiés ; les armements ; le développement de l'Étatisme. — Politique japonaise : la hine et le Pacifique, 420.